La Fabrique des films / genèse du projet

0
2557

Par Jean Breschand

GENÈSE DU PROJET

Après dix ans d’un travail de présentation, diffusion, édition de films d’environ 80 cinéastes et plasticiens, connus ou inconnus – autrement dit, dix années de défrichement d’un territoire cinématographique hors des sentiers battus, mais qui n’en trace pas moins de nouvelles sentes –, pointligneplan se trouve à une croisée des chemins.

Une question en particulier structure (ou hante) le travail effectué, celle de la présentation publique des œuvres cinématographiques. L’économie des films présentés par pointligneplan ne leur permet pas de prétendre à une sortie nationale à plusieurs copies, et ce n’est pas toujours le but recherché, ce qui oblige à s’interroger sur les modalités de sortie d’un film à copie unique. Peut-on d’ailleurs parler de sortie ? Ne vaut-il pas mieux parler d’exposition ? Pourtant, c’est bien de cinéma dont il est question. En tout cas, il s’agit bien de rendre publique une œuvre. Mais puisqu’un film à une copie ne peut prétendre à se distinguer dans la masse des sorties, il faut trouver d’autres façons de rendre visibles les films. C’est ainsi qu’est née l’idée de déplacer le regard du côté de la fabrique des films, de mettre en œuvre une forme de présentation de la création, du work in progress. Ou pour paraphraser (en la détournant) une formule célèbre, une sorte d’ouvroir de cinématographie potentielle.

GÉNÉALOGIE

La démarche que nous proposons – tout aussi bien : que nous appelons de nos vœux – a des précédents dont non seulement les caractères ne sont pas indifférents, mais qui nous ont servi de repères, sinon d’inspiration. Il y a bien sûr le Service de la Recherche de Pierre Schaeffer dans le champ de la musique concrète et de la composition sonore – dont la Muse en circuit telle que l’a créée Luc Ferrari (et qui demeure un lieu actif de création contemporaine) est un fruit.

Il y a également la célèbre collection publiée par Skira, les Sentiers de la création, toujours rééditée, qui fut l’occasion de voir naître quelques ouvrages fondateurs de la littérature française (quelques titres remarquables : la Fabrique du pré de Francis Ponge, Incipit ou je n’ai jamais appris à écrire d’Aragon, l’Empire des signes de Roland Barthes, l’Écriture des pierres de Roger Caillois). La commande de départ était d’écrire un texte accompagné (éclairé, scandé, inspiré) de reproductions d’œuvres d’art ou de photographies originales et qui prenne pour objet le travail d’écriture de l’écrivain sollicité. Nous sommes là pas loin des visites d’atelier telles que les initient Genet ou Clouzot, chacun dans leur domaine.

Ce bref (trop bref) rappel généalogique d’abord pour comprendre une double dimension de la démarche, à la fois collective, à la façon d’un laboratoire de recherche dont la logique veut que l’on mette en commun ses outils et ses inventions, et individuelle, puisqu’il appartient à chacun de revenir sur sa propre démarche. Mais il permet aussi de ressaisir ou de mettre en perspective un mouvement historique. Il n’est pas indifférent que ce soient les domaines de la musique et de la littérature, à la lisière du sonore et du musical, de la composition et de la diffusion, mais aussi de la poésie et de l’essai qui se refondent entre les années cinquante et soixante-dix. Il y va de la maîtrise de l’oreille et de la langue. Si l’on s’intéresse alors tant à l’atelier, c’est qu’au sortir de la guerre, la nécessité s’impose de retourner au chaudron, exactement comme les sorcières de Shakespeare : de quelle étoffe est fait l’art ? Que cristallise-t-il (de quoi est-il le nom) ? Quels sont son lieu, son horizon, sa puissance ? Quelle relation entretient-il avec le monde (la société, la planète, le capital, la guerre…) ? C’est aussi que le modèle dominant de l’image relève de la peinture, c’est-à-dire de la figuration, de la possibilité même de la figure. Avec l’enjeu que l’on sait.

Une hypothèse serait que le cinéma n’a pas véritablement eu l’opportunité – la nécessité – d’entreprendre un travail similaire sur son propre régime de production du sensible. Le chaudron a été tenu à distance. Certes, il y eut de riches heures, en particulier la série Cinéastes de notre temps. Mais il s’agit toujours d’une démarche de curiosité critique, un bébé rend visite à un dinosaure. Jamais un cinéaste n’a eu besoin d’aller au fond de sa marmite pour renaître de ses cendres, jamais aucun cinéaste n’a fait le making of d’un de ses films. Sauf un. JLG. Peut-être deux. Federico Fellini.

Autrement dit, la nature de l’image cinématographique n’a jamais été questionnée autrement que d’un point de vue critique, de celui de la déconstruction savante (ce qu’on peut appeler aussi une herméneutique) : les réponses étaient toujours déjà-là – du côté d’un dévoilement, qu’elle prenne la figure critique d’un « je vous dirai la vérité », du décryptage d’un code, d’une anamnèse analytique (une image vous manque, elle vous manque pour la vie).

Elle n’a pas été frontalement explorée du point de vue de sa création par ses créateurs mêmes. Ou si peu, toujours ponctuellement (Harun Farocki), chacun dans son coin, chacun pour soi (comme au début de Persona et à la fin de l’Œuf du serpent), rarement comme un enjeu commun. Rarement en son point de fusion, du côté du brouet originel.

Cela tient aux enjeux de pouvoir inhérents au contrôle du cerveau. Les années quatre-vingt ont vues l’apothéose de la machine télévisuelle devenue le premier financier du cinéma. D’un côté, le cinéma a été transformé en fétiche, de l’autre, il a été réduit à un maniérisme. Le résultat s’appelle Titanic : un naufrage hyperréaliste, la métaphore d’un échec. Ce fut un succès mondial, l’une des plus grandes réussites commerciales de l’histoire du cinéma. À cet égard, le recouvrement, l’étouffement des puissances du cinéma est l’autre face de l’expansion de la bulle spéculative. Autrement dit, nous ne cherchons pas à définir une tendance (une vague pointligneplan), un mouvement, une école, mais de contribuer à faire pour l’œil ce qui a été fait pour l’oreille et la langue : lui redonner une acuité et, peut-être, ce faisant, repérer une nouvelle épistémé.

PROJET

L’enjeu n’est pas seulement de rendre visibles (ce qui d’ailleurs n’est pas simplement montrer, mais rendre sensible) des films, des œuvres, des créateurs. De même, il ne suffit pas de dire que nous souhaitons présenter des travaux en cours. Ce qui nous anime, c’est l’idée qu’en se portant du côté de la fabrique, on se donne la possibilité de réfléchir des pratiques, plus exactement, d’exposer comment elles se réfléchissent pour leur auteur.

Dans cette perspective, nous désirons solliciter une vingtaine de cinéastes issus de notre collectif afin de leur offrir la possibilité de présenter (exposer, raconter, revenir sur) la genèse d’un de leurs films. Ils peuvent prendre pour objet leur dernier film, un film sur lequel ils voudraient revenir après quelque temps, un film laissé inachevé, un film abandonné, un film en cours ou en projet. Autrement dit, ce peut être l’occasion de tracer une généalogie a posteriori (façon Scénario du film Passion) ou bien de dérouler le territoire d’un film, réalisé ou non (Robert Kramer parlant d’un film à venir dans un plan séquence commandé par Arte).

Le matériel est multiple : photos (argentiques, numériques – planches contacts, tirages, écrans de visualisation, ektachrome), carnets et cahiers de notes, dessins, repérages, essais caméras, castings, enregistrements sonores, journal filmé (comme les séquences non montées du Filmeur de Cavalier présentées dans l’édition DVD), etc…

Libre à chacun d’élaborer le dispositif de questionnement, de récit, d’exposition qui lui convient. Ce, moyennant deux contraintes : la préparation à l’avance des éléments visuels et sonores sur un dvd, disque dur, Power Point… (la projection de ces éléments est prévue pour un écran en salle plutôt qu’à la faveur d’une installation) ; ne pas dépasser une durée de 30 minutes pour chaque présentation y compris le temps de lecture, performance par l’auteur ou par des acteurs.

En réunissant plusieurs cinéastes qui accepteront de se prêter à cet exercice de ressaisie (reprise, relecture) de l’un de leurs films, à l’expérience d’un voyage à l’intérieur de leur chambre noire, nous voulons élucider les questions que chacun se pose, la façon dont elles s’articulent pour eux et pour nous aujourd’hui.

oiticica
CC5 Hendrix-War, Hélio Oiticica, 1973 [2002]
Mettre à jour le mouvement d’invention d’une œuvre implique de trouver une forme d’exposé, de récit, de discursivité idoine. Il ne s’agit pas tant que cette forme soit novatrice en soi, comme une sorte de signe de modernité, mais qu’elle soit donnée, restituée dans le mouvement de son invention, c’est-à-dire de son devenir. Avec cet horizon : se donner la possibilité de voir comment une forme, lorsqu’elle réfléchit la façon dont elle est aux prises avec le sensible, actualise des puissances – de perception (esthétiques), d’existence (politiques).

 

SHARE

LEAVE A REPLY