Projet
Je vous suis par la présente
Me restent dans la bouche et dans le creux de la main la chaleur, le goût de la terre et des herbes sèches. En marchant, je soulevais autour de moi des nuages de petits lépidoptères. À midi, je mangeais des pêches à l’ombre des amandiers en fleurs. Un soir, j’ai vu un train rouler en plein ciel. J’ai compris là ce que Welles avait trouvé en Espagne en filmant un pêcheur griller des sardines entre deux pierres, l’éternité d’un instant.
La caméra super 8 marchait mal. J’ai commencé à prendre des photos ; puisque je ne pouvais pas filmer sur place, au moins je pourrais filmer les photos. Sans redoubler la fixité des photos par la rigidité du banc-titre. La raideur de la machine peut être une droiture, mais autre chose ici tremblait, la sensation d’un moment.
J’ai imaginé tendre un drap entre deux arbres et projeter dessus les photos pour les filmer. L’image est vite devenue trop belle. Rangées dans une enveloppe de papier kraft, deux planches-contacts conservent l’ombre de cette image rêvée. Je les ai ressorties plus tard, pour retrouver le souvenir de cette vision. Elles gardent la trace d’une séquence que je pourrai un jour tourner. Une projection en plein air, la nuit, le scintillement des étoiles, le visage de la lune, le chant des grillons, les lanternes des vers luisants. Et les paillettes noires des coléoptères qui tourbillonnent attirés par le feu des images. Non, ce que je voulais, c’était voir les images respirer.
Rentré à Paris, j’ai d’abord fait des tirages tests. Je les ai mélangés, j’ai essayé de les classer, les collant sur des bandes de papier, les réassemblant selon je ne sais quelle affinité – de lieux, de formes, de couleurs. J’aime la masse des photos étalées sur la table. En série sur une planche contact, elles racontent une promenade ; en vrac, elles demandent de réinventer un parcours. J’ai fait un choix de photos à agrandir. Enfin, j’ai photographié ces tirages papier en inversible. Voici la matière du film. Trois boites de diapositives. Ce sont elles que nous avons projetées sur un drap, dans la chambre noire d’un grenier. Et nous avons fait revenir la canicule, la poussière, le pollen, la brume. La présence. Juste des trucages – des souffles et des brises – faits à la main, comme aux débuts du cinéma : atmosphériques.
Des années plus tard, je repenserai au vers de Lamartine, Ô temps suspends ton vol, protestant que le cinéma fait l’inverse, ne cessant de le dérouler. Jusqu’à ce que j’ouvre Le Lac, écrit en 1817 en souvenir de l’absente, pour découvrir la définition de ce suspens: Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés. Poétique, la forme qui réverbère. De l’heure fugitive, dit-il, jouissons… le zéphyr qui frémit et qui passe… le vent qui gémit, le roseau qui soupire… les parfums légers… C’est une théorie du cinéma: un film est une réverbération. Écho parfait à la découverte que fait Stendhal relatant ses souvenirs d’enfance dans La vie de Henry Brulard, une vingtaine d’années plus tard (Stendhal est de sept ans l’aîné de Lamartine), par quoi je fais commencer le film : «C’est toujours comme les fresques du Campo Santo de Pise où l’on aperçoit fort bien un bras, et le morceau d’à côté qui représentait la tête est tombé.» Je vois une suite d’images fort nettes, mais sans physionomie autre que celle qu’elles eurent à mon égard. Bien plus, je ne vois cette physionomie que par le souvenir de l’effet qu’elle produisit sur moi.
Raconter tout cela, c’est ressaisir un mouvement, celui d’un geste en sa naissance. Ou encore un moment, celui des potentialités, quand le film est encore en train de se chercher, d’esquisser des pistes comme on lance des antennes, de creuser son lit, de dessiner un futur. Or, les potentialités ne se peuvent saisir qu’à la faveur d’un récit – ce que l’on appelle parfois une relation. Telle est l’étoffe dont sont faites les images. Leur épaisseur telle qu’elle se déploie à la surface de l’écran. Froissé des draps, tombé des rideaux. La trace des corps enlacés, l’ombre des arbres en feuilles. Chambre claire. La source des images.