par Sophie-Isabelle Dufour [2011]
Il fait chaud en octobre 1971 lorsque groupe rock Pink Floyd est filmé, Live at Pompeii, dans l’amphithéâtre antique vide. Les glissendi de guitare, le bassiste qui murmure dans son micro, « down, down », l’interprétation orientalisante de la chanson Set the Controls for the Heart of the Sun apparaissent comme les lointaines inspirations du musicien-plasticien Romain Kronenberg. Sa vidéo intitulée Down, Down, Down, Down (2010) est d’abord musique, exclusivement jouée par des guitares électriques : de longs accords, traités analogiquement par diverses machines, traversent en crescendo l’image mouvante d’un ciel nocturne étoilé. Sur la voûte céleste, le scintillement des astres va de pair avec le son qui, petit à petit, devient rythme, puis mélodie résonnant dans l’espace infini. Le jour se lève, le vent souffle. Un lent, très lent travelling panoramique explore un jardin ensoleillé l’été ; des notes égrenées accompagnées des quelques drones « viennent rompre, comme le dit l’artiste, le silence relatif » des sons naturels. Soudain le cou d’une femme, vu de près, divise l’écran obliquement. Oblicité qui s’inverse au plan suivant : une pente découpe en deux un paysage aride. Une jeune femme s’offre au regard dans diverses situations : à l’abri dans une maison, inerte sous un soleil de plomb, allongée près d’une piscine… Indifférente à ce qui l’entoure, la figure féminine, tout de noir vêtue, ne se baigne pas ; elle ne parle pas, ne nous regarde pas, bouge minimalement. De sublimes paysages, où plane une musique spatialisante, sont filmés en plan fixe. L’air chaud suspend virtuellement l’espace et le temps. Une journée d’été passe, rien ne se passe ; la nuit tombe. Mais sur les stables images de Down, Down, Down, Down s’envole une musique épurée que Kronenberg qualifie lui-même de « lyrique, voire romantique » : « Je pense à la musique comme on pense à des rayons de lumière. Ma musique, c’est le mouvement ». Si la musique se veut lumineuse et mouvante, les images, elles, tendent vers l’aridité ; dans la vidéo, la pesanteur du soleil conduit au ralentissement, voire à l’absence, de tout mouvement.
Ici surgit un paradoxe ; la mouvante légèreté de la musique se mêle à la lourde fixité des images en mouvement. Dans Down, Down, Down, Down, le mouvant répond au fixe et le fixe au mouvant. L’attrait de la vidéo réside dans cette modalité paradoxale : le mouvant qui n’exclut pas le fixe, ni ne s’oppose à lui.
Rigueur plastique
Le montage souple des plans donne forme au passage d’un long jour : un temps linéaire se met en place au fil des heures qui s’écoulent entre le lever du soleil et la tombée de la nuit. Cette temporalité, homogène et orientée, résulte de l’addition de plans statiques et fortement composés, comme des tableaux : les paysages paraissent géométriques, divisés par des lignes, et certaines scènes semblent découpées par des formes emboîtées. Des plans flous se raccordent à d’autres surexposés. Dans cette vidéo rigoureuse, l’abstrait coexiste avec le concret. L’unique figure humaine, purement plastique et indéterminée, n’assure qu’une fonction narrative minimale : celle du désœuvrement sous le soleil. Quant à la musique, elle plane virtuellement dans l’image comme une ligne avec des entrelacs, des reliefs, des surfaces de projection ; des notes se frottent entre elles et provoquent des phénomènes acoustiques plus physiques que musicaux; les drones sont tout à la fois couleurs, formes et directions.
« Je hais le mouvement qui déplace les lignes », écrit Baudelaire dans La Beauté, XVIIe sonnet des Fleurs du mal. La vision du musicien-plasticien correspond au vers du poète : le mouvement superflu et trouble n’est pas compatible avec sa musique et ses images. Chez Kronenberg, la mesure et l’absence de trouble ne sont pas seulement une façon d’envisager le mouvement : elles sont à l’origine d’un véritable questionnement esthétique. « Il m’est difficile d’expliquer combien je trouve l’ataraxie esthétique et raffinée. Elle me cause parfois quelques soucis ».
C’est l’artiste qui est soucieux, et non l’œuvre avec laquelle il ne faut pas le confondre. Sa conception parfois « ataraxique » de la musique et des images est le résultat d’un parcours mouvementé et sinueux. En 1995, Romain Kronenberg a vingt ans et cherche « quelque chose en quoi croire » ; il s’inscrit à la faculté de théologie de l’Université de Genève et se consacre à l’étude de la théologie protestante, afin de devenir pasteur. En s’initiant à la pensée d’un mystique du XIIIe siècle, Maître Eckhart, le pasteur en devenir est définitivement marqué par la théologie négative : « Dieu n’est ni être ni raison, ni ne connaît ceci et cela ! C’est pourquoi Dieu est vide de toutes choses : et c’est pourquoi il est toutes choses » ; pour qualifier Dieu, il faut dire ce qu’il n’est pas. À vingt et un ans, Kronenberg se réoriente ; il quitte la faculté de théologie, traverse la place Neuve et s’inscrit au Conservatoire supérieur de musique, situé en face. L’apprenti-musicien lit les écrits de John Cage, pour qui le musical se compose de sons qui ne visent pas à transmettre du sens, et il arrive à cette conclusion : « Entre la théologie négative de Maître Eckhart et le bouddhisme zen de Cage, il y a un lien sémantique qui est le rien ».
Un rien originaire oriente le processus créatif du musicien ; « rien de trop », faire le vide, se concentrer vers l’essentiel. Processus qui s’épaissit d’une dimension spirituelle où tout se pense verticalement : du bas vers le haut. Dans cet esprit, Kronenberg s’adonne à une musique expérimentale, en jouant exclusivement de la guitare électrique ; il s’agit d’éprouver le rien afin d’approfondir la rigueur, la verticalité, l’abstraction musicale. « Ma musique est approximative, il n’y a pas de synthétiseur, il n’y a pas de traitement informatique. Le son de la guitare est généralement traité par différentes machines analogiques : delays, modulateurs, filtres, distorsions, réverbérations. » Auxquelles s’ajoutent des techniques de jeu : usage du ebow, du bottleneck, du vibrato de la guitare… Chez Kronenberg, la « technique » renvoie au concept grec de techné : le savoir-faire de l’artisan et le métier d’artiste, l’action efficace.
Un jour, l’artiste s’est laissé aller à dire : « On ne montre pas directement ce qui est précieux en soi, on le transforme en autre chose et on l’expose » ; le précieux en lui s’est d’abord transformé en musique, puis exposé en image. « La vidéo ne me demande pas de savoir-faire, dit-il. J’aime le matériel tout simple, très contemporain, que l’on trouve dans tous les magasins ». Reste que le musicien-plasticien, au background très technologique, est maître de son artifice : « Je fais tout, tout seul : son, bruitage, montage. Je n’envisage pas la vidéo comme une série de métiers ». Pour celui qui envisage ainsi les choses, l’autonomie conduit à la création de musique et d’images investies d’un « précieux », essentiellement abstrait, qui une fois transformé et exposé en appelle à la réflexion du spectateur.
« Si la vidéo doit expliciter la raison pour laquelle mes personnages sont statiques, alors elle n’a plus de raison d’être » ; l’art de Kronenberg n’offre aucune clé ni aucun secret. Le spectateur est invité à interpréter, voire à surinterpréter ce qui s’offre à lui ; la vidéo parle d’elle-même. De l’artiste cultivé, n’attendons nul commentaire théorique ; il ne verbalisera pas ce qu’il donne à entendre et à voir : « Ma position d’artiste n’est pas compatible avec le texte ». Pour le moment, les mots ne font partie ni de sa musique, ni de ses images.
Dans le film Blue, Blue, Electric Blue (2010), western musical sans image, une narration se développe pourtant, mais à partir de bruitages mettant en scène des actions hors champ ; sur l’écran noir, seuls apparaissent des intertitres marquant les étapes du récit : « To the West », « Three Hours Before. Motel Room », « In the Desert. The Prayer », « The End of the World ». Une voiture roule sur l’autoroute, vers l’ouest, puis se dirige vers la sortie et s’arrête. Trois heures auparavant, une douche a coulé dans la chambre d’un motel. Des draps se froissent, une voix masculine prononce : « Adieu. J’y vais ». Mots tragiques, mais clichés, annonçant la fin dramatique du film. Ces mots ne sont pourtant pas des mots ; ils ne sont que chuchotements élémentaires, dont la fonction narrative est minimale. Puis une porte se ferme ; quelqu’un reprend sa route, accompagné d’une musique de guitare aux intonations américaines. Devant l’écran vide et statique, le spectateur ne peut que s’abandonner à la mouvance musicale ; le rien de l’image en mouvement conduit à une narration sonore et abstraite.
Le climatique
Depuis 2007, Kronenberg réalise une série de vidéos : Festina Lente (2007), Fernweh (2008), Let Me In (2009), Zenith (2009), Naissance d’un monde (2009), Vacance (2009). Parallèlement, il conçoit des environnements sonores pour des chorégraphes, des metteurs en scène et des plasticiens tels Pierre Huyghe, Ange Leccia, Melik Ohanian, Ugo Rondinone. Ces réalisations et collaborations ont sans doute contribué à préciser sa conception d’un art « climatique », où les phénomènes météorologiques mettent en question le fixe et le mouvant.
« Climat » vient du grec klima, qui veut dire « inclinaison » et désigne originellement l’obliquité de l’axe de rotation de la terre par rapport au soleil ; le mot en est venu à nommer la synthèse des conditions thermiques de l’atmosphère. Dans Down, Down, Down, Down, la figure féminine s’expose au climat, aux heures et aux humeurs du jour ; un plan la montre debout, chancelant sous le soleil, au son d’une musique « en rotation ». Puis un drone aigu se fait entendre, changement de plan, le soleil culmine, immobile : le disque solaire est un cercle blanc sur fond blanc, flou, son contour est mouvant, sa lumière blanche s’irise d’une infinité de couleurs. « Il y a du sensible et de l’indéterminé, comme dans la peinture de Rothko », dit l’artiste. Dramatique et brûlant, le drone aigu se donne plastiquement comme une ligne horizontale ; il a quelque chose à voir avec le son émanant d’un moniteur cardiaque, lorsque le tracé est plat. Dans cette vidéo « climatique », le thermique met en question le fixe et le mouvant.
Down, Down, Down, Down peut conduire à l’expérience de l’ennui et de la vacuité : celle que nous avons sous le soleil quand le temps est long : « Je pense au spectateur, dit le musicien-plasticien, sinon mes vidéos dureraient plus longtemps ». Une question se profile : celle de l’homme face à la démesure météorologique. Les images de Kronenberg se veulent dépouillées, austères, au plus près de l’humain et de la nature ; raffinée, solaire, sa musique tend vers le sublime météorologique. La musique envoûte puissamment l’image et invite à la contemplation, à l’oubli de soi. Dans son dispositif climatique, comme du reste dans le protestantisme qui a tant intéressé l’artiste, la musique est plus importante que l’image.
« Mon intention n’est pas de produire des œuvres contemplatives, si elles le sont c’est le fait du hasard », dit le musicien-plasticien. Chacun sait que le mot « contemplation » désigne généralement l’activité de l’esprit dans laquelle le sujet s’absorbe entièrement dans la considération d’un objet afin d’atteindre une apparente quiétude et une immobilité. Mais cette ancienne notion, philosophiquement complexe, profondément inactuelle, peut être affolée grâce à l’étymologie. Venant du latin contemplare, dérivé de templum, au sens d’« espace aérien délimité par le bâton de l’augure pour l’observation des auspices », « contemplation » donne par son étymologie l’idée de prévision à travers l’observation de phénomènes. Si l’étymologie ne nous dit pas ce qu’est la contemplation, elle apporte de précieuses indications : elle associe notamment l’espace aérien, l’observation et les présages. Festina Lente (2007), la toute première vidéo de Kronenberg, est à cet égard révélatrice ; un gros plan d’une piscine est suivi par celui d’un jeune homme étendu dans l’herbe, par une belle journée d’été. Différents paysages sont filmés en plan fixe ; une musique principalement composée « d’un accord en FA majeur » se mêle à des sonorités multiples : craquements, insectes, vent, clapotis. Assis au bord de la piscine, les pieds dans l’eau, le jeune homme se penche vers la surface de l’eau. Bien que vêtu d’un bermuda sombre et d’un T-shirt blanc, il ressemble au célèbre Narcisse à la fontaine (1599) du Caravage. Mais à l’inverse du mythique chasseur, le jeune homme ne se contemple pas narcissiquement : muet, il plonge sa main dans l’eau, avec indifférence. Aussi singulières soient-elles, les images de Festina Lente ne deviennent critiques que grâce à la musique et aux sons qui les accompagnent. De terrifiants craquements se font entendre : « Ils n’ont pas leur place dans la réalité, explique Kronenberg, ce sont des enregistrements d’essais nucléaires. Ceux-ci semblent entourer le personnage solitaire, et lui reste impassible devant ces sonorités qu’il n’entend peut-être pas. Ces craquements n’accompagnent jamais les sons du vent, des insectes, de l’eau ; ils succèdent toujours à la mise au silence des sons naturels ».
La quiétude émanant de la vidéo n’est qu’apparente ; des sons rassurants coexistent avec d’autres troublants. La tranquillité indifférente du jeune homme ne le protège pas de l’inquiétude : il y a de mauvais présages dans le ciel. Si Kronenberg préfère l’ataraxie au trouble, il ne saurait pourtant exclure ce dernier. Dans les « mondes sans trouble » peut surgir le chaos ; probabilité que l’artiste déjà envisage.