Renaissance des cendres

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    Notes à propos de trois films de Christophe Pellet : Le Garçon avec les cheveux dans les yeux (2008), 63 regards (2010) et Seul le feu (2013)
    Par Florent Guézengar [2014]

    Rouges d’automne

    Le rouge n’est pas la couleur la plus visible de ces trois films de Christophe Pellet, et pourtant, comme le sang, c’est lorsqu’elle ne se voit pas qu’elle se devine d’autant plus forte et vive. Volontiers rougeoyant, l’automne, en revanche, s’y manifeste avec force, lisibilité et visibilité dans son ambivalence poétique : par sa lumière dans les ténèbres et son efflorescence de la défloraison. Les feuilles jaunissantes, roussillantes, pourrissantes, tombantes, mortes, provoquent l’émergence chatoyante d’un bouquet de flammes, du feu follet à l’embrasement floréal. Mais là encore, dans ces films, cette saison n’est pas celle de l’enfer ni d’un crépuscule flamboyant : le temps y est davantage aux tractations d’outre-tombe, aux raffinements délétères, aux songes gris-noirs, discrètement bleus et ors – aux rouges des profondeurs.

    Comment pouvons-nous le supporter ?
    Mourir, rester en vie – et comment ? Comment supporter ou intégrer dans son esprit et sa chair vivante l’obscurcissement, le pourrissement et les séparations qu’induit la vie sur terre et que l’automne inscrit physiquement, au-delà ou en-deçà de l’idée, du symbole ? C’est charnellement – et visiblement – que cette saison réactive ces interrogations existentielles fondamentales à mesure que la lumière décline vers une fin du monde qui, au fond, a lieu chaque année – avant le Solstice d’hiver et le lent renouvellement de l’ascension lumineuse. En inscrivant nettement ses films dans cette sensation familière ou douloureuse de perte, de déclin, de mort, ces trois films de Christophe Pellet, si différents soient-ils, de la quête expérimentale (Le garçon avec les cheveux dans les yeux) à l’épure narrative (Seul le feu), animent et reformulent à leur façon cette épreuve essentielle qui trouve ou non, selon les films, une ligne de fuite, un parcours singulier, un aboutissement.

    Marche, arrêt, parcours
    Long est toutefois le parcours pour en arriver là, à l’intérieur de Seul le feu ou encore à l’échelle des trois œuvres, qu’il semble possible de voir – rétrospectivement et en fonction de leurs différences et de leur autonomie – comme une sorte de lent processus.

    À partir de l’irrésolution volontaire, proche de la réclusion, de la narratrice du Garçon…, les marches presque forcées dans Berlin des trois femmes de 63 regards – qui tentent d’échapper à une menace constante d’affaissement, d’effondrement – ouvrent lentement vers une forme de résolution libératrice dans Seul le feu : après une longue recherche qui s’apparente à une quête, à une requête aussi, d’une simple signature, les cendres de l’amant dispersées vers l’océan à la fin de ce film indiquent même, sous la superbe musique de Georges Delerue (tirée de la série Le jeune homme vert de Roger Pigaut, en 1979), la coexistence d’un objectif à atteindre et de la dissolution, de la finitude mortelle comme de la vie qui continue, du fini et de l’infini. Terre et mer se confondent jusqu’à l’horizon, arrachées à l’enfermement, à l’enterrement.

    La mémoire et la mort
    La prégnance et la rémanence du Deuil – physique, mémoriel, affectif…  – unissent en profondeur les trois films, par-delà leurs différences.
    « Des rues une nuit vides, un théâtre qu’on rouvre, une plage pour une saison abandonnée à la mer tissent d’aussi efficaces complots de silence, de bois et de pierre que cinq mille ans, et les secrets de l’Égypte, pour déchaîner les sortilèges autour d’une tombe ouverte. » (Julien Gracq, ouverture d’Un beau ténébreux, 1945).
    Le beau ténébreux interprété par Stanislas Nordey dans Seul le feu ne pourrait-il pas prononcer une telle phrase tandis que, « solitaire et bienveillant », il arpente les allées du cimetière du Père-Lachaise avec sa bien-aimée incarnée par Mireille Perrier, elle aussi profondément seule et bienveillante, comme des rêves en marche ou des fantômes en plein jour ?

    À ton adresse
    Ces films aussi sont solitaires et bienveillants – et veilleurs tout autant.
    Les personnages principaux des trois, presque toutes des femmes, particulièrement celle parlant face à la caméra dans l’obscurité du Garçon avec les cheveux dans les yeux, et à qui Édith Scob donne toute sa présence et sa voix, s’adressent ouvertement à un-e autrequi peut autant être l’ami-e, l’amant-e, le confident ou la confidente, que les spectateurs. À ton adresse : par-delà le je, le tu rejoint dans l’intervalle ou la béance un nous idéal, communautaire, amical ou amoureux, que le temps de la projection invente et réunit comme des possibles « solitudes partenaires » (Georges Didi-Huberman, Phasmes).
    Cette forme particulière de correspondance, à la fois littéraire et filmique, réunit également les trois films et rejoint la question du lien – y compris défait – et par-là même du deuil.
    À travers ces faux monologues, plutôt des dialogues virtuels entre les gens et les temps, se tisse ainsi un autre dialogue, formel, entre textes et films : deux arts de l’impression, entre sensation et sentiment mais aussi gravure. Écrire et inscrire, imprimer et impressionner, pour dire et défier l’emprise de la perte.

    Cristaux
    Or, ce qui unit d’abord textes et films, c’est le cristal des regards et des voix, notamment de quatre femmes, magnifiques actrices aux timbres et à la diction si raffinés et singuliers : Édith Scob (Le garçon avec les cheveux dans les yeux), Dominique Reymond (63 regards), Mireille Perrier et Françoise Lebrun (63 regards, Seul le feu).
    Il n’y a pas que les yeux de cristallins. Leurs voix sont des cristaux, irréductibles et sensibles. Un des plaisirs à voir ces films, et d’abord à les écouter, est qu’il ne semble pas possible d’entendre le même texte avec d’autres actrices, d’autres personnes. Les actrices, surtout elles, y font vraiment corps avec les textes.

    Les hommes aussi y sont fortement « présents » – ou plutôt obsédants – mais davantage comme des silhouettes, parfois de danseurs comme Adrien Dantou (Seul le feu) : présences souvent perdues, sous formes de fantômes (Stanislas Nordey dans Seul le feu), de souvenirs voire de fantasmes (Robert Schuh dans 63 regards), ou de hantises mystérieuses (Le garçon avec les cheveux dans les yeux).
    Si dans ces films les femmes se distinguent par leur présence immédiate, presque directe par-delà l’inévitable décalage des projections, les hommes s’imposent d’abord par leur absence, leur manque – comme un cristal brisé, cette fois, à recomposer, à la recherche d’une silhouette idéale qui pourrait devenir, enfin, une vraie présence. La quête d’un temps perdu s’y confond avec celle d’un corps à retrouver – sans cesse perdu, toujours à venir.

    Retour à l’automne

    « On distribue des cartes, on crée un monde avec rien, sur de la cendre. On répare la mort.

    — Vous pensez que le théâtre répare la mort ?<
    — Oui. Mourir n’est rien, puisqu’on ressuscite, au théâtre. ».

    Ainsi répond Dominique Reymond à un entretien au journal Le Monde à propos de son interprétation de La Mouette d’Anton Tchekhov (juillet 2012), elle qui « illumina » aussiÉloge de l’ombre de Junichirô Tanizaki au théâtre et, avant 63 regards, Y aura-t-il de la neige à Noël ?, de Sandrine Veysset, au cinéma – de purs titres d’automne.

    Les autres arts et naturellement le cinéma réparent également la mort. Ou au moins ils la transforment, la font renaissance des cendres.

    Qu’impriment les films de la perte et de l’automne ? Entre déliquescence et régénération, les feuilles mortes nourrissent l’humus des printemps à venir. Pendant ce temps si douloureux, la mort préserve quelque part une forme d’éternelle jeunesse.

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