Manifesto 3

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    Par Pascale Cassagnau [2000]

    Un certain nombre d’œuvres contemporaines font explicitement référence au cinéma ou semblent établir des points d’homologie avec l’imaginaire cinématographique. L’univers esthétique de certains artistes paraît partager avec le cinéma la fonction dialogique du récit filmique (ses effets scénario, l’appel à un destinataire, sa rhétorique), la nature métonymique de l’image, le devenir-biographique de tout point de vue cinématographique. Des œuvres comme celles de Jean-Pierre Bertrand, d’Ange Leccia par exemple, résonnent sur un mode discret de tout l’imaginaire constitutif du cinéma compris comme un dispositif (appareillage, écran, cadre/cache), surface argentique ou réserve d’images. La création contemporaine partage avec le cinéma au moins deux éléments : la mise en fiction du moi et un espace imaginaire homologique, quant à sa structure, avec l’espace filmique. L’importance de la référence au cinéma dans le champ diversifié de l’art contemporain désigne le cinéma comme le réel de l’art, comme si le cinéma avait pris la place du monde. En tant que système de symbolisation spécifique, le cinéma semble être devenu une sorte de référent naturalisé et assimilé : un véritable horizon de pensée. Dans les années 70, les relations croisées art/cinéma, qui ont par ailleurs accompagné toute l’histoire esthétique du XXe siècle, ont produit une analyse des images et des mass-media, ainsi qu’une critique de la représentation, en mettant en corrélation des domaines diversifiés. Chez John Baldessari, la référence à l’univers du cinéma correspond à une exploration d’un certain nombre de genres cinématographiques, ainsi que de toute une imagerie relative aux westerns et aux films de série B. Pour Dan Graham ou Bruce Nauman, les points de jonction entre le cinéma et les oeuvres contemporaines prennent appui sur une
    réflexion concernant le statut contemporain de la représentation.Dans les années 80, la relation de l’art contemporain au cinéma a pris une autre signification : les œuvres d’art contemporain n’interrogent plus le cinéma du point de vue de la représentatio mais elles invoquent le cinéma comme un modèle au sens informatique du terme. Pour beaucoup de jeunes artistes, le cinéma constitue un modèle permettant de produire des hypothèses, des opérations de déplacement de sens à partir de sa périphérie, de ses marges, ainsi qu’un libre jeu simulant à la fois les éléments constitutifs des films et des œuvres, déterminant un lien indirect au réel. Elise Tack, Cindy Bernard, Angela Bulloch, Douglas Gordon explorent les hors champs de certains films, en exploitant le potentiel fictionnel propre à chaque univers filmique. Le cinéma constitue pour certains artistes un modèle pour penser l’image hors de son contexte artistique : sortir de l’image et de ses rhétoriques par le cinéma et placer l’image dans un contexte élargi correspond à une mise en exergue du temps. Dans les œuvres de Pierre Huyghe, par exemple, la question de l’image est déplacée vers le processus de sa perception, de sa lecture et de sa réception retournées. Son travail consiste à mettre en évidence le dispositif propre à l’espace filmique pour en faire jouer les paramètres principaux : l’espace filmique acquiert chez lui la fonction de système-expert pour l’œuvre d’art ; il opère à cet effet comme un embrayeur de significations, quant au temps, quant au destinataire, en constituant un espace expérimental. Le film comme modèle générique configure un théâtre resserré à partir duquel peuvent s’observer et se simuler les fictions sociales. En se référant au cinéma, les artistes élaborent une “histoire” du cinéma transversale, en développent l’archéologie et ressaisissent l’espace filmique en tant qu’opérateur de sens pour penser l’articulation fiction/réalité.

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