Une ville « millefeuille »

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    Entretien avec Mo Gourmelon (janvier 2009)

    Mo Gourmelon : En 2002, vous entamez une série de films intitulée, PLATFORM. À ce jour douze films ont été montés. Quel est le parti pris de cette série? Sur quels critères avez-vous sélectionné les villes et plus spécifiquement les quartiers? Avez-vous établi une liste dès le départ ou s’est-elle constituée au fur et à mesure, en fonction des films déjà réalisés?

    Cédrick Eymenier : Le titre PLATFORM est directement issu de la dalle de la Défense, à Paris. J’étais fasciné par l’idée d’une ville « millefeuille » dans laquelle les déplacements se font en superposition les uns des autres. Saisir dans un seul plan fixe une multitude de mouvements allant dans tous les sens, était mon intention. L’œil, je pense, aime voir des choses bouger. PLATFORM se réfère aussi aux quais de gare, il y en a beaucoup dans la série. Le dénominateur commun de ces films est l’architecture moderne et contemporaine, mais ce ne sont pas pour autant des documentaires d’architecture. Ce dénominateur était – je m’en rends bien compte maintenant – un prétexte pour filmer. La liste des films s’est constituée dans un premier temps en fonction des villes où je pouvais me rendre en Europe, puis le projet évoluant, et les opportunités de voyager plus loin se multipliant, d’autres villes comme Chicago ou Tokyo ont été filmées. Le fait d’avoir numéroté ces films pourrait faire croire que tout est très calculé et repéré à l’avance. C’est étrange, mais à l’inverse, j’ai tourné ces films en même temps que je découvrais les villes pour la première fois, pour la plupart en tout cas. C’est d’ailleurs un point essentiel, et pour moi très lié au fait de monter ces images de types documentaires, selon des codes de montage fictionnel, avec notamment l’utilisation de la musique.

    MG : Comment déambulez-vous dans ces villes? Vous documentez-vous avant de partir, par exemple? Quel point de vue recherchez-vous? Faites-vous des repérages ou travaillez-vous dans l’instantané?

    CE : Le repérage se fait avec Internet, sans déplacement préalable sur le terrain. J’aime cette découverte de l’œil frais et sans a priori. Ce que l’on appelle la « street photography » est aussi à la base du travail, avec donc cette idée de l’instantané, du « moment décisif » de Cartier-Bresson. En revanche, avec la vidéo, c’est plus facile. On peut faire un plan de cinq minutes, pour finalement ne garder que les dix secondes pendant lesquelles, par exemple, une voiture jaune passe… Il faut attendre.

    MG : Ce sont donc ces événements quasi impromptus et que vous ne pouvez prévoir qui déterminent vos choix de montage?

    CE : Mon travail de montage consiste à agencer un dialogue entre les intentions conscientes et le hasard enregistré lors du tournage. Trouver le bon équilibre dans la justesse des coupes et des enchaînements de façon que l’on ne sache plus très bien si nous avons affaire à un film de type documentaire ou de fiction. Les coïncidences fabriquées par le montage, les rapports de couleurs, les jeux de reflets et la précision des cadrages, me permettent de tisser des liens entre des plans qui n’étaient pas connectés « naturellement », mais le deviennent par une décision arbitraire lors du montage.

    MG : Vous êtes intéressé par les flux, cependant vous ne filmez pas particulièrement les heures d’affluence que certains quartiers engendrent, je pense à la City à Londres par exemple, ou la Défense à Paris.

    CE : Les heures d’affluence, à mon sens, impliquent intrinsèquement une critique de la société qui n’est pas du tout mon affaire, comme dans Metropolis de Fritz Lang. Paradoxalement, les flux m’intéressent quand ils sont isolés : un mouvement simple à l’intérieur d’un plan fixe comme dans « l’Arrivée d’un train en gare de la Ciotat ». Le public de l’époque s’est parait-il levé de son siège par peur du train qui fonçait « sur lui »…

    MG : La notion de flux peut évoquer le débordement, mais c’est davantage l’écoulement, le déplacement qui semble vous intéresser? Vous semblez tout autant attentif aux reflets. Ceux-ci ont été aussi repérés par les photographes ou des artistes comme Dan Graham par exemple. Quel est votre propre intérêt pour les reflets ?

    CE : Il y en a principalement deux. C’est en déambulant et découvrant les villes, que je filme ou photographie, que se font les choix. La décision de s’arrêter à tel endroit pour faire un plan est la plupart du temps guidé par un élément qui soudain attire mon attention. J’aime que le reflet soit intrinsèquement lié à un point de vue, car il exige un endroit précis où placer la caméra.  Le second qui découle du premier est que le reflet permet de démultiplier l’espace, comme un ready-made cubiste. Il permet aussi de ne pas être nécessairement en face de ce qu’on veut filmer, ce qui est très pratique. Les reflets omniprésents des villes modernes (vitres de buildings, vitrines de magasins, carrosseries de voitures, de transports en commun…) permettent de juxtaposer des éléments spatialement éloignés dans une seule image.

    MG : Ceci réitère l’idée d’une ville « millefeuille »…

    CE : Au fond c’est une proposition sur notre manière de percevoir l’environnement urbain. Le réel est certainement plus complexe et riche qu’il n’y parait au premier abord. Sans prétendre révéler quoi que ce soit, mon travail est une sorte d’enquête sur notre façon d’appréhender les espaces que nous traversons tous les jours. Cette image de « mille-feuille » renvoie aussi à l’idée de polysémie, au pouvoir latent des signes qui façonnent notre environnement urbain. Les scientifiques ne savent plus très bien de nos jours ce qu’est le réel. La physique quantique a plongé les plus rationnels des chercheurs dans le « principe d’incertitude » de Werner Heisenberg. Il n’y a pas de lien direct dans mes films avec la physique quantique, mais j’ai beaucoup lu à ce sujet et cela a forcément orienté certains choix.

    MG : La vision que vous avez eu d’une ville a-t-elle transformée la perception que vous avez eu d’une autre ?

    CE : Je me suis rendu compte que justement les différences et répétitions entre chaque ville nourrissaient le projet. Au fil des tournages, les ressemblances entre chaque ville sont frappantes. Bien sûr les différences sont également là, mais certains schémas de base peuvent aisément se retrouver à Tokyo comme à Chicago. D’ailleurs plusieurs plans issus de films différents semblent quasi identiques. Seul change la marque des voitures, la physionomie des passants… Bien entendu ces différences justifient à elles seules le fait de tourner tous ces films, sinon deux auraient suffi.

    MG : Plusieurs années peuvent se passer entre l’année de tournage et de montage. Comment procédez-vous ?

    CE : Ce n’est pas une décision de ma part. La première raison est purement technique. En 2003, alors que les sept premiers films étaient tous montés et quasiment finis, mon disque dur a cessé de fonctionner. J’ai donc tout perdu puisque je n’avais aucune sauvegarde. Ces premières versions ne contenaient aucune musique, simplement le son enregistré lors du tournage. Fin 2003, invité en résidence par le centre d’art contemporain la synagogue de Delme, je tourne le huitième Platform à Francfort, en Allemagne. Dans ce film il y a des séquences tournées depuis une voiture, dans laquelle était diffusé tout à fait par hasard un enregistrement de mon groupe Cat Hats Gowns. En montant le film, je me suis rendu compte que cette musique collait parfaitement aux images, et j’ai décidé de la garder. C’est donc seulement à ce moment là que j’ai envisagé de demander à des musiciens de travailler sur les films. Le premier était Sébastien Roux pour P#07 Roissy. Le résultat m’a vivement encouragé à poursuivre dans ce sens. Le travail avec les musiciens est devenu maintenant essentiel à cette série. Je leur confie chaque fois la bande-son du tournage, avec les images montées, et des annotations précises tout au long du film. Puis un échange d’email et de fichiers s’effectue entre nous.

    MG : P#08 tourné à Francfort diffuse une ambiance nocturne différente des autres films. Il met en avant l’accès à la ville, alternant des travelling filmés de la voiture et des plans fixes au bord de l’autoroute ainsi que des vues de ponts en plongée. L’action se concentre aussi sur un parking…

    CE : Ce film a été, à plus d’un titre, un tournant dans la série, avec notamment l’introduction de la musique. C’est aussi la première fois que j’utilise des travellings « trouvés » : la voiture, un ascenseur. Le fait qu’il soit tourné la nuit donne une ambiance assez particulière qui d’ailleurs fluctue selon le ton de la musique qui tantôt renforce cette ambiance un brin angoissante, tantôt joue en contrepoint une mélodie plutôt enthousiasmante, notamment dans le parking souterrain. Tous ces éléments ont permis de donner une connotation plus proche d’une fiction à ce film.

    MG : Pouvez-vous nous en dire davantage sur les annotations données aux musiciens? Comment choisissez-vous ces collaborateurs ? Quel musicien sera-t-il le plus à même de travailler sur tel film ?

    CE : Tous ces musiciens ont au moins en commun une grande attention et beaucoup de subtilité. Je connais toujours très bien leur musique, parfois eux aussi personnellement. Les annotations que je leur confie sont de deux types : des remarques sur les sons enregistrés lors du tournage (par exemple « garder le son de cette voiture, mais par contre supprimer tel autre. »), et des suggestions sur l’ambiance, la tonalité et l’intensité musicale à créer.

    MG : Cette série est-elle close ou envisagez-vous d’autres tournages et montages ?

    CE : Ces douze films sont enfin tous terminés depuis peu. Je vais maintenant en priorité me concentrer sur de nouveaux projets, tout en restant attentif aux possibilités de tourner d’autres Platform.

    MG : Quels sont ces nouveaux projets ?

    CE : Deux films récents sont à mes yeux annonceurs de la suite Reflexion bird, 2007 et Mirissa, 2008. Ils sont très simples, quasiment sans montage et fonctionnent en boucle. Le premier montre un oiseau se regardant dans un rétroviseur, le second un plan fixe depuis la nacelle d’une grande roue. Ces deux films sont plutôt destinés à être montré dans un contexte d’exposition. L’idée de faire un film depuis une grande roue est assez ancienne, mais j’ai dû attendre de trouver la bonne et le bon moment. Le tournage a eu lieu dans le sud de la France, même si c’est difficile à deviner, cela pourrait tout aussi bien être en Australie. J’ai tourné entre chien et loup, la lumière change beaucoup en l’espace de cinq minutes seulement. Quant à Reflexion Bird, une rencontre non préméditée est à l’origine de ce film. Cet oiseau cognait avec son bec son propre reflet pendant que je me pressais de le filmer avant qu’il ne s’envole, les coïncidences n’existent pas (titre de mon exposition à l’Eté photographique de Lectoure 2008).

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