par Guillaume Coudray [2010]
La splendeur du monde et l’éclat des visages. Voilà sans doute ce qui permet d’identifier les films de Sharunas Bartas dès le premier coup d’œil. C’est le cinéaste des questions sans réponse, de l’épuisement, de la solitude irrémédiable et des brefs instants où la fatigue laisse place à la joie. À l’écran, cela se traduit par des longs plans figés et inquisiteurs, soutenus jusqu’à l’extrême. Par sa dimension presque exclusivement picturale, c’est une œuvre à la limite du territoire cinématographique. C’est, si on peut dire, du cinéma abstrait, comme on parle d’art abstrait. Pour moi, en 1997-98, il n’y avait rien de plus nouveau, rien de plus beau. J’étais un jeune homme parisien, cinéphile, romantique, enthousiaste et naïf. Sharunas Bartas était pour moi un demi-Dieu. C’était mon Buddha, mon Siddhârta. Je sentais – avec une force qui aujourd’hui encore me semble un peu mystérieuse – que je devais m’en approcher. De lui, je voulais tout apprendre.
J’ai dit cela à Bartas, quand j’ai réussi à le rencontrer. Il m’a écouté, il m’a longtemps fixé dans les yeux – j’ai cru qu’il m’hypnotisait- et puis il a refusé. Je suis revenu le lendemain. Puis le jour d’après. La quatrième fois, il m’a proposé de lui laisser mon numéro de téléphone. Il m’a rappelé, et la première mission qu’il m’a confiée, à Paris, ça a été de lui trouver un appartement. Je l’ai installé chez moi. Ainsi, me disais-je, il ne m’échapperait pas. J’étais loin d’imaginer que c’est moi qui, trois ans plus tard, aurait beaucoup de mal à échapper à son emprise et à sa domination.
Durant ces trois années, j’ai vécu à ses cotés dans le studio Kinema, la grande datcha qu’il a construite au milieu des bois, à Vilnius. La maison se trouve à un carrefour. L’adresse de la façade Nord est Grybautoju, 30 : « 30, allée des Cueilleurs de Champignons ». La façade Est donne sur Svajonu : la « Rue des rêves ». Entre la récolte du réel et l’imagination, c’est une adresse parfaite pour cette étrange maison de la folie lucide.
Bartas vit là en chef de clan. Dés ses débuts, il a fait le choix de l’autarcie maximale. En théorie, un film entier pourrait être réalisé sans sortir du studio-habitation. Répétitions, castings, séances de photographie, conception des costumes et de la musique, bruitages, sound-design et mixage : tout a lieu dans cet espace réduit qui déborde d’appareils récupérés lors de la chute des studios de l’ère soviétique. Cette autosuffisance est sans doute une des forces qui permettent la puissance poétique et l’originalité des films de Bartas. Mais cet isolement sans cesse provoqué et approfondi a aussi quelque chose d’inquiétant, parce-que le groupe entier vit au diapason de son chef charismatique, qui souvent se comporte comme le chef d’une petite troupe assiégée par une armée invisible. L’environnement du studio contribue à ce sentiment, avec ses ateliers pleins de camions militaires et de techniciens-mercenaires. Dans les mois qui précédent le départ en expédition de tournage, Bartas rase ses cheveux longs et il revêt un uniforme camouflage. Il porte alors un poignard à la ceinture. Tout concourt alors à rendre visible l’aspect guerrier du travail de Bartas. En guerre contre quoi, contre qui ?
Comme un incendiaire allume des feux pour pouvoir les éteindre, Bartas se maintient perpétuellement dans un environnement instable où tout paraît à deux doigts de s’effondrer. Il semble sans cesse en train de préparer des désastres, comme s’il ne se sentait à l’aise que lorsqu’il est au bord du gouffre… Gouffre émotionnel, abîme financier, catastrophe technique, drame relationnel : la vie avec Bartas, c’est en permanence la menace d’une tragédie imminente. Et lorsqu’il tourne un film à l’extérieur, Bartas reconstitue une configuration où son équipe se trouve, avec lui, « en dehors du monde ». Qu’est-ce qu’il poursuit en cherchant ainsi à créer systématiquement, à l’écart, une cellule autonome et autarcique ? A quoi sert cet état névrotique ? Où est le lien entre les films de Bartas et les conditions psychologiques dans lesquelles ils sont élaborés ? Quel est le lien entre auteur et autorité ? Le rébus Bartas est là, dans la combinaison d’une sensibilité poétique extrême et d’un mode de vie de guérillero en baroud.
J’ai voulu retourner l’observer, aujourd’hui, dans son studio-bunker, dans son arche secrète et claustrophobe au milieu des bois, dans cette maison où rien n’est jamais sûr, où rien n’est jamais fixé d’avance. J’ai voulu retourner le voir avec la distance, avec la fascination retombée mais un amour inchangé pour ses films. J’ai voulu chercher à comprendre pourquoi, pendant prés de trois ans, il a été le cœur de mon existence, au point où j’avais cru ne pas pouvoir me séparer de mon shaman, de mon gourou, au point où j’avais imaginé en rester à jamais prisonnier.