À propos du film de Juliette Bineau, Gertrud, d’après Dreyer
par Judith Cahen [2008]
Retour sur une expérience
Lorsque je me suis rendu à l’Action Christine en décembre 2007, pour la toute première projection du Gertrud de Juliette Bineau, j’étais très intriguée. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre mais connaissant Juliette comme comédienne de théâtre, j’étais surtout curieuse de voir comment elle allait s’emparer du très beau personnage féminin de Gertrud et de la pièce de théâtre dont Carl T. Dreyer est parti pour réaliser ce film prodigieux qui occupe une place particulièrement importante dans ma cinéphilie. C’est peu dire que j’étais sur une fausse piste !
En effet, dès le début de la projection, je fus extrêmement décontenancée : il ne s’agissait pas d’un remake ou d’un film “librement inspiré de”, mais bien plutôt d’une performance cinématographique radicale à laquelle j’étais invitée à assister : j’étais dans une salle de cinéma classique où, si je fermais les yeux, c’était bien Le Gertrud de Dreyer que je reconnaissais, qui “occupait l’espace”… L’espace sonore… Mais j’étais face à d’autres images, des images vidéo en couleur, tournées par Juliette, à l’intérieur de la bande son du film de Dreyer, l’épousant pas à pas, voire plan par plan, mais tellement décalées d’avec les longs travellings noirs et blancs si caractéristiques de Gertrud… Et je comprenais assez vite que la cohérence de ce dispositif avait toutes les chances d’être rigoureusement tenue, c’est-à-dire tout au long de la bande son du film de Dreyer… J’eus alors un moment de déception et d’inquiétude : qu’allais-je donc vivre pendant une heure trente dans cette salle de cinéma, sinon la nostalgie du grand Gertrud, le “vrai” ? Que n’étais-je donc point alors plutôt entrain de le revoir, ce grand chef d’œuvre classique, en copie 35, dans cette salle de cinéma classiquement consacrée aux classiques, plutôt que ces maladroites images vidéos ?! Pourquoi m’imposer cet exercice frustrant, quasi sacrilège ?! Il fallait que je calme en moi la cinéphile déconcertée et que j’accueille l’événement : tout le contraire d’un sacrilège : un hommage des plus juste, un véritable geste cinéphile d’interprétation.
Je décidais de patienter et d’éprouver le dispositif sur la longueur… Il me fallait accepter l’étrange proposition telle qu’elle était et essayer de revisiter mon Gertrud intérieur, réactivé par la bande son du vrai Gertrud de Dreyer, à présent porté par les visages contemporains remarquablement choisis par Juliette, notamment, la superbe Aurélie Delafon, dans le rôle de Gertud.
J’eus alors la chance de vivre grâce à cette proposition de Juliette une expérience cinéphilique extraordinaire, au sens littéral.
C’est au moment où Gabriel Liedman apprend à Gertrud que son jeune amant se répand dans les dîner en ville, se vante de sa dernière conquête et souille le nom chérie de celle qu’il aurait du protéger de sa discrétion – ma scène préférée, chez Dreyer comme chez Juliette Bineau – que l’effet cathartique a atteint son stade de cristallisation : la scène, tournée aux 9 Billards est baignée de rouge, comme dans un labo photo, la lumière nécessaire pour développer les photos dans le liquide révélateur… Le magnifique visage d’Aurélie, dans ce bain révélateur rouge, dans ce bar où nous avons tous fait la fête… J’ai compris : j’ai pleuré parce que je comprenais ce qui là, de ce personnage obstiné et solitaire NOUS concernait.
Ma Gertrud, Notre Gertrud, Unsere Gertrud…
Le film de Dreyer me touche profondément et je l’ai vu cinq ou six fois dans ma vie, mais je ne crois pas avoir jamais pleuré à sa vision. Je ne dis pas que les larmes soient un “critère esthétique” et ce n’est pas seulement d’émotion que j’ai pleuré, c’est d’une sensation lumineuse, de révélation. (Révélation au sens littéral, comme le bain révélateur du labo photo rouge où baignent comme sorti du temps les visages de Gertrud et son ancien amour poète, scène clef du film).
J’étais face à une expérience de double, voire de triple nostalgie : nostalgie cinéphile, de “mon Gertrud perdu”, nostalgie intrinsèque à la thématique du film portée par Gertrud, qui fait de l’amour une croyance toujours à nouveau et à jamais perdue, redoublée ici par la sensation d’éternel retour de cette perte. Cette sensation, portée par la beauté des visages des “modèle” (plutôt qu’acteurs) choisis par Juliette — des Parisiens de ma génération, certains croisés dans des fêtes — cette sensation cruelle et ironique opéra sur moi comme un révélateur : Gertrud devenait une sorte de trame affective implacable et nécessaire, que nous étions tous condamnés à vivre. “Notre Gertrud”, comme un destin propre au nous solitaire de l’amour, qui nous pousse à espérer l’amour, à le perdre, dans un contexte de places sociales que nos années 2000 n’ont pas tant apaisées par rapport à l’époque de la pièce de H. Söderberg dont Dreyer s’inspire. Classique et contemporaine devient la figure du jeune musicien qui sort en ville et raconte (divulgue) avec impudeur ses conquêtes, la cruauté des secrets amoureux dissous dans les mondanités, la foi en l’amour aussi éternelle qu’éternellement déçue…
Avec le film de Juliette, la Gertrud de Dreyer devient une figure tragique archétypale, une sorte de Phèdre contemporaine. Son combat, âpre et solitaire, est aussi celui d’une Antigone ou Don Quichotte, sa tragédie orchestre celles de son entourage : on pleur sur elle comme sur Gabriel Liedman, bien plus encore qu’on n’a jamais pleuré sur le mari de Madame Bovary, ni encore moins sur Rodolphe.
Juliette a accompli le geste d’hommage le plus juste qu’il soit, un véritable exercice d’admiration (pour reprendre les termes de Vincent Dieutre, via Cioran) : un acte d’interprétation, à la fois libre et absolument fidèle, et qui se situe à l’intérieur même de la logique du cinéma. En effet, la partition à interpréter que propose un film comme Gertrud, c’est exactement sa bande son (comme la reprise d’un opéra ). C’est dire aussi qu’il s’agit de laisser la mise en scène de Dreyer intacte, ancrée dans le souvenir cinéphile, de ne pas chercher à faire “à la manière de”, mais de se glisser absolument dans le rythme du film, la musique qu’il a créée. Il y a là quelque chose qui rend hommage au cinéma lui-même (art des constructions de durée et non art visuel comme le précise justement Serge Daney) et qu’une actrice venant du théâtre, pouvait comprendre et proposer mieux que quiconque.
Ainsi, son Gertrud à la fois contemporain et hors du temps, s’adapte si magnifiquement bien à un Paris d’aujourd’hui, à des visages de ceux qui y font la fête, la nuit… À un milieu parisien qu’on aurait dit “branché” autrefois, déjà autrefois. Gertrud devient une grille de lecture du temps nostalgique de l’amour qui s’applique éternellement au Paris d’aujourd’hui, toujours déjà en retard sur le Paris d’autrefois…