Entretien avec Noël Herpe

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2013

(Automne 2017)

Le système du docteur Goudron

Christian Merlhiot : Le troisième et dernier film qui compose Fantasmes et Fantômes vient mêler, pour mieux en contraindre les ressorts dramatiques, les éclats de rire que provoquait le premier et la terreur que déclenchait le second. Pourtant il s’agit, comme dans les précédents, d’adapter pour le redécouvrir, un texte lui-même inspiré d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe. Au delà du choix de ces différentes pièces, comment s’opère le travail de composition ou d’“écriture” qui, d’un texte à l’autre, compose un assemblage précis et maitrisé ? Comment écrit-on des films par composition, par rapprochement, par montage ?

Noël Herpe : Je dois à la vérité de rappeler que Fantasmes et Fantômes n’était pas du tout, au départ, conçu comme une trilogie. J’avais plutôt en tête une série de films courts, portant chacun à l’écran ce qu’on appelait vers 1900 un “lever de rideau”. D’autres titres, empruntés à Labiche ou à Feydeau, devaient suivre les trois premiers. C’est une fois achevé Le Système du Docteur Goudron que j’ai eu envie de l’associer à Mentons bleus ! et à Au téléphone, peut-être parce que le lien entre ces trois propositions m’est apparu avec force.
Un lien qui passe (je le constate d’ailleurs de plus en plus, à l’occasion des débats autour du film) par le thème de la folie : mégalomanie dans le premier, paranoïa dans le second, schizophrénie dans le troisième ? Quoiqu’il en soit, et pour employer des termes plus poétiques, ce sont les aventures de l’imaginaire qui se déclinent en feuilleton. Ce sont des personnages qui fantasment autour d’une réalité absente, qui construisent un hors-champ plus réel (à leurs yeux) que ce qui se passe à l’intérieur du cadre. Le cinéma, dès lors, se produit par défaut, comme un horizon rêveur du théâtre.
Pour autant, il me manquait un lien narratif entre les trois épisodes, et c’est justement l’idée du rêve qui me l’a fourni. Un rêve ancré dans ma subjectivité, je dirais même dans mon travail d’écrivain puisqu’il prend la forme d’un journal intime. J’évitais par là de concurrencer les univers visuels hétérogènes que juxtapose le film (de même que je n’ai pas touché aux génériques, ni aux musiques, qui font partie intégrante de chacun des récits)… Tout en créant une nouvelle “coulisse”, encore plus secrète, qui renvoie ces représentations à leur statut d’images mentales.

C. M. : Comme les deux précédents, même si le traitement visuel de chacun est spécifique, ce film s’appuie sur un dispositif peu réaliste, voire ambigu. On suspecte le travail de faussaire qu’opère le cinéma. Quelle relation existe-il entre ces choix de mise en scène et l’actualisation des questions au cœur du film : la raison, la folie, l’aliénation, le pouvoir ?

N. H. : Le dispositif de Mentons bleus ! faisait primer une innocence en trompe-l’œil, minée par le doute. Celui d’Au téléphone convoquait les ambiguïtés du point de vue. Dans le Système du docteur Goudron, l’excentricité des situations imaginées par Poe (et soulignées par De Lorde) m’imposait des choix de mise en scène à la Bunuel : pour filmer l’extraordinaire, mieux vaut un style ordinaire. D’où cette blancheur, cette neutralité, cette frontalité qui font ressortir les silhouettes avec une espèce d’évidence.
Du coup, l’écart se creuse entre ce qui est donné à voir (et qui obéit, au moins dans les premières scènes, à une logique de rationalité apparente) et ce qui reste irréductiblement obscène – à savoir la folie. La folie est, par définition, ce qui se dérobe à la représentation. On n’en peut percevoir,  ici, que des échos, des masques, des clichés venus de la nuit des temps, et assumés comme tels. Quand le représentant de la “normalité” (l’infirmier-chef) pénètre l’envers du décor, il fait voler le décor en éclats en s’enfuyant dans la rue. Il n’est pas jusqu’au cadavre du directeur qui ne demeure invisible à la plupart des spectateurs, parce que le panoramique se fait trop vite ; et c’est  finalement très bien comme ça.
Ce corps caché au fond du plan, c’est le mien. D’un volet à l’autre de la trilogie, je porte une parole (d’autorité ?) qui semble envahir l’écran, se faisant de plus en plus étouffante, appelant un sacrifice qui la déborde.

C. M. : Quelles sont aujourd’hui les perspectives de développement de ce travail et quel nouvel horizon ouvre leur réalisation dans le cadre d’un atelier intitulé “Filmer le théâtre” avec les étudiants de l’Université Paris 8 où vous enseignez ?

N. H. : Réaliser Le Système du docteur Goudron avec mes étudiants a été une expérience formidable, notamment parce qu’il fallait aller vite et se défaire du côté prémédité qui accompagnait les premiers films. J’aimerais aller plus loin dans ce sens, et mettre en place (dans le cadre de mon “studio” de la rue Saint-Ambroise, où s’est filmé ce troisième sketch) des tournages légers.
Je prépare ainsi l’adaptation d’un mélodrame d’Alexandre Dumas, découpé en neuf épisodes qui se joueront devant des toiles peintes. Plus que jamais, ce texte ancien sera interprété par des jeunes gens ou des gens de mon entourage (dont l’indispensable Vincent Chenille), qui lui apporteront leur naturel. Je voudrais même m’aventurer au delà de la sophistication de Fantasmes et Fantômes, pour me rapprocher de l’esprit d’enfance.

 

Au téléphone

C. M. : Au téléphone, le second film qui compose Fantasmes et Fantômes, est construit sur un dispositif scénique proche du théâtre. Pourtant, peu à peu, le récit sort de la représentation frontale et s’installe dans une dramaturgie complexe qui alterne plusieurs lieux dans un montage à distance. La scène finale du film, quant à elle, semble construite en référence à un grand classique du cinéma américain. Comment s’est imposée cette évolution du style, de l’écriture et du rythme au cours de ce travail ?

N. H. : Conçue en deux actes, la pièce d’André de Lorde (elle-même inspirée d’une nouvelle de Charles Foleÿ) faisait déjà succéder l’espace du téléphone (un salon en ville) à l’espace de l’angoisse (une maison à la campagne). Et quand le cinématographe s’en empara, en 1909, c’était pour permettre à Griffith de peaufiner son système du montage alterné : dans The Lonely Villa, libre adaptation d’Au téléphone, il donnait à voir simultanément les femmes barricadées contre les bandits et le mari appelant la police à la rescousse. C’est cette grammaire qui a prévalu dans le cinéma classique. Chaque fois qu’on portait une pièce à l’écran, il fallait contourner le huis clos théâtral en dépliant les espaces de jeu. Jusque dans la version télévisée d’Au téléphone, qui date de la fin des années cinquante, on propose une sorte d’écran dédoublé entre la femme affolée et son époux au bout du fil.
En bon disciple d’André Bazin, j’ai préféré pour ma part enfermer le théâtre dans le théâtre. C’est justement ce qui m’a fasciné dans le texte de De Lorde : les personnages (au deuxième comme au premier acte) y sont prisonniers d’une scène, ou d’un lieu de bienséance, à l’intérieur de quoi ils ne peuvent rien faire. Ils sont condamnés à écouter une menace qui rôde dans les coulisses, comme s’ils supportaient l’antique malédiction du théâtre, et sa mise à mort par le cinéma. Il y a quelque chose de terriblement érotique là-dedans. Par exemple, lorsque le voyou (tout droit sorti d’un vers d’Apollinaire) pénètre à l’intérieur de la scène, pour dérober le revolver caché dans le tiroir du secrétaire. J’ai mis en place un lent travelling, qui accompagne cette effraction amoureuse dans le décor bourgeois. Je n’ai donc nullement cherché à “aérer” la pièce, comme l’on disait naguère ; mais au contraire à l’étouffer (avec un sadisme que je revendique), sous les coups d’un cinéma qui s’affirme à partir d’elle.
De même, j’aurais pu donner à la peur une assise plus concrète, plus spectaculaire, en faisant entendre de vrais pas sur le gravier, ou la vraie voix de l’épouse hurlant au téléphone. J’ai choisi plutôt d’assumer l’arbitraire de cette situation (ce n’est peut-être, après tout, qu’un rêve d’enfant), pour mettre en avant certains effets de style (de loupe, de cache, de décrochage…), qui renvoient à la naissance de l’imaginaire cinématographique.

C.M: Bien que la conversation téléphonique appartienne à la pièce originale d’André de Lorde et Charles Foleÿ, la transposition cinématographique que vous réalisez fait en effet du téléphone un objet particulier de la tension dramatique. Le spectateur est laissé à distance d’une action que le personnage principal entend à travers le combiné et dont il ne partage la gravité qu’à travers les signes d’affolement et les cris. Comment cette double mise à distance de l’action a-t-elle été réfléchie, élaborée et mise en œuvre ?

N.H : Je dirais que cela s’est imposé naturellement, dès l’étape du découpage, en développant les enjeux théoriques qui m’intéressaient dans cette pièce. Un autre aspect m’intéressait, et j’espère qu’il est présent à l’écran : c’est l’inquiétante étrangeté du téléphone en tant qu’objet, en tant que chose posée là et qui transmet des ondes qu’on ne contrôle pas. Comme si tous les sortilèges de la peur s’étaient réfugiés dans la matière. C’est un thème caractéristique de la fin du XIXeme siècle et des débuts du cinéma : celui d’une technique censée permettre à l’homme de triompher des contingences, et qui pourtant fait resurgir on ne sait quel fantôme (coupable) des frayeurs médiévales.
Un auteur comme De Lorde s’inscrit à merveille dans cet entre-deux. Il se sert des innovations (téléphoniques ici, psychiatriques ailleurs), pour éclairer les zones d’ombre de ce qu’on appelait alors le subconscient. En même temps, il tient à distance les images qu’il convoque, pour faire durer le plaisir et le danger du dévoilement. Avec mes modestes moyens, je me suis efforcé de retrouver cette modernité qui s’avance en tremblant.

C.M : Après le premier court métrage, ce film dont vous occupez à nouveau le rôle principal semble esquisser un portrait railleur et mordant du cinéma de genre. Comment s’est imposée votre présence dans les films et quels étaient les moyens d’en maitriser l’engagement et la justesse en occupant la double fonction d’acteur et réalisateur ?

N.H : Je ne suis pas tout à fait sûr que ce soit railleur et mordant. Il me semble être dans le pastiche, plus que dans la parodie. Dans la réappropriation (fétichiste, maniériste, primitiviste ?) de conventions auxquelles j’aimerais croire encore, même si je les sais obsolètes. Je me tiens dans cet équilibre instable, et pas toujours confortable, entre la distance et la croyance.
Il n’est pas toujours confortable, non plus, de jouer le rôle principal des films qu’on réalise. Mais je suppose que cela répond à une nécessité qui est la mienne : me projeter dans des histoires (ainsi que je le faisais, enfant, en lisant des pièces à voix haute), quitte à demander à mes partenaires de servir mon fantasme. Ceci dit, en dirigeant les interprètes d’Au téléphone, dont l’une est ma mère, j’ai eu pour la première fois le bonheur de n’être que derrière la caméra.

 

Mentons Bleus !

C. M. : Peu de films aujourd’hui témoignent d’une construction résolument artificielle des personnages, de l’action et du décor. Un certain réalisme cinématographique a lissé presque tous les effets de genre sous un vernis qui semble devenu naturel. L’abstraction narrative, là où elle perdure, se donne le plus souvent des motifs psychologiques.
Les trois films que vous avez réalisés et réunis sous le titre Fantasmes et Fantômes semblent à l’opposé de ces tendances dominantes. De quelle vision et de quel projet de cinéma procèdent-ils ?

N. H. : Je ne me retrouve guère, en effet, dans le persistant académisme cinématographique qu’a engendré à mes yeux la Nouvelle Vague (qui l’eût cru ? Si ce n’est elle, c’est son fantôme qui n’en finit pas de se faire passer pour un jeune homme). Dans ce mélange de réalisme, de psychologisme et de sociologisme qu’on appelle le cinéma d’Auteur, et qui se borne le plus souvent à ressasser des poncifs hérités des années soixante… Il me paraît plus intéressant de convoquer des traditions oubliées, des figures de style laissées en déshérence, des genres tombés en désuétude. De se promener parmi les ruines, pour y guetter une (re)naissance du cinéma.
J’assume d’ailleurs tout à fait l’aspect pervers d’une telle démarche. Pervers, il faut l’être par exemple pour chercher dans un texte de Georges Courteline, où monologue un beau parleur de la Belle Epoque, le point de départ d’un film. Et même d’une série de pièces filmées, dont j’ai conçu celle-ci comme le prologue. J’y ai vu d’emblée une promesse d’imaginaire, un microcosme de ces jeux enfantins où l’on fait semblant d’être un autre, tout en sachant que c’est faux et en voulant croire que c’est vrai. Un état d’innocence de la fiction, qui est menacée de toutes parts par les ombres du ressentiment et de la mauvaise conscience – mais qui se donne à voir, toute nue, sur une scène vide. Il ne s’agit pas de nostalgie. J’essaie plutôt de faire ré-advenir (d’une manière forcément artificielle) mon désir de raconter des histoires.

C. M. : Ce premier film, Mentons bleus !, est peut-être le plus composite des trois puisque l’image repose sur un procédé de collage entre une composition photographique des alentours de 1900 et l’action des personnages reconstituée en studio. Quelle perspective ce collage cinématographique vise-t-il à déployer ?

N. H. : Pour chacun des films qui composent cette trilogie, le choix du décor a été déterminant car c’est de lui que pouvaient naître des univers différents. Celui des Mentons bleus ! m’a été suggéré par un jeune peintre, Cyril Duret, qui était en train de découvrir les dramatiques de Jean-Christophe Averty et qui m’a aidé à inscrire les personnages dans une image (en fabriquant un dégradé de noirs et de gris en harmonie avec les teintes de la carte postale).
La carte postale en question, que j’ai trouvée presque aussitôt sur internet, date en fait vraisemblablement des années trente. Peu importe : elle nous permettait de représenter le passé comme une idée, comme un théâtre d’ombres prêtes à se ranimer et à s’évanouir séance tenante (en respectant le dispositif frontal qui était celui de Georges Méliès). Par ce détour, nous évitions la convention qui aurait consisté à reconstituer ce petit café comme il était soi-disant en 1900. J’aime que mes comédiens soient mis sur le même plan que les silhouettes improbables qui sont couchées sur la photo. Cela m’évoque un musée Grévin, où seule la parole (la mienne, puisqu’il y a une dimension sourdement autobiographique dans tout cela) serait capable de produire une incarnation.

C. M. : Dans ce film justement, comme le développeront à sa suite les deux autres, la présence du texte est capitale. Comment s’opère la traduction du texte de théâtre vers le cinéma ? Quelles en sont les règles ?

N. H. : Je préférerais parler de deux principes, que j’ai mis en pratique dès Mentons bleus ! (je tiens à ce point d’exclamation, qui ajoute au titre d’origine un petit clin d’œil lacanien) : couper et découper. Couper, pour élaguer ce qui, dans les dialogues de Courteline, renvoie trop volontiers aux clichés ou aux facilités d’un certain théâtre de Boulevard ; pour tendre à l’expression pure d’un caractère ou d’une situation – et qui, à ce titre, peut toujours toucher les spectateurs impatients ou blasés que nous sommes devenus.
Découper, parce qu’il est difficile de faire autrement lorsqu’on tourne en huis clos, dans un décor aussi contraignant qu’un studio à fond vert (ou, par la suite, des intérieurs tirés au cordeau). Mais avant tout, pour créer une écriture qui se superpose au texte, qui épouse ses mouvements et sa musicalité et en même temps se faufile entre ses lignes, en laissant le film respirer.
Dans cet esprit, je tenais particulièrement aux secondes suspendues qui suivent la réplique: Nous ne revivrons jamais ces années-là. Quoi de plus vain que le travelling arrière qui nous éloigne alors de Rapétaux ? Il décline pourtant, je l’espère, une mélancolie tchekhovienne que la pièce ne fait qu’effleurer. De même, j’ai un peu modifié la fin, où se mêlaient les voix des trois hommes en un charivari burlesque, pour les faire disparaître tour à tour, et faire soudain exister, à l’arrière-plan, ce jardin public où s’amusent des enfants. Une fois que les messieurs à faux col sont retournés à leur poussière, il reste une présence. Une fois que le théâtre est mort, il y a encore le cinéma.

 

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