L’Occupation des sols

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    par Stéphane Bouquet [1999]

    Valérie Mréjen fait art de tout bois : cartes postales, annuaires, étiquettes, livres (et toutes sortes de livres – livre illustré, livre-collage, livre très traditionnellement écrit), photographies, vidéos, bientôt peut-être le cinéma. (Je sais qu’il y eut aussi de vagues conversations qui évoquaient la possibilité pour Valérie Mréjen de collaborer au « chorégraphe collectif » Serge Gautier et de s’atteler à l’écriture d’une pièce de danse). À quoi rime ce quadrillage systématique des différents médias artistiques ? J’envisage deux types de réponses pour comprendre cette présence sur tous les fronts. D’abord, que Valérie Mréjen est une artiste d’après l’époque moderniste. La question de la forme n’est plus son affaire, ni celle des matériaux. Certes, elle produit encore des objets parce que le système économique de l’art l’impose (et qu’il s’agit aussi de vivre) mais ces objets ne sont pas l’objet central de son travail, lequel a un nom simple : le langage, qui court derrière tout ce qu’elle fait. Au reste, les objets que fabrique Valérie Mréjen désignent toujours qu’ils ne sont pas l’essentiel, que ce qui compte n’est pas leur fini ou leur perfection plastique. Il n’y a chez elle aucun goût de la beauté, aucun désir du travail léché. Dans l’album Meilleur souvenir, qui est une collection de cartes postales, celles-ci sont placées dans la page avec une certaine mais légère imperfection volontaire, de travers, ou trop en bas, trop à gauche. Les vidéos aussi ont de ces imperfections plastiques. La lumière, par exemple, n’est presque pas travaillée. Elle est grise, terne, un peu blafarde, comme souvent dans les films de famille par exemple, lorsqu’ils se contentent d’enregistrer à plat le monde. Et comme Valérie Mréjen est une obsessionnelle (on ne s’amuse pas autrement à lire de A à Z des dizaines d’annuaires), il est probable que ce refus de l’accomplissement plastique fasse sens.

    Description d’un combat

    Autre étrangeté de ces petits films, leur rapport ambigu au cadre. Les personnages que filme Valérie Mréjen, qui sont presque toujours assis et systématiquement immobiles, ne sont jamais centrés mais légèrement décadrés. Un couple parle autour d’une table. La femme est bord cadre droit, tandis que de l’autre côté, entre l’homme et le bord gauche du cadre, il y a un petit espace vide et blanc, inemployé et inutile, qui vient déséquilibrer la composition de l’image. On sait que le décadrage – choisir des angles ou des positions de caméra étranges – est un des procédés les plus couramment utilisés de pictorialisation de l’image cinématographique. De nombreux cinéastes ont joué de ces effets. Mais le décadrage, le plus souvent, est franc et massif, pleinement perceptible. Pas chez Valérie Mréjen. Il ne s’agit pas pour elle d’un effet esthétisant, voire maniériste. Trop léger est le décentrement pour être pleinement apparent. Le but est plutôt de produire un trouble chez le spectateur. Quelque chose dans l’image ne va pas, ne respecte pas les mesures et l’ordre traditionnel du regard. Un couple (un autre) est attablé ; le décor est on ne peut plus neutre ; derrière la femme, pourtant, il y a une mince ouverture dans la cloison où l’on aperçoit quelque chose mais quoi ? un placard, un vêtement, un cintre ? Cette anicroche dans l’image – alors qu’il aurait été si simple de cadrer un peu plus serré –, cet infime trouble dans la représentation, et qui se reproduit dans beaucoup de vidéos de Mréjen, on peut les considérer comme un point d’ironie qui déplace ce qu’il y a à voir. Je rappelle, à ce propos, l’analyse du décadrage que propose Pascal Bonitzer. Le décadrage « relève d’une maîtrise cruelle, d’une pulsion de mort agressive et froide : l’usage du cadre comme tranchant, le rejet du vivant à la périphérie, hors du cadre, la focalisation sur les zones mornes ou mortes de la scène, la louche exaltation des objets triviaux mettent en valeur l’arbitraire du regard dirigé d’aussi curieuse manière, et peut-être jouissant de ce point de vue stérile. (1) » On trouve à première approche que c’est un peu exagéré pour parler des vidéos de Valérie Mréjen, et puis finalement non. Simplement, cette violence dont parle Bonitzer, Mréjen l’euphémise, la rejoue sur un mode mineur. Qui a lu son récit Mon Grand-père sait bien que le pire chez elle se dit toujours l’air de rien, à l’aide d’un discours on ne peut plus neutre. De la même façon, dans ses vidéos, euphémise-t-elle la brutalité des décadrages même si elle sait en garder la sourde violence.

    Femmes

    Le décor, par exemple, est cadré de telle façon qu’il manifeste bizarrement sa présence. Anti-naturaliste, il insiste par la façon étrange qu’il a d’être vide. Toutes les tables visibles – et dieu sait que la table est un élément récurrent dans ses vidéos – sont parfaitement rangées, comme inutiles, inemployées. Si par hasard, il arrive que quelque chose soit posé dessus, c’est que les choses ici présentes (une bouteille de vin, un verre) serviront au développement de l’intrigue – intrigue qui peut toujours se ramener à un acte caractérisé d’agression verbale. Tu es maladroite, tu es laide, tu t’habilles mal, tu m’ennuies, tais-toi, tu ne plairas jamais à personne, comment veux-tu, tu es conne, tu me fatigues, tu vas mal, c’est évident comme tu vas mal, ma pauvre, tu ne comprends rien, ma pauvre. Les femmes sont les victimes privilégiées de ces permanentes attaques verbales. Que faut-il comprendre ? Qu’il y a dans le travail de l’artiste une dimension féministe (qui s’ignore) et qui donnerait à voir des femmes exclues du langage ? Ou bien, qu’au nom d’on ne sait trop quelle pulsion masochiste, Mréjen aime à placer les femmes en position de victimes du discours ? Deux indices, pour répondre. Indice 1 : un ancien travail consistait en trois photos intitulées Croque-monsieur, Croque-madame, Élément féminin (un œuf sur le plat était donc le symbole de la femme). Indice 2 : une des dernières vidéos montre un homme raconter, en phrases toutes faites, ses vacances dans une ville qu’on devine être Budapest. L’épisode est inspiré d’un séjour qu’a fait Valérie Mréjen dans la capitale hongroise. La question qui, dès lors, me travaille est : pourquoi est-ce un homme qui raconte et pas une femme ? C’est qu’une femme aurait porté un discours abondant, sûr de lui, mission impossible dans un univers où elles ne parlent qu’en creux, où elles sont le reste (ce qui reste après une soustraction) de l’homme.

    Je mange un œuf

    Le goût de Mréjen pour ces confrontations autour d’une table peut s’analyser selon deux axes. D’abord, les tables figurent explicitement la grande opération de langage à l’œuvre dans les vidéos où il s’agit toujours plus ou moins de se mettre à table justement, de tout mettre sur la table, de déballer les secrets de son cœur. Quitte à ce que les secrets sortent mal, difficilement, dans des mots stéréotypés et convenus. Ainsi de cette femme, assise seule à table, face à la caméra, et qui ne cesse de dire son énervement à son interlocuteur (nous, en fait) en utilisant régulièrement le mot « truc ». Mais les tables sont aussi un élément essentiel dans le vieux genre pictural de la nature morte. Et les bandes de Mréjen peuvent aussi très bien passer pour, disons, de « la vidéo morte ». Peut-être que je déraisonne, mais il me semble qu’entre l’œuf sur le plat comme image de la féminité et l’omniprésence des tables, il y a un lien dont l’horizontalité (du plat et de la table), l’absence d’épaisseur, seraient l’expression formelle. Réduite à une dimension, à une ligne unique, la vie n’est pas vivante. Les décors systématiquement vidés de tout désordre, la bande-son sans fioritures (i.e. sans ambiance), le phrasé mécanique et blanc des acteurs, le caractère très répétitif des dialogues, tout cela participe à une opération d’épuisement du réel, de figement du monde. Les premières bandes vidéo de Valérie Mréjen, qui présentaient des individus solitaires monologuant sur des fonds noirs ou blancs, possédaient déjà une puissance mortifère. On avait moins à faire ici à des personnages qu’à de purs producteurs de discours, sans intériorité. S’il m’est permis de dévoiler un travail en cours, le premier scénario (pour le cinéma) de Valérie Mréjen raconte l’histoire d’une femme qui croit qu’il lui arrive une histoire, alors qu’en fait non, rien : elle se leurre, il ne lui arrive rien, il n’y a rien. (Pour revenir à la note précédente, j’ajouterai que dans ce scénario c’est son meilleur ami, un homme encore, qui parle pour elle, à sa place de morte-muette, et lui dévoile que son histoire n’existe pas).

    La Disparition

    Il serait temps peut-être d’en venir au langage, dont on a dit déjà qu’il était le sujet central du travail de Valérie Mréjen. Sujet qui fait que les séparations entre les médias artistiques n’ont pour elle aucun sens, puisqu’elle traque le verbe partout où il se trouve, d’annuaires en vidéos. Pour lui faire dire quoi ? demandera-t-on. On pressent, bien sûr, la réponse : pas grand-chose. L’accumulation dans Mon grand-père des tics langagiers de chacun (ma mère disait « en route, mauvaise troupe », mon grand-père autre chose, mon père autre chose encore), le nombre de vidéos qui tourne autour d’un mot fourre-tout (truc, sympa) ou d’une expression coutumière (t’es conne, ça va) indiquent que Mréjen s’intéresse plus à une langue figée qu’à un langage surgissant et inédit. Cette paralysie du langage pointe ce que j’appellerais volontiers une défaillance de l’être. Valérie Mréjen n’est pas la seule artiste contemporaine à s’intéresser au langage (voir, entre autres, Antoinette Ohanessian ou Claude Closky) mais elle est une des seules à avoir de celui-ci une approche plus métaphysique qu’analytique. Le discours n’existe pas en soi. Il est toujours porté par quelqu’un, un acteur ou un je autobiographique ; surtout, il est toujours anecdotisé, pris dans les rets d’une histoire. Ce ne sont pas de purs jeux de langage que donnent à voir les vidéos mais des reflets de la vie, du réel. Or, cette prise en charge du réel par le langage ne va pas de soi, au contraire. Il y a, dans les vidéos, ceux qui croient que la langue a un sens : la petite fille qui pense que la chanson n’est vraiment la chanson que si elle la chante jusqu’au bout (plaisir que la grand-mère lui refuse) ; la jeune femme, qu’elle est conne quand son ami lui dit qu’elle est conne. Ceux-là ont perdu d’avance, ils seront frustrés et malheureux. Et puis il y a les autres, tous les autres qui, incapables d’avoir un « parler vrai », pointent la faille en eux, sans peut-être le vouloir. Le travail de Valérie Mréjen est sans doute au plus beau lorsqu’il désigne que derrière le langage, il n’y a rien, pas d’être, pas de présence, mais du vide, de l’absence, de l’impossibilité à occuper le monde. Une coquille creuse. Un défaut d’être. Un manque d’incarnation. Si elle a beaucoup travaillé sur les noms de famille, si dans Mon grand-père elle multiplie les surnoms, si les dialogues des vidéos fonctionnent souvent en boucle, c’est précisément qu’elle veut supposer à la nomination une puissance incroyable. Mais ça ne marche pas. – Ca va ? – Oui. – Mais ça va ? – Oui. – Mais ça va ? – Oui, etc. « Oui » ne suffit pas, le langage n’est pas une preuve, le sens reste inaccessible. D’une façon un peu provocante, on pourrait dire que Valérie Mréjen n’a rien à dire, et rien c’est nous.

    (1) Pascal Bonitzer, Décadrages, Paris, Cahiers du cinéma, 1985.

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