Les documents du spectacle social

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    par Jacinto Lageira

    Nombre de projets artistiques auxquels est souvent associé le nom de Dennis Adams – par exemple ceux de Hans Haacke, Alfredo Jaar, Antonio Muntadas, Krzysztof Wodiczko – tirent leur force du matériau documentaire dont ils font état et, plus exactement, du statut idéologique de ces documents. Car ces derniers n’attestent pas seulement de l’existence d’événements sociaux ou politiques mais rendent aussi compte du rôle que l’on a voulu ou que l’on veut leur faire jouer dans un passé, un présent ou un futur plus ou moins proches. Qu’ils soient occultés, censurés, manipulés, partiellement détruits, remis au placard, livrés aux oubliettes de l’histoire, de tels documents continuent de guider en sous-main le cours des événements, car l’amnésie du présent, propre à nos sociétés post-historiques, ne se produit que dans la mesure où l’on cherche à oublier l’inoubliable. Il n’est pas jusqu’au terme lui-même dont on a perdu le sens premier : document, du latin documentum (XIIe siècle), « ce qui sert à instruire ». Submergés par des documents médiatiques de toutes sortes, nous ne sommes plus instruits mais, tout au contraire, désinformés et décultivés et, cela, paradoxe des paradoxes, de notre propre fait. Nous vivons dans l’état qualifié par La Boétie de « servitude volontaire ». L’idée très répandue que celui qui n’est pas en possession de certains documents ne peut être au courant de ce qui a eu lieu et se trouve incapable d’exercer son esprit critique, a pour conséquence la mise à l’écart progressive de la réalité. Ce que les producteurs et/ou falsificateurs de documents (ce sont très souvent les mêmes) cherchent précisément à obtenir, afin de substituer l’oubli à la mémoire. Posséder les documents serait donc posséder un savoir inaccessible à d’autres, et sur lesquels, de ce fait, on aurait un pouvoir moral, psychologique, physique, intellectuel ou économique. Le document culturel est, pour ainsi dire, le paradigme du document, car il est dépositaire multifonctionnel et multi-cognitif de l’humanité. En lui se condensent de multiples savoirs, mais aussi d’innombrables horreurs. Et l’on ne peut s’empêcher ici de penser à Walter Benjamin, l’un des auteurs de référence d’Adams, et à la célèbre formule dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire, affirmant : « Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie. »

    Si les premiers travaux de Dennis Adams datent de 1978, ce n’est véritablement qu’en 1982 que l’artiste adopte un travail hors du milieu artistique habituel et commence à intégrer l’« espace public ». Termes qu’il faut comprendre dans leur acception topographique mais aussi idéologique : ce dont on parle et discute publiquement. Or dans l’œuvre d’Adams, le statut du document – toujours produit par d’autres instances – se confronte volontairement à cet espace public d’après une modalité simple : ce sont des documents qui furent ou sont diffusés à grande échelle mais que la société oublie, qu’elle ne veut pas voir ou dont elle n’a même pas pris connaissance. Ce qui est surprenant, puisque Dennis Adams s’intéresse essentiellement à des événements sociaux et politiques datant des trente dernières années, ou qui peuvent, dans certains cas, remonter à la seconde guerre mondiale. Mais les hommes ont la mémoire courte… lorsque cela les arrange. Une date gênante, une action compromettante, un engagement pour une cause qui se révèle meurtrière, et voilà que le document est relégué dans l’obscurité des consciences. Dans le vocabulaire psychanalytique, cette forme d’évacuation du réel s’appelle le « refoulement », la « dénégation ».

    Les interventions semi-architecturales temporaires de Dennis Adams dans l’espace urbain se proposent de faire revenir au jour le réel du tissu social, selon les contextes spécifiques des lieux, de leur histoire et des enjeux qu’ils représentent pour les acteurs sociaux. En construisant ou en s’accaparant des abribus, des urinoirs publics, des kiosques servant à vendre des tickets ou des boissons, des barrières de signalisation routière, des passages, des panneaux publicitaires, etc., Adams transforme peu les structures du mobilier urbain, même lorsqu’il y ajoute des photographies marquées socialement et politiquement, généralement tirées d’archives de presse. Si peu, parfois, que les utilisateurs peuvent ne pas s’en apercevoir. À leurs yeux, il pourrait encore s’agir de l’une de ces campagnes publicitaires abstruses, dont la teneur réelle sera révélée ultérieurement. D’autant que rien dans la fonction du mobilier urbain n’est altéré, que les images ne sont jamais choquantes, que rien, même pas un nom ni une légende, ne présente l’objet comme une « œuvre d’art ». Ainsi, Bus Shelter I (1983-1987) fut une construction semblable à un abribus placée auprès d’un arrêt sur Broadway, à New York, dans la 66e rue. On pouvait s’asseoir sur un banc, s’abriter en attendant son moyen de transport, éventuellement prêter attention à la photographie ainsi qu’au texte, ne lui correspondant pas, qui se trouvait au verso. Entre 1983 et 1987, Adams réalise ainsi plusieurs couplages d’images et de textes, dont une image de 1984 qui nous montre deux hommes en conciliabule : le sénateur McCarthy et son conseiller Roy Cohn pendant l’une des auditions de la « chasse aux sorcières », et de l’autre côté un texte de Jenny Holzer assez vague sur le sens de la vie. Bien que parfaitement conforme au fonctionnement d’un abribus, il existait néanmoins un léger décalage, comme une coupure, entre le banc et la structure générale, signe que la forme doit correspondre au contenu : la photographie d’origine fut en réalité elle aussi coupée, puisque truquée. Ainsi, les œuvres d’Adams tissent toujours des liens presque invisibles entre caractéristiques formelles et signification. Lors du Festival de musique de Miami (Floride), on demanda à Adams d’intervenir dans la station de métro Martin Luther King, qui dessert un quartier « African-American ». Il en résulta Public Command/Other Voices (1988), trente photographies de militants des American Black Civil Rights, que l’on voyait en gros plan en pleine harangue, placées sur les haut-parleurs de la station. Avec Reworking (1988), réalisé à Genève, ce sont les travailleurs immigrés de l’Europe du sud et d’Afrique du nord qui viennent en pleine lumière, alors qu’ils sont la plupart du temps délaissés en tant que citoyens. Sur des barrières de signalisation routière indiquant des travaux, et à l’intérieur du triangle comportant un personnage courbé sur un tas de terre, signalant donc « un homme au travail », Adams a placé les portraits photographiques de travailleurs immigrés et, inscrit à la verticale, le nom de leur ville natale. Trente-six barrières furent disposées dans des lieux publics, tels que jardins, monuments, grandes artères. La démarche de Dennis Adams n’a pas de frontières sociales ou géographiques ni de thèmes privilégiés. On pouvait ainsi voir des images de Me Vergès et d’auditeurs du procès de Klaus Barbie dans Bus Shelter IV (1987) à Münster (Allemagne de l’Ouest) ; ou l’immense photographie d’un Indien Mowak, le visage couvert d’un foulard, sur la face intérieure d’un distributeur d’eau public à Montréal (construit par l’artiste), laquelle photographie rappelait la bataille rangée d’Oka en 1990 entre les forces de l’ordre et les Indiens Mowak qui défendaient leur terre, le titre de l’œuvre, Reservoir (1992), jouant sur le sens de « réserve pour les êtres humains » et de « stockage de l’eau ».

    Qu’il soit question dans ses œuvres de passés socio-politiques dont les blessures sont plus ou moins guéries – franquisme, nazisme, guerre d’Algérie, chute du communisme – ou de questions sociales pressantes (les travailleurs turcs en Allemagne), Adams ne cherche pas à régler ces questions mais à en clarifier le sens historique à travers une sorte de cartographie de la mémoire visuelle. Si les images urbaines opèrent comme des signes, quel en est effectivement le sens individuel et général, quelle signification apportent-elles au sein de notre existence ? De notre existence à tous. Car il ne s’agit point pour Adams de défendre l’idée de communauté, mais bien plutôt celle d’une mémoire collective. Et la force des structures de Dennis Adams tient fondamentalement à cette mémoire collective par laquelle et dans laquelle se construit notre mémoire singulière. Si l’autre ne se souvient plus, nous ne nous souviendrons plus ensemble, et l’oubli sera peut-être définitif. La mémoire collective fait également partie du pacte de la société civile.

    L’échange avec autrui pour éviter l’oblitération de la mémoire est au cœur de la vidéo-performance Outtake (1999). Comme dans la majorité des œuvres d’Adams, rien n’indique au départ les tenants et les aboutissants du propos. Un homme marche dans les rues d’une ville d’Allemagne (il est difficile de reconnaître les lieux, mais on entend parler) en distribuant anonymement des photographies anonymes en noir et blanc aux passants, dont on ne voit jamais les visages, puisque la caméra, fixée à l’avant-bras de celui qui distribue, est pointée exclusivement vers le sol. On ne voit que des pieds, alors que les photographies nous montrent le visage d’une jeune fille. Les images de la vidéo sont continuellement mouvantes alors que les photographies comme l’image des photographies sont perpétuellement fixes. Dès que les premières photographies sont saisies par les passants, on comprend immédiatement qu’il existe une progression, qu’elles semblent narrer quelque chose. En effet, la jeune fille court le long d’un couloir, puis revient sur ses pas, suivie cette fois par une nonne. Lors de sa course quelque peu affolée, son visage disparaît du champ photographique pendant quelques images, puis presque tout son corps, pour revenir en gros plan à l’avant-dernière photographie distribuée. Les images, comme tantôt ralenties, tantôt accélérées – selon que les passants prennent ou non rapidement les photographies –, comme un film à l’intérieur d’un film, s’enchaînent très lentement. La dernière photographie comporte un texte blanc sur noir, tel un générique, où l’on peut lire dans les deux dernières lignes que les photogrammes sont tirées du film Bambule d’Ulrike Meinhof, réalisé en 1970. Il s’agit d’un extrait de dix-sept secondes, dont Adams a tiré quatre cent quinze images. Pendant le temps réel de la performance de distribution, ce temps est fortement distendu, puisqu’il a fallu deux heures et seize minutes à Adams pour distribuer toutes les photographies.

    La révélation finale concernant la réalisatrice du film, ainsi que d’autres informations que l’on peut glaner sur son contenu – « un film de critique sociale dont le sujet est la vie d’adolescentes dans un orphelinat d’état à Berlin » (D. Adams) ; la séquence choisie montre une nonne voulant couper les cheveux de la jeune fille –, transforme radicalement la réception de la vidéo-performance d’Adams, tant pour le spectateur d’une galerie que pour les passants de la ville de Berlin où les images furent distribuées. À cette différence, évidente, que – à moins de connaître le film censuré pendant vingt ans par la télévision publique allemande – les passants n’ont en main que les infimes fragments d’une histoire (celle du film, celle de l’une des fondatrices en août 1970 de la Rote Armee Fraktion), alors que le spectateur peut en reconstruire la totalité. Mais, dans les deux cas, la performance d’Adams ne fait sens que si l’on connaît déjà l’historique de la RAF. D’où la question de la circulation publique des documents, de qui les possède et a le pouvoir de les diffuser. Fondée par Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Jan Carl Raspe, Ulrike Meinhof, la Fraction Armée Rouge va déstabiliser le gouvernement d’Allemagne de l’Ouest pendant de nombreuses années. La RAF ne sera dissoute officiellement qu’en… 1998. Bien que le noyau de la RAF (cité ci-dessus) fut arrêté en mai 1971 (début 1972, selon les auteurs), d’autres membres de l’organisation n’en continueront pas moins assassinats de personnalités politiques ou financières, enlèvements, détournements d’avions, plastiquage d’ambassade, prises d’otages. À l’époque des mystérieux suicides dans un quartier de haute sécurité (non élucidés à ce jour) de U. Meinhof en 1976, puis de ceux de J. C. Raspe, A. Baader et de G. Ensslin le 18 octobre 1977, on dénombrait vingt-huit personnes tuées par la RAF et la mort de dix-sept de ses membres.

    L’ambivalence du geste d’Adams, qui a choisi l’extrait d’un film de critique sociale réalisé par une future terroriste – de la même façon que Me Vergès put être l’avocat de Barbie, alors qu’il fut le défenseur des insurgés pendant la guerre d’Algérie –, ne peut se réduire au simple constat de l’ambivalence de la réalité sociale et politique elle-même. Le geste littéral et métaphorique de la transmission d’un document à autrui est une manière de responsabiliser celui qui le reçoit. Ce document pose la question du rôle que chacun doit jouer dans la construction de la mémoire collective si l’on ne désire pas qu’elle se transforme en documents inoffensifs de son propre spectacle.

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