La papesse Jeanne

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sortie nationale le 26 avril 2017

BANDE-ANNONCE

SYNOPSIS

À l’aube du Moyen-âge, la Papesse Jeanne est l’histoire légendaire d’une jeune femme qui accède au trône papal. Vive, charnelle, elle a été consacrée à la surprise de tous et a régné deux ans sur Rome. Dans cet univers chaotique dominé par les hommes, une femme tente d’imposer sa voix.

entretien avec Jean Breschand

Pouvez-vous nous parler de cette figure à la fois littéraire, historique et mythologique  qu’est la Papesse Jeanne ?
J’ai découvert cette histoire par le biais du roman d’Emmanuel Roïdis, La Papesse Jeanne, écrit en 1866 et traduit en 1908 par Alfred Jarry. Je l’ai trouvé formidable, sans penser d’abord à en faire un film. Mais l’idée a travaillé, et j’ai commencé avec une règle et un crayon à « démonter » le livre, en supprimant toutes les descriptions et en conservant les situations et les dialogues. Ensuite je me suis beaucoup documenté sur cette figure légendaire. J’ai  fait une lecture importante : l’étude d’Alain Boureau, un historien qui a travaillé sur l’histoire  de la légende dans un ouvrage, La Papesse Jeanne, datant de 1988.  La légende apparaît au XIIe siècle et place cet épisode d’une papauté féminine entre 855 et 857, deux années de vacances pontificales ; c’est une manière d’habiter cette période de latence. La légende a donc une double fonction : à l’extérieur de l’Eglise, une dimension moqueuse et satirique ; à l’intérieur une justification de l’absence de fonctions des femmes.

Comment avez-vous abordé la question du film historique, de la reconstitution ?
Je me suis beaucoup documenté, suite à la lecture d’Alain Boureau. J’ai découvert que le Xe siècle a été un moment de récession et de crise. Des monastères délaissés tombent alors en ruine, lesquels seront réhabilités et habités à partir du XIIe siècle. Je me suis servi de cette idée dans le film, entre la déprise et la réappropriation d’un lieu, comme lors de l’épisode de la communauté iconoclaste. Plus globalement cela m’a aidé à comprendre que la vraie rupture, l’entrée véritable dans l’ère de la chrétienté, se situe au XIIe siècle, et qu’avant cela on demeure encore dans la longue traîne de la civilisation romaine, qui intègre aussi l’époque carolingienne.
Tout ceci a été important pour moi, m’a autorisé à me détacher des images, canoniques et toutes faites du Moyen Âge. Je me suis aussi fortement nourri des Pères de l’Eglise, de la jeune chrétienté du IVe siècle. Tout cela m’a libéré de l’idée de reconstitution historique en travaillant sur un espace-temps plus large.
Je me suis beaucoup posé la question de l’habitat, tout particulièrement de l’architecture du Palais des papes, qui à l’époque est au Latran et non au Vatican.

Même si l’on perçoit bien qu’il ne s’agit pas d’imiter, est-ce que la musique a été pensée aussi en fonction de la période médiévale ?
J’ai toujours travaillé avec le même compositeur, Sylvain Kassap. Je lui parle de mes films très en amont ; l’idée que j’avais était ici moins musicale qu’une musicalisation et une modulation des sons naturels, comme une sorte de prolongement rythmique du son. L’originalité a été ici de pouvoir enregistrer avec les images en direct, en procédant par couches, avec des instruments à vent, une guitare électrique et des percussions. On s’est ainsi ajusté, on a modulé, corrigé. La musique intervient peu, mais on l’a pensé de deux façons, comme des événements et en prolongement des sons naturels.
Si la musique est un prolongement du son, le son intervient comme un prolongement du paysage.
Oui, j’y étais très attaché. Je me disais que la nature et le paysage, comme les animaux, ont une vie en soi, et l’on se situe dans un monde où cette vie là est très présente. Je dis cela en étant athée, je n’entend pas des voix, mais c’est une forme de sensibilité que j’ai, disons d’ordre philosophique.

Quels films aviez-vous en tête en travaillant à cette question de la reconstitution historique ?
Il y a des oeuvres fortement inscrites en moi, comme Les Onze fioretti de François d’Assise de Roberto Rossellini. Le film le cite explicitement avec la ronde des trois nonnes qui tombent à la renverse au début du film. Ce que j’admire chez Rossellini, c’est notamment qu’il décrit un espace très petit, une sorte de creux collinaire, c’est-à-dire à peu près rien…
Mais à partir de cela, il construit un espace dramaturgique très vaste : la première pierre posée ; la chapelle où l’on s’abrite pour dormir, etc. Moins directement, j’avais aussi en
tête Des oiseaux, petits et grands de Pier Paolo Pasolini, pour sa simplicité, notamment les personnages marchant sur la route avec le corbeau à leur côté. J’ai revu aussi L’Évangile
selon Saint-Matthieu qui a fini de me convaincre qu’une robe de bure, un corps et un visage suffisent pour faire apparaître un monde. D’ailleurs on a décidé avec la coiffeuse de ne pas faire de tonsure pour les moines, ce qui aurait fait imitation sans forcément renforcer l’impression d’une projection dans une époque pré-médiévale.

Dans la manière de représenter le passé, les intermèdes où des personnages s’adressent à la caméra font penser à Edvard Munch et à La Commune de Peter Watkins.
J’aime beaucoup Edvard Munch de Watkins, que j’ai revu en effet, avec ces regards caméra nombreux et très marquants. Je trouve ces adresses très belles, mais je n’ai pas pensé tout de suite à en intégrer à La papesse Jeanne. C’est venu pour des raisons économiques – une baisse du budget prévu –, il a donc fallu inventer un moyen de faire exister des éléments qui disparaissaient avec la suppression de certaines séquences. L’idée, c’est que le passage de Jeanne dépose, comme une traine, quelque chose chez les personnages qu’elle croise. Ces adresses me semblaient la meilleure façon de témoigner de cela.
Concernant le rapport au passé se posait aussi la question de la langue. On entend du français mais aussi du latin et du corse…
Dès que j’écrivais en français moderne, les dialogues sonnaient faux, devenaient ridicules… En fait j’ai tenté une version très largement latine après avoir eu l’aide à l’écriture, mais j’ai
ressenti une lourdeur, ça tenait plus du clin d’oeil, de l’alibi culturel. Je m’en suis détaché tout en gardant à l’esprit que je devais conserver la syntaxe latine, permettant d’avoir
un dialogue clair et distinct tout en ayant le décalage, la projection dans un autre espace-temps que le nôtre. Il y a aussi le fait que le monde n’est alors pas aussi cloisonné
qu’on le pense. Énormément de circulations intervenaient à cette époque, même si ça prenait plus de temps. Le rapport aux langues est beaucoup plus pluriel qu’on ne
l’imagine ; ce ne sont pas des mondes fermés.

On devine que les repérages ont été décisifs pour ce film d’extérieur, de paysages.
Il y a eu énormément de repérages ! Je n’ai pas tout de suite pensé à la Corse, d’abord parce que je ne la connaissais que très superficiellement. J’avais surtout en tête des endroits comme le Lot, l’Aveyron, la Dordogne, des paysages de causses. J’ai essayé d’intéresser les régions concernées mais ça n’a pas marché. C’est De Gaulle Eid, producteur associé, Libanais vivant en Corse, qui m’a mis sur cette piste, et la Communauté Territoriale de Corse a été très réactive. J’ai beaucoup repéré dans le centre, mais aussi le sud de l’île, où il y avait un très beau site paléolithique avec des menhirs, j’aurais beaucoup
aimé y filmer une séquence. Malheureusement pour des questions de coûts logistiques – nous n’avions que quatre semaines de tournage – il a fallu faire des choix ; j’ai donc décidé de tout recentrer dans le nord et le centre de l’île. L’essentiel était d’avoir des paysages variés : de la forêt, des endroits plus nus, le littoral, etc. La diversité des décors est vraiment ce qui a structuré le tournage, il y en avait au moins deux par jour. C’était lourd, mais c’était une nécessité pour donner ce côté nomade au film, l’idée d’une traversée des espaces.
Cela se retrouve dans la mise en scène, les personnages sont parfois statiques mais bien souvent ils traversent le cadre, éprouvent physiquement l’espace qui le compose. Je voulais que l’on sente cela en effet, c’était important. Si nous avions eu plus de temps de tournage, c’est quelque chose que j’aurais assurément développé.

Il me semble que le film dispose d’un véritable propos sur le jeu d’acteur, comment cette question a été pensée et travaillée ?
Cet élément a été réfléchi dès le scénario. Nous en avons parlé avec François Prodromidès lorsque je l’ai sollicité. A un moment, j’ai eu besoin de travailler avec quelqu’un et il est tout de suite entré dans l’univers de cette histoire et a très bien structuré les enjeux du récit. D’un point de vue général j’aime que les comédiens aient des choses à faire, mon goût ne va pas vers les films de dialogues où les gens discutent à table – il n’y a guère que chez Rohmer où je le supporte, mais parce que la parole y est un acte, un engagement moral avec des conséquences. Je ne suis pas capable de faire de la sorte.
Concernant ma direction d’acteur, je réfléchis dès l’écriture à donner un acte aux personnages, c’est pourquoi j’écris muet, j’imagine la situation visuellement, des places dans l’espace, des gestes, des déplacements. Les dialogues viennent dans un second temps et j’essaye qu’ils commandent peu la situation, qu’ils soient assez autonomes par rapport à ce qui se joue « physiquement ». Au moment du tournage, je donne des places, mais peu d’indications de jeu, il s’agit de rythmes, de gestes, d’actes, plutôt que des indications psychologiques, ou alors décalées ; ça suffit, après le comédien travaille. Je suis tout à fait ouvert et confiant envers les propositions des acteurs. Les indications sont là pour aider les comédiens à aller quelque part, et plus elles sont simples et matérielles, mieux ils se portent.
Par ailleurs, le choix du comédien est déjà un choix de jeu, le casting est essentiel. La directrice de casting avec qui on a choisi Agathe Bonitzer, m’a incité à choisir une scène coupée. Il y en avait une avec un moine éméché qui faisait une énumération de saints avec des noms assez étranges – Saint Euphrasie, Saint Anselme, etc. On voit tout de suite ceux qui s’approprient le texte, trouvent un rythme personnel.

Le jeu d’Agathe Bonitzer se caractérise par une sorte de blancheur, en tout cas quelque chose d’assez soustractif, loin d’un déploiement d’artifices.
On est quand même projeté dans un tout autre univers que le nôtre, je voulais respecter cela. Je ne cherche pas pour autant à imiter le jeu bressonien, notamment la diction que l’on dit « blanche » ; j’admire le cinéaste, j’aime beaucoup Au hasard Baltazar et je dirais que le film y pense, mais c’est une technique datée. Il y a une forme de blancheur dans La Papesse Jeanne, cependant je voulais aller dans le sens d’une incarnation, d’une  affirmation de soi, d’une franchise, mais en effet sans psychologisme, sans que les acteurs se mettent à grimacer pour mimer la tristesse ou le bonheur. Et Agathe Bonitzer a un jeu droit, qui n’a jamais dévié lors du tournage, elle dégage une constance qui donne au personnage une force qui me plaît.

L’un des éléments structurant du film est que le savoir émane du fait de se déplacer, de changer de place, d’éprouver le monde.
Oui, j’y crois beaucoup, ça touche à plusieurs choses pour moi. J’enseigne le cinéma dans le cadre d’un Master en sciences sociales, où l’approche théorique est mise à l’épreuve du terrain à la faveur d’une démarche cinématographique. C’est un mouvement difficile mais très beau. Claude Levi Strauss parle du corps de l’ethnologue comme d’un point de rencontre et de croisement entre le voir et le savoir. Il y a pour moi aussi une dimension politique ; l’idéologie est une grande construction illusionniste du monde, et le savoir est la déconstruction de cette illusion.
L’époque est à de grandes constructions illusionnistes, une vaste falsification de la réalité. Se déplacer dans le monde, éprouver sa complexité, cela permet de sortir de ces constructions fallacieuses. Et le cinéma sert à cela, à nous déplacer.

Le personnage de Jeanne se dote d’une dimension politique assez évidente, mais vous en faites une figure aussi très complexe. En relation avec l’oie qui est une sorte d’animal tutélaire du film, un protagoniste lui dit : «Mais tu n’es pas si blanche que ça. »
C’est ce que lui dit Sabine Haudepin, la mère supérieure du premier couvent. Je pense qu’elle n’est pas si blanche que ça en effet ! Il s’agit d’abord d’une allusion au fait qu’elle n’est pas vierge. Je ne voulais surtout pas en faire une sainte, elle n’a pas de mission à accomplir : ce n’est pas une élection divine, ce n’est pas non plus Jeanne d’Arc. Elle a une aspiration qu’elle formule quand elle rencontre Fromentin alors qu’elle est copiste : « Je veux être à la source. » Elle souhaite se rapprocher d’un idéal de vie, qui n’est pas de l’ordre de l’intellect mais de l’intuition. Ce n’est pas foncièrement une affaire de croyance en dieu, mais en l’humanité. Elle veut se rapprocher d’une collectivité pacifiée et originelle, selon les préceptes d’un christianisme primitif du bien commun.
Jeanne a l’opportunité de rencontrer son aspiration en devenant papesse, ce qui est peut être aussi un orgueil. Il y a en creux un proto-communisme, que l’on retrouve chez Jean Chrysostome à propos du « tien » et du « mien », « ces mots glacés », qui est repris en toute conscience dans Le manifeste du parti communiste quand Karl Marx évoque « les eaux glacées du calcul égoïste ». La citation est dans le film.
S’il y a un rêve qui couve dans l’imaginaire de Jeanne, c’est celui-là, avec une dimension politique très nette. Concernant la dimension politique et féminine, je tiens aussi à faire remarquer qu’il y a des femmes qui prêchent chez les protestants, chez les juifs, mais aussi, c’est peu connu, chez les musulmans. Mais cette voix reste inexistante dans le christianisme catholique et orthodoxe, il ne faut pas l’oublier dans la relation que l’on peut avoir, croyants ou non, à la religion : pourquoi ces religions excluent-elles ainsi la moitié
de l’humanité ?

Propos recueillis par Arnaud Hée, à Belfort,
le dimanche 27 novembre 2016

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