Sepideh Farsi, par Erik Bullot
(Le Silo, Chronique Chinoise #5)
Confronter une image à sa légende. Retourner dans son pays après dix ans d’exil. S’assurer de la ressemblance entre un modèle et son portrait. Retrouver le sujet perdu d’une photographie. Suivre les traces d’une famille. Utiliser un téléphone portable comme caméra. Telles sont quelques-unes des voies de traverse utilisées par la cinéaste Sepideh Farsi pour construire ses films. Le point de départ est parfois une image, trouvée par hasard ou glanée dans un album de famille. Le film est le récit de sa restitution, voire de sa reconstitution. Une image ressemble-t-elle à son modèle, ou produit-elle de la différence ? Avivé par le mode de l’enquête, sinueux, incertain, susceptible de se perdre en chemin, le jeu entre l’image et sa légende occasionne un faisceau de doutes, d’incertitudes, de leurres, qui alimente la fiction. Le passage troublant du document trouvé à sa restitution renouvelle notre relation à l’Histoire. Le réel n’est plus une donnée immédiate, il suppose une médiation. C’est en questionnant la fonction des images qu’un récit peut naître, que le réel peut être appréhendé, que des pans méconnus de l’Histoire peuvent apparaître. Autant de stratégies critiques qui inventent de nouveaux modes narratifs, proches du travail de l’écrivain allemand W. G. Sebald qui aura su inquiéter dans ses livres, par son usage ironique de l’illustration, la valeur testimoniale de la photographie.
Sepideh Farsi est une cinéaste d’origine iranienne qui vit en France depuis 1984. Ses films croisent le documentaire : Homi D. Sethna. Filmmaker (2000), le Voyage de Maryam (2002), Harat (2007), Téhéran sans autorisation (2009) et la fiction : Rêves de sable (2003), le Regard (2005). Le motif de la photo trouvée, du retour au pays natal, de la mémoire, de la filiation sont des thèmes qui traversent ses différents films. Dans le Voyage de Maryam, une jeune femme iranienne, exilée depuis longtemps, se rend à Téhéran pour retrouver les traces de son père. Elle montre sa photographie aux personnes croisées dans la rue. Sa déambulation inquiète et mélancolique ressemble rapidement à la traversée d’un labyrinthe où se confondent le vrai et le faux. Chacun croit reconnaître l’effigie du fantôme. Un doute s’installe dans l’esprit du spectateur. Le film est tourné en caméra subjective. À qui s’adressent dès lors ces témoins volubiles ? À l’héroïne, Maryam, ou à la cinéaste ? La forme documentaire ne serait-elle qu’une simple stratégie de mise en scène ? Le Voyage de Maryam se révèle être un jeu de rôles où les passants rencontrés au hasard, au gré de l’enquête, sont eux-mêmes des comédiens. L’un des passants explique longuement ses propres expériences de figurant en exhibant des photographies. La reconnaissance est un leurre. Les témoins croient reconnaître un fantôme, et le spectateur un documentaire. La cinéaste affectionne ces chassés-croisés entre le réel et son double.
Un film plus récent, Harat, multiplie les mêmes soupçons. Il s’agit d’un voyage cette fois-ci réel de la cinéaste, en compagnie de sa petite fille Darya et de son père, en Afghanistan sur les traces de son grand-père. Cette recherche des origines joue sur plusieurs registres. Non seulement le point de vue est diffracté au sein du film (Darya filme avec un téléphone mobile certaines scènes), mais les rencontres familiales en Iran ont souvent lieu autour d’un album de photographies. Chacun est amené à juger de sa ressemblance possible avec un aïeul. La reconnaissance s’avère difficile. À la fin du film, les protagonistes retrouvent une lointaine cousine, mais les indices se prêtent à d’éventuelles équivoques. La cousine hésite sur son âge, évoque une absence de dents. L’image semble contredire chacune de ses affirmations. Comment raconter une histoire dès lors que les images dissemblent, mentent ? Les films de Sepideh Farsi sont construits autour d’une image fallacieuse. Retrouver l’image perdue, originelle, signifie une course sans fin, comme en témoignent les récits d’exilés iraniens dans son très beau film documentaire, réalisé en 1998, Le monde est ma maison.
Il est frappant de voir que la cinéaste a joué sur les mêmes motifs dans deux longs métrages de fiction. Dans Rêves de sable, trois personnages (un camionneur, une jeune mariée et un enfant) se rencontrent à la suite d’un accident apparemment mortel et traversent l’Iran et ses déserts. Le film est proprement onirique. Sont-ils conscients de leur nature spectrale ? Ils doivent sans doute mourir une seconde fois pour mourir vraiment. Ce très beau film, d’une grande force plastique et visuelle, n’est pas sans évoquer l’ombre du cinéaste arménien Serguei Paradjanov. En construisant son récit sur le post mortem, la cinéaste insiste sur le caractère second de la fiction. Ses films utilisent un mode souvent allégorique. Dans le Regard, un homme, Esfandyar, exilé politique iranien, perd lentement la vue et décide de se rendre en Iran. Il assiste à la mort de son père et retrouve un amour de jeunesse, Forough (elle épousa son père suite à son départ précipité). Le récit, complexe, déconstruit, impossible à saisir dans son immédiateté, s’éclaire progressivement au gré d’une lente mise au point narrative tandis que le personnage principal plonge peu à peu dans le noir. Le propre de l’exil n’est-il pas d’actualiser sans cesse l’expérience de la seconde fois comme perte ? Mais c’est aussi une manière de parler du rôle des images et du cinéma lui-même, pris dans une temporalité seconde, post mortem.
La ligne entre la fiction et le documentaire, l’autobiographique et le politique, ne cesse de se déplacer. Chacun de ces films obéit à un dispositif à l’intérieur duquel le statut du témoin vacille. Sepideh Farsi emprunte une position fragile en construisant ses films autour de dispositifs : un journal de voyage, une enquête, un récit minimal. Comment raconter une histoire dès lors que le témoin est absent ?