à propos de Sablé-sur-Sarthe, Sarthe
par Judith Cahen [2009]
Votre film me touche singulièrement, comme spectatrice et comme cinéaste. Comme spectatrice, il m’émeut par sa simplicité, sa sincérité pudique, comme cinéaste, il me réjouit par sa complexité. J’aime les films comme entreprise de clarification. Votre film est le fruit d’une évidente maturité intime. Et pourtant, c’est votre premier film. On dit souvent des premiers films qu’ils ont les défauts de leurs qualités : avec élan, avec audace, ils veulent attraper quelque chose du monde et ils n’ont pas encore renoncé à essayer de tout embrasser. C’est vrai. Et c’est beau. Je rêverais de réaliser à nouveau un premier film qui conjuguerait cet élan avec la force de votre maturité, cette remarquable distance que vous avez acquise sur votre propre histoire. Je vous écris avec cet enthousiasme renouvelé, et, à travers vous, je m’adresse à ce spectateur inconnu et ami que j’aimerais emmener vers le film comme votre film m’a emmenée sur les lieux de votre histoire.
Comme spectatrice, me voilà donc plongée dans une ville, étonnée, guettant les occurrences d’une poupée, placée dans les rues, à même le trottoir ou posée sur un lit, au beau milieu d’un parking, décor à ciel ouvert, et qui semble porter le secret d’une histoire qui m’est racontée discrètement, par touches, au fur et à mesure de la présentation de cette petite ville de province, Sablé-sur-Sarthe, dans la Sarthe. Comme cinéaste, j’observe une construction unique qui semble inverser (vriller) l’adage godardien :“La fiction c’est moi, le documentaire, c’est les autres”. Ici, la fiction, ce sont les autres qui semblent l’avoir façonnée, voire forcée, et un documentaire remet en jeu cet “objet-moi”, poupée, dans la mise en scène de la ville. Émue, intriguée, je suis aussi impressionnée et séduite par la façon dont vous utilisez le cinéma avec un plaisir réjouissant pour réagencer les morceaux de votre récit dans le contexte géographique et historique qui l’a engendré.
En voix off, sur une photographie de l’emplacement de la maison où vous avez vécu, à présent démolie et transformée en parking, vous nous dites avoir été soulagé, libéré et même presque gai. Nous aussi ! Cet espace vide ouvre au cinéma. Cette photographie que vous avez prise en 1996 m’apparaît comme votre pierre inaugurale, celle qui vous a servi pour bâtir le film. J’aime à imaginer le mélange de maturité et de joie enfantine mise en oeuvre pour reconstituer la scène du pacte de silence, la constitution du “non-lieu”, en lieu et place de la maison démolie. On est ici au grand air, dans la rue, de plain-pied avec la ville, sur ce parking. Quelle remarquable incongruité que ce décor ! Là où la maison n’est plus, là où il ne reste que des traces de craie blanche, vous posez juste quelques accessoires sobres : deux fauteuils, un lit, une table. Une scénographie de théâtre, mais nous sommes bien au cinéma, en décor naturel, avec des variations d’angles de vue et d’échelle de plans. Entre maquette, maison de poupée et reconstitution d’un crime, vous investissez ces lieux comme un véritable terrain de jeu propice à reconstruire l’histoire selon votre point de vue et votre mise en scène. J’y vois un acte de revanche salvateur, jubilatoire, proprement cinématographique, d’une puissance de cruauté indéniable, mais qui ne cède en rien au règlement de compte et au ressentiment. Bien au contraire.
La première occurrence de la poupée (confectionnée par Gisèle Vienne), un gros plan de son visage (plan épaule, plus précisément), silencieux, sur fond de vigne vierge, arrive après quelques minutes. Le film a commencé comme une enquête sur Sablé, sorte de collecte de point de vue d’habitants, d’âges et de styles différents, façon de prendre le pouls d’un présent, d’une opinion contemporaine sur cette ville aujourd’hui. Il y a un côté reportage aux allures anecdotiques (quoique chaque plan soit bien à sa place, chaque parole choisie avec subtilité). Puis, vous entreprenez de montrer les lieux, à partir d’une série d’entrées possibles dans la ville : une série de panneaux de signalisation. Entre temps, ce premier plan de la poupée qui va figurer l’enfant que vous étiez augure de la nature du film : l’histoire de cet enfant vient comme s’immiscer dans le présent des lieux, discrètement, d’une discrétion qui prendra progressivement son ampleur, mais sans jamais définitivement prendre le pas sur le reste. Par petites touches, en augmentant progressivement la dose, les plans qui concernent cette histoire, la vôtre (mais pas uniquement), ces plans arrivent donc après la présentation de la ville et au fur et à mesure de sa redécouverte au présent. Revenons aux différents plans sur les panneaux de signalisation, placés aux multiples entrées des routes nationales et départementales. Ils me rappellent l’entrée du village d’Angoisse (découvert grâce à Edouard Levé). Ici, ils sont une douzaine et avec l’apparition de la musique, au-delà de leur esthétique contemporaine, ils semblent décliner la double question : par où entrer ? par où commencer ? À montrer cette ville, à raconter cette histoire. Par quel bout les prendre ? Littéralement. C’est le treizième panneau de signalisation, celui du viaduc, qui clôt cet inventaire multidirectionnel et inaugure le travelling choisi pour entrer enfin : par cette image de pont, parce qu’il y aura plusieurs ponts jetés entre différentes époques, différentes strates des histoires de familles et de la Grande Histoire. C’est aussi par ce viaduc et la vue de l’autre côté que se finira le film, avec votre voix off : “- j’ai acquis le droit de considérer l’envers du décor”.
Tout le film semble donc osciller entre un documentaire sur la ville de Sablé-sur-Sarthe, et un film autobiographique, récit d’une enfance et d’une préadolescence que vous emmenez vers la fiction. C’est dans cette oscillation — qui est aussi une tension — que s’élabore un rythme et un étrange espace de regard. Cet entre-deux mis en partage, ces deux films en un, entre le documentaire sur Sablé et le récit autobiographique, ne résulte pas d’un manque de parti pris : il s’agit là de la force du film même, son mouvement et sa singularité.
Revenons à présent sur les lieux de ce qui a tourné au non-lieu. On a d’un côté la maison grise au fond de l’impasse, que la caméra ne cesse d’approcher sans jamais l’atteindre, par un travelling renouvelé (l’antre obscur, la haine des familles : portes closes, protection jalouse du bonheur et du déshonneur) et de l’autre, la scène en plein air, la scène de l’obscène, qui ne sera abritée ici par aucun toit, et où tout ressemble à la reconstitution d’un crime à la craie. Nous ne sommes ni dans un flash back, ni dans une reconstitution classique, nous sommes aux deux abords parallèles des lieux du non-lieu, et dans une mise en scène qui objective aujourd’hui avec le cinéma ce qui de toute façon ne se reconstituera pas, ne saurait être montré et restera dépourvu de représentation propre, comme jadis de mots. C’est seulement dix bonnes minutes après le début du film que votre voix commence à raconter votre histoire et votre histoire, vous allez nous la raconter comme une histoire parmi d’autres, à la fois précisément celle-là, mais sans caractère d’exception qui la distinguerait de ce qui aurait pu arriver à d’autres, ici comme ailleurs. Une étrange neutralité intime, portée par la douceur et le calme de votre voix. “- Rien que de très banal”, nous dîtes-vous, et “Voilà l’histoire, dans ses grandes lignes”. Certes, vous choisissez le “je” : c’est bien de votre histoire à vous dont il s’agit, mais c’est comme si vous aviez tenté de la ressaisir de l’extérieur. Une tentative de vous cerner vous-même en cernant ces lieux, en cherchant sans relâche la bonne distance. Comment raconter une histoire singulière dans le contexte qui l’a abrité ? “Abrité”?! Pas exactement, c’est là tout le paradoxe. Abriter, sous ces toits récurrents des maisons de Sablé, c’est aussi couvrir, protéger et étouffer, tuer dans l’œuf ce qui ne saurait être représenté, nommé, conçu. Engendrer et nier. Elle est ambiguë et complexe la protection de ces toits de Sablé. Votre histoire à vous, auteur du film, arrive donc après. Votre histoire à vous, c’est aussi son histoire à lui, l’enfant de Sablé. Enfant dont il est parfois question dans le film à la troisième personne du singulier. Son histoire est comme le produit de ce lieu, sa conséquence, un de ses effets, un de ses symptômes. Oui, symptôme d’une névrose sociale, celle de la peur du scandale de la bourgeoisie. Peur des on-dit, des qu’en-dira-t-on, alors autant enfermer tout ça dans un coffret à silence. Oui mais le cinéma est une formidable machine de reconquête des territoires intimes honteusement ensevelis.
Hétérobiographie autant qu’autobiographie, donc. Hétérobiographie (ou altero-biographie), puisqu’il s’agit d’aller chercher dans l’autre, auprès des autres, les traces d’un moi supposé, en reflet, et les éléments biographiques dont les autres ont aussi la responsabilité. Tout au long du film, il y a une recherche à la fois pudique et obstinée, d’une sorte d’objectivité. Non pas cette objectivité impossible qui voudrait qu’il y ait une vérité en-soi, intrinsèque à la chose en soi et extrinsèque à toute subjectivité, mais bien plutôt, littéralement, d’objectivité parce qu’il s’agit de cela : d’objets. Comment se ressaisir de soi comme objet ? Eh bien, en replaçant l’objet dans son contexte ! Et pour ça, rien de mieux qu’une poupée pour matérialiser l’objet, et le cinéma, comme art subtil de la manipulation d’objets. Cette recherche d’objectivité est une recherche du point de vue le plus juste sur ce qui a fait de l’enfant un objet. Objet du désir de l’autre, objet-corps désirable de pré-adolescent, pas encore sujet de son propre désir. Objet-corps pour les autres. Objet d’amour suppléant au mari mort de tante Berthe (là aussi, enfant poupée à cajoler) et objet enfant de bonne famille par lequel jamais le scandale ne saurait arriver, objet gentil et joli enfant, “gentil garçon qui fait ses mines” et “qui trompe à peu près son monde”, dira la mère. Alors, quoi de mieux qu’une poupée pour nous le figurer ?! Objet je fus, objet je me restitue. Nous n’entrerons pas dans la subjectivité de l’enfant d’alors. On ne verra rien. Les voix off d’adultes en relais permettront néanmoins de l’appréhender. La fiction va en effet venir relayer le documentaire biographique sur chacune des deux mères, la mère biologique et la mère adoptive. Avec votre voix, vous retracez leur vie à chacune, avec des photographies les montrant de l’enfance à l’âge adulte, puis vous leur attribuez à chacune une voix pour poursuivre le récit vous concernant. Quel passage de relais et quelle belle revanche ! Vous suppléez par cette mise en scène au manque de mots et à leur aveuglement d’alors. Vous prenez pleinement votre responsabilité de cinéaste là où ces mères ont manqué. Elles existent alors en fiction pour nous raconter votre réalité. Tante Berthe, personnage central, passe donc à l’intérieur du même film, du documentaire au personnage de fiction (incarné par Marie Chaix). Un véritable petit personnage de femme empêtrée dans son sens du devoir, du maintien de l’ordre et de la bienséance sociale. Les mimiques des deux acteurs face à face, Marie Chaix et Jean-Paul Hirsch, sont, dans leurs expressions muettes d’un malaise contrit empêtré de gêne, d’une terrible drôlerie.
Elle hésite, nous hésitons, vous hésitez sur le seuil du blâme.
“- Je ne veux pas être un ingrat”, dîtes-vous, lorsque vous présentez la responsabilité de tante Berthe, votre mère adoptive. Néanmoins, vous nommez clairement la trahison : “elle m’a trahi de la pire manière qui soit”. Elle, l’adulte responsable. Vous parlez d’elle de manière respectueuse, mais vous ne la ratez pas. L’amour est énoncé avec sa dose d’ambivalence : “toute cette déraison jalouse” qui vous a amalgamé à elle, que vous nommez et qui fait écho à cette folie du silence qui a fini par vous faire douter de ce qui s’est réellement passé. (“- N’a-t-on pas tout inventé ? N’est-on pas fou?”). Vous mentionnez au passage votre agressivité à son égard : comment vous avez brûlé, à sa mort, sa chemise de nuit, contrairement à sa volonté. Vous nous la montrer, là encore, avec un souci documentaire d’objectivité, cette femme, avec sa vie de femme, dans cette ville de province, elle-même aux prises avec ses faiblesses (“de quelle faiblesse était-t-elle elle-même minée ?”). Mais vous ne serez pas un ingrat. Ni comme fils adoptif, ni comme cinéaste. Chacun a ses raisons. Vous respectez la règle de Renoir. Puis vous concluez : “On l’écoutera chanter pour toujours”. La chanson de cette vieille femme, prend, dans cette ambivalence, une tonalité désuète, aigre-douce. C’est la voix d’une morte, enterrée avec sa conscience qui s’est constituée en bonne conscience, avec une mauvaise foi qui rendrait son chant presque désagréable : aigrelet, malaisant. Le documentaire biographique est alors relayé par la réjouissante revanche de la fiction : vous donnez une autre voix, un texte et une incarnation à cette adulte à l’irresponsabilité dommageable. Ce personnage de femme accède par votre film à son double de fiction en même temps qu’au respect de sa mémoire. Vous n’êtes pas ingrat, votre film non plus, loin de là.
Réduite au silence, niée, l’histoire de l’enfant sécrète de l’invisible et du hors champ à l’infini. L’obscène y est sans cesse décalé, et c’est toute la ville que l’on est amené à regarder d’un autre oeil. Je pense aux paroles de Serge Daney : le cinéma, ce n’est pas du visuel, c’est, précisément, montrer l’invisible des relations par des constructions de durée. Le film prend son temps sans traîner, entre les travellings avant répétés, qui n’atteignent jamais le lieu caché, supposé, et le dispositif ironique et paradoxalement théâtral du parking à ciel ouvert, où se joue une partie de la reconstitution. Le film cherche son temps propre, entre les différentes photos de famille effeuillées, la tendresse du regard d’un très vieil oncle, sa voix si particulière, ses larmes, votre voix à vous qui apparaît et disparaît et nous sert de guide, avec finesse et parcimonie. La blessure de l’enfant de Sablé (“Sa blessure Sarthe”, selon Anne Devauchelle) plane encore sur la ville. Par quel tour de force réussissez-vous alors à évoquer quelque chose du pire sans rien montrer de la blessure ? Est-ce en nous laissant projeter sur cette poupée au visage mélancolique, les effets de montage des photos de tout autres corps objets : les cadavres torturés par la guerre ? Ces images objectives de la réalité historique viennent ici en un point de hors champ, précisément, percuter ce que nous projetons sur l’enfant poupée.
Retournons au Rex, l’ancien cinéma de Sablé.
Cet enfant va donc faire la découverte simultanée de l’existence de la Shoah et de la sexualité, de son corps-objet de désir dans le regard de l’autre et d’autres corps objets, dans son regard à lui : les cadavres charriés comme des objets détritus, découverts au cinéma (les images du film Nuit et brouillard, avant celles des corps torturés de la guerre d’Algérie). Le point de vue dans le montage est clair : les corps-objets, cadavres charriés au bulldozer, objets matières à traiter à la fin de la guerre, ne sont pas la métaphore d’une violence subie. Mais un choc brut et un contexte. Objectif, cette fois-ci, au sens littéral du terme : des faits historiques objectifs. (Du reste, ce sont des images qui appartiennent désormais à l’imaginaire et à la connaissance de tous, grâce à Resnais mais indépendamment de lui, car ces images, découvertes par son film sont aussi des images d’archives, indépendantes du film). Comme les images de torture de la guerre d’Algérie. Ces images hantent le film. Ce qui est maintenu, contenu par le silence de la bienséance bourgeoise fait retour dans le réel sous la forme de ces images-affects, effrayantes. Ces images d’archives, ces fantômes bien réels : comment y échapper ? Impossible pour cet enfant qu’elles réveillent la nuit. Elles occupent la place de l’obscénité auquel il ne peut que s’identifier, puisqu’il y a coupe, arrêt, interdit du langage, silence forcé.
Retournons rue des Juifs.
La rue des Juifs, c’est un nom difficile à manier, encore aujourd’hui, pour les habitants de Sablé. Ce nom suscite un certain malaise dans la parole de deux femmes que le film interroge dans le présent, sur ce passé. (C’est là que vous êtes curieusement désigné à la troisième personne du singulier). Ce malaise passé est aussi vif que le malin plaisir de Jacques, le meilleur ami d’enfance, si content de dire son racisme à l’écran, de dire son “regard de haine” sur la modernité, et sa dénonciation des quartiers “embués” où se trouvent trop d’étrangers. “Ça, moi j’aime pas ça du tout” dit-il, en affirmant, satisfait, sa préférence pour l’époque où l’on était “entre français saboliens”. Il est jovial et caricatural, ce raciste vieille France, et le film le place au milieu des autres, donnant à sa parole le plus ironique démenti : car votre film montre précisément que le mal ne vient pas d’ailleurs, des étrangers, mais qu’il peut surgir du familier, du tout proche, du trop proche, du pacte silencieux de la bourgeoisie, jusqu’à la forme incestueuse du entre-soi sous les toits des maisons. Quand bien même ce serait les signes de l’ailleurs sur votre visage d’enfant boudeur qui auraient fait de vous un objet de séduction. Objet ne pouvant alors s’auto-représenter, mais jouet pour les autres, juif, comme ces corps, eux aussi objets. Objets charriés à la pelleteuse, ces images entrevues derrière la main de tante Berthe qui tentait de vous les cacher, ces images viennent alors percuter précisément là où cette même tante Berthe a réussi à fabriquer un trou noir de silence (trou noir, au sens littéral : non pas trou noir, obscur, mais vide, vidé de toute matière, néant). Les images collent alors à l’identité, comme des stigmates, secouent l’imaginaire de leur impact réel. Ces images sont le pire qui viendra toujours obstruer la possibilité de représenter, d’accéder à l’obscène. L’obscénité se déplace alors comme le travelling légèrement saccadé sur le repas de baptême de cette bourgeoisie figée dans sa volonté de cohésion, de maintien dans le silence, jusqu’à la mort.
C’est de ce côté que se trouve la blessure, l’horreur d’avoir été abusé, trahi. Peut-être encore plus vive que l’horreur d’avoir été précipité dans la sexualité. L’enfant n’est pas, à proprement parler, violé. En tout cas, ce n’est pas ce que veut nous raconter le film. L’horreur ne gît pas seulement dans cet abus. Cet enfant, car “un garçon pré-pubère de treize ans et demi qui ne s’est encore jamais masturbé” appartient encore au territoire de l’enfance, cet enfant va connaître la scène précoce de la sexualité, brusquée par l’autre et il va prendre sur lui sa part de responsabilité, à l’excès, comme tout enfant mêlé trop tôt au désir honteux et poisseux de l’autre. Il ne pourra jamais plus être comme les héros hitchcockiens : “innocent dans un monde coupable”. Non. Il est comme forcé de prendre rétrospectivement sa part de responsabilité dans la scène de séduction à laquelle il a été amalgamé. C’est du reste en ceci qu’il devient sujet et cesse d’être un pur objet pour l’autre. Du déhanchement gracieux de la “petite pute”, “petite vierge” (nommés par la mère biologique) comme seules traces d’impressions subjectives auxquelles l’enfant s’est identifié, il restera toujours un sentiment de mixture informe, proche de la culpabilité, que seul le vomi et les images de la guerre d’Algérie viennent relayer. Mais il fallait que cela soit dit. Plus jamais d’innocence.
Il s’est donc agit, jadis, de sauver les apparences, d’éviter le scandale. “Le silence nous a tous sauvé”: la messe est dite, par la mère adoptive. Un joli petit parrain pour un baptême où le “aimons-nous les uns les autres” devient “taisons nous les uns les autres”. On aurait envie que quelque chose explose et l’on comprend que le film, dans son élégance discrète, sa délicate tension, restera cette bombe à retardement. Rien n’explose, tout reste contenu, tenu. Est-ce que l’élégance du film ne risquerait pas alors de rejoindre et de justifier la bienséance et la bonne tenue qui ont jadis tout étouffé ? Non, c’est le contraire qui va se passer : ici, l’élégance contient l’obscène, non pour le nier, l’étouffer ou le corseter, mais pour en restituer la violence tranchante, brutale. Cette densité de colère ravalée, de rage, ne peut être que vomie. Ce vomi est figuré en gros plan, sorti de ce faux enfant, de cette vraie belle poupée placée sur un pont. La crudité de ces plans, rendus au vacarme urbain contemporain, (avec le son des voitures qui vient remplir le silence), témoigne de l’impact encore présent de la violence enfuie et de la colère ravalée. C’est bien aujourd’hui que l’enfant vomit sur un pont. Et les voitures continuent de passer : la vie continue à Sablé, comme ailleurs. La décence a voulu prendre le dessus sur l’indécence et se dénonce d’elle-même comme obscène dans cette scène du baptême. Cette scène est suffisamment cruelle pour qu’il ne soit pas besoin de souligner davantage : les bonnes familles ont leurs codes de bonne conduite, inutile de les démasquer, c’est le masque lui-même qui se fissure. Nul besoin, du reste, de mentionner ces fissures, le masque apparaît comme tel : juste un masque qui aurait voulu se faire passer pour un visage. Autour de cette tablée, ils ont d’ailleurs tous l’air plus inertes que la poupée, tous figés comme des mannequins pour le Musée Grévin !
“Ce qui compte, ce n’est pas ce que les autres ont fait de nous, mais ce que nous faisons de ce que les autres ont fait de nous.” Selon une idée sartrienne, le juif serait celui que les autres désignent comme tel. Aussi, ce sont les autres qui ont fait de vous ce petit juif de Sablé, cet enfant adopté d’origine étrangère, qui attire sur lui certains désirs dont vous faite l’objet insaisissable du film. Je n’en finis pas de me demander ce que peut représenter le fait d’être juif pour un enfant qui l’apprend à la sortie de Nuit et brouillard quand, par ailleurs, il se trouve être poussé à la sexualité. Un juif, ce serait alors quelqu’un de lié à ces corps-objets, charriés à la pelleteuse, déchets de l’Histoire ? Le mot juif colle désormais à son identité, et à une identité brutalement sexuée par l’autre. Prenez garde à la Sainte poupée, à la Sainte “petite pute” au déhanchement de “petite vierge” ! Prenez garde à la séduction de cet enfant qui pourrait bien finir par leur ressembler, à ces terribles cadavres ?! De l’objet de désir au déchet. Les photos de sexes arrachés, placés dans les bouches des torturés de la guerre d’Algérie, montés en alternance avec la poupée, assise comme échouée sur un trottoir de Sablé, ces plans d’archives noirs et blancs, d’un registre de violence et d’obscénité distincte de la scène du baptême, renvoient autant à l’imaginaire qu’à la réalité. Ils percutent l’inconscient collectif. Comment atteindre son propre point obscur quand de telles images, appartenant à l’espace publique, viennent s’y engouffrer ?
En nous ramenant avec vous à Sablé, vous nous parlez bien de ce qui nous regarde. La place discrète que vous avez accordé à votre propre histoire n’est pas seulement le signe de votre pudeur : elle nous laisse de la place comme spectateur. Elle nous invite à prendre sans cesse la mesure de notre propre distance avec ceux et celle que vous nous montrez.
La fin du film nous ramène encore longuement vers la ville de Sablé aujourd’hui, reprenant la forme documentaire par laquelle le film a commencé. La boucle n’est pas bouclée. Le vertige d’un éternel retour plane sur le film. On n’a plus très envie d’écouter les habitants de Sablé après avoir entendu vos deux mères fictives nous raconter votre histoire réelle. Que vous le vouliez ou non, vous êtes devenu le personnage principal. C’est une violence que le cinéma impose, sans souci pour la démocratie : les personnages secondaires ne font plus le poids à la fin du film. Aucune justice distributive du montage n’y peut rien, c’est ainsi. Et pourtant, votre attachement à nous les montrer encore et encore, ces habitants de Sablé, me touche malgré tout. Cela résiste au cinéma. J’y reconnais aussi ma propre mauvaise foi de cinéaste : et oui, à la fin, pourquoi faudrait-t-il sacrifier le point de vue de ces habitants ? Ils ont le droit d’exister, comme vous et comme nous, communauté de spectateur, tous habitants de la même planète ! Je m’interroge : de quelle réalité vous sentez-vous encore à ce point redevable pour avoir choisi de donner une telle place à ces retours démultipliés ? Est-ce par respect éternellement reconduit pour ce qui nous échappe du réel et qui nous a façonné ? La dette serait-t-elle alors infinie ? Ou bien, selon une éthique du cinéma qui interdirait tout point de vue de haine, de mépris, de surplomb ou de négation ? Ce surmoi en boucle m’obsède : “je n’ai pas le droit de juger, nous sommes fait de la même étoffe, de la même humanité, je n’ai pas le droit de haïr”. Pourtant : comment transformer sa haine en autre chose que du ressentiment ? Votre film a désormais pris en charge la question. L’envers du décor existe bel et bien, sans règlements de comptes anachroniques. Vous nous avez amené sur le seuil du blâme et notre regard s’est curieusement et subrepticement déplacé.