L’électricité, moins les soviets

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    par Christa Blümlinger

    Un cinéaste parisien prend le rail pour faire un « ciné-voyage ». Il passe par Berlin, en direction des pays de l’Est, comme autrefois, avant la chute du mur. Les bêtes du zoo, qu’on entrevoit, nous parlent déjà d’un ici-et-ailleurs. Le passage sera rapide, mais le voyage entamé sera long. Le film le sera également, trois heures, sans que sa durée nous pèse jamais, tellement il fait partager la passion du ciné-voyageur. Celui-ci nous livre d’emblée sa destination, ambitieuse et lointaine : la Sibérie. Dès le début, nous vivons la sensation étonnante du train, tout ce qui tient à son déplacement : les ellipses d’une vision marquée par un mouvement saccadé, les ralentis, les arrêts et les reprises de vitesse qui modulent le temps d’un voyage ; les couleurs qui changent ; l’attente de quelque chose, qui s’installe avec les souvenirs ; un temps pour regarder, mais aussi pour raconter et pour formuler des considérations intempestives.

    La célèbre définition du communisme par Lénine, le « pouvoir des soviets plus l’électrification du pays tout entier », ce programme révolutionnaire qui inspire au film son titre, sera joué au pied de la lettre : Nicolas Rey part à la recherche de ce qui reste de la puissance de l’électricité (moins les soviets). Gardant sa direction principale, vers Magadan, port de la mer d’Okhotsk et centre d’une vaste région minière en Sibérie, il se livre, tout au long de son voyage transsibérien, à des détours peu touristiques sur des sites abritant des centrales d’énergie. Il s’approche de Pripyat, ville-fantôme près des réacteurs nucléaires de Tchernobyl, s’introduit dans la centrale hydroélectrique de Bratsk, pour contempler à travers le treillis les installations d’un immense barrage datant des années cinquante, tout en se rappelant son père ingénieur communiste.

    Nicolas Rey nous donne plusieurs pistes pour entrer dans son « ciné-voyage » : il y a, tout d’abord, cette voix vive du cinéaste, enregistrée au cours du voyage sur un petit dictaphone. Elle forme la base de la bande sonore du film. Ces carnets parlés au gré des humeurs du voyageur ont un ton parfois pressé, parfois oisif ; leur grain correspond, dans la modestie de son support, à la technique mobile et démodée des notes visuelles, prises tout au long du trajet avec une caméra Super-8. On pourrait dire une caméra-stylo au sens d’Alexandre Astruc, rêvant, dans son utopie esthétique de la fin des années 40, d’un cinéma où « la caméra finit par remplacer le stylo », où « le découpage technique devra devenir moyen d’expression d’une conception du monde », une écriture à la première personne dont le langage serait celui de l’essai (1). Nicolas Rey a su renouveler cette position de façon paradoxale, en concevant une espèce d’arte povera, adaptée aux exigences d’une réalité vécue et dont la base serait l’altération des normes techniques. Il fait une déclaration qui va tout à fait dans ce sens, par le moyen d’intertitres, autre voie d’énonciation qu’il introduit pour expliquer le point de départ de sa création. Rey part d’une idée d’enregistrement qui parle par sa matérialité même. D’emblée, il se déclare en quête d’un matériel rare qui porte en lui la fragilité de sa durée : « Tourner, en un long travelling d’ouest en est, (les rails sont déjà posés) ces cartouches Super-8 soviétiques qui stationnent dans mon frigo et voir les couleurs qui leur restent. Périmées, elles le sont, sinon elles ne seraient pas soviétiques ». Après nous avoir instruits sur l’origine de l’étrange beauté de ces images un peu délavées, d’un grain et d’une émulsion aux apparences parfois précaires, il nous révèle un peu plus loin le secret du rythme magique de ses images, qui tient tout simplement à une vitesse de tournage hors d’usage : « Tourner à 9 images par seconde. Déjà, Vertov parlait de la dictature du 16 images par seconde. Et ce n’était qu’un début. » Pour Rey, le détournement d’un standard technique fait donc partie intégrante de la conception plastique de son expression.

    Les intertitres ne livrent pas seulement la conception artistique (et artisanale, est-on tenté d’ajouter) d’un tel projet ; ils fournissent d’autres motivations de ce ciné-voyage, à la fois plus personnelles et plus intellectuelles : on apprend grâce aux bribes d’un autoportrait effleuré les compétences et le courage de toute une pléthore d’ancêtres masculins (ingénieurs, dessinateurs, photographes, bricoleurs, cheminots), ainsi que la rencontre de l’histoire familiale avec l’Histoire, à travers les guerres, la résistance et le communisme. Mais par la présentation même des intertitres, qui se déroulent chaque fois sur un fond de couleur primaire (à commencer par le rouge), on apprend aussi les tons de base que le cinéaste a choisis pour son film et qui seront celles de l’Union Soviétique.

    À côté de la voix enregistrée sur le vif, avec ses atmosphères environnantes qui nous évoquent l’espace traversé par le cinéaste, au-delà des cartons ou intertitres, qui rassemblent les données du ciné-voyageur, et comme au-dessus des images qui, par leur insistance sur des moments précis, nous conduisent d’emblée comme des images-souvenirs, un quatrième fil soutient le tissage du film. Sous la forme d’une voix off féminine, ce fil nous ouvre une autre piste pour pénétrer dans le ciné-journal. Il fait entendre de brèves citations de Lénine, extraites de l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme et du Gauchisme, maladie infantile du communisme (1916, 1920). Ces citations sont chuchotées et chevauchent souvent les témoignages de la voix vive du voyageur, figurant ainsi la transformation de l’expression symbolique attachée à l’idéologie communiste en une sorte de texte sous-jacent propre à une société nouvelle, régentée désormais par un capitalisme cru.

    Renouvelant ainsi les traditions artistiques et artisanales du cinéma, trouvant dans des techniques et des matériaux anciens l’occasion d’un renouveau plastique, ce film se trouve opérer une sorte de réconciliation des « deux avant-gardes » (2), longtemps séparées et s’ignorant mutuellement : celle du cinéma « expérimental », issue du milieu des arts plastiques et venant de New York, et celle qui s’est formée en Europe, à la suite du cinéma moderne d’après-guerre, et qu’on pourrait appeler « essayiste ». Les soviets plus électricité réunit en quelque sorte ces deux tendances, en se présentant à la fois comme comme un film-journal « mekasien » capable de sculpter le temps d’un voyage en modulant les couleurs, les vitesses, la structure et le défilement des images, et comme un essai « markerien » qui autonomise radicalement la bande-son par rapport à la bande-image. Car c’est à cause de la forme particulière de les Soviets plus électricité qu’on pense à deux autres ciné-voyages vers les pays lointains de l’Est, Lettre de Sibérie (1958) de Chris Marker, et Reminiscences of a Journey to Lithuania (1971-1972) de Jonas Mekas. La formule qu’André Bazin inventa pour expliquer l’intelligence du film de Marker, le « montage de l’oreille à l’oeil » (3), vaut tout autant pour ce nouveau film qui sait s’appuyer aussi bien sur les intervalles entre sons et images que sur ceux qui séparent les images, pour en faire surgir de la pensée. On peut de même accorder à ce film la formule de Mekas (4), pour qui tout filmage « direct » se charge d’emblée de mémoire et devient un mode de réflexion.

    Chez Nicolas Rey, la base du montage est formée par une série de photogrammes limitée, et repose parfois même sur le photogramme isolé. Selon le mode d’enregistrement, c’est-à-dire selon le degré de réduction de la vitesse du défilement du film dans la caméra, il peut s’agir seulement de quelques photogrammes, ou d’un plan assez court, qui sera ensuite étiré, remodulé et adapté au rythme des 24 images. Une suspension, une accentuation de quelques moments choisis tiendra ensuite au fait que ces plans, à la fois accélérés (par les ellipses à l’enregistrement) et ralentis (par la multiplication photogrammatique au tirage), sont toujours isolés par de longs passages au noir. Parfois, grâce au montage effectué à la prise de vue, ils forment de petites unités condensées, qui peuvent être reprises au cours du film ; mais toujours les distinguent la fragilité de leur apparence, leur discontinuité marquée. Par leur fugitivité insistante, ces plans se situent d’emblée du côté du souvenir. Par leur engloutissement récurrent dans du noir, ils se présentent comme des éclats visuels, venus au secours d’une voix toujours au présent, qui essaye de s’approcher et de témoigner d’un monde traversé par le poids du passé. Si cette parole est parfois hâtive, parfois hésitante, c’est aussi qu’elle réagit à quelque chose que nous ne pouvons voir, mais qu’elle tente de nous faire imaginer. Ce qu’en revanche nous voyons, ce sera souvent quelque chose qui n’est pas décrit ou nommé par la voix, quelque chose qui nous parle autrement. Les plans nous parlent par leurs variations de grandeur et de vitesse, grâce à un éventail de formes plastiques, qui s’étend de détails fixes et saccadés (ainsi, un mur pâle et délabré), aux défigurations striées de vues prises en mouvement (ainsi, des plans bougés sur une piste sibérienne).

    Jamais les images ne viennent illustrer le récit. Elles mènent une vie indépendante, mais leur lisibilité se cristallise pourtant au gré d’un rapport avec les mots qui vont à leur rencontre par des voies variées (la voix off du cinéaste-narrateur, les chansons, les intertitres, les textes de Lénine chuchotés par la voix off féminine). On pourrait parler d’un moment benjaminien, du « maintenant d’une connaissabilité » (5) s’incarnant dans ces images de souvenir retravaillées, images dialectiques au sens où elles établissent une tension entre la charge d’histoire qu’elles portent et le moment de leur lecture. Un tel moment unique de pensée se transmet par la forme fragmentaire des images et par les variations de leur retraitement.

    Par leur figuration même, les images, on l’a dit, parlent souvent d’autre chose que la voix. Elles induisent une sensibilité autre, un supplément d’imaginaire. Le passage, par exemple, où le voyageur-narrateur évoque Moscou, où il n’a pas l’intention de rester, crée cette ouverture du sens. Quand Rey imagine dans son audio-journal qu’au « kilomètre zéro » de Moscou, on pourrait trouver non plus le Kremlin, mais bien, reconstruite, l’Eglise du Christ-Sauveur, autrefois détruite par Staline, nous voyons un plan suspendu entre accélération (à l’enregistrement) et ralentissement (au tirage) : un ange immense apparaît, déplacé par une grue, dans le coin d’une façade blanche. La dénomination et la localisation des choses vues éclaire rétroactivement une série discontinue d’images. Car ce plan est en fait le dernier d’une série de fragments, éparpillés autant qu’énigmatiques, associés par le récit à une ville ukrainienne où, plus qu’à Moscou, le cinéaste a décidé de s’arrêter un peu – afin de rencontrer un expert dans le développement de la vieille pellicule Super-8 soviétique qu’il utilise. Initiée par un montage rapide de deux images-marques du processus de reconstruction (une inscription « Krupp » sur le montant d’une grue et un panneau de chantier représentant la future église), cette série de fragments a montré, sous différents angles, des ouvriers face à ce monument blanc, déplaçant l’immense ange bleuâtre. Si bien que lorsque nous voyons arriver l’ange dans le coin de la façade, et que la voix off évoque la finition de l’église moscovite, cette voix rattrape les images, désignant ainsi la nouvelle apparence de ce pays comme trace d’un mouvement permanent entre anticipation et souvenir.

    Toute l’architecture de ce film est donc fondée sur les détours et les retours des images et des paroles, propres à faire surgir un passé présent tout au long de cette traversée particulière et profondément personnelle de l’ex-Union Soviétique. Ainsi, la chanson populaire de Vissotski, Magadan, est-elle lancée dès le début de les Soviets plus électricité, comme fin du voyage, comme énigme du film et comme parole valant aussi pour le geste du cinéaste : «… si je suis parti là-bas, ce n’est ni sans rime ni sans raison…» . Elle va traverser le film et ressurgir sur sa fin comme une parole salvatrice qui, à Magadan justement, sera rejouée par le cinéaste, au gré de son récit d’aventurier. Ces paroles, qui avaient emporté le ciné-voyageur, deviendront finalement les siennes et prendront tout leur sens.

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    1. Alexandre Astruc, « L’Avenir du cinéma » (1948), republié dans Trafic n°3, 1992, p. 151-158, ici : p. 154-155
    2. Selon une distinction de Peter Wollen : « The Two Avant-Gardes ». in Readings and Writings. Semiotics Counter Strategies, Londres, Verso Editions, 1982, p. 92-104
    3. André Bazin, « Chris Marker. Lettre de Sibérie ». in France-Observateur, 30 octobre 1958.
    4. Jonas Mekas, « Le film-journal. À propos de Reminiscences of a Journey to Lithuania », in Jonas Mekas, Danièle Hibon (dir.), Paris, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1992, p. 47-56, ici : p. 49
    5. Walter Benjamin, Das Passagen-Werk, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1982, p. 578. Traduction Jean Lacoste, Paris Capitale du XIXe siècle, Paris, Cerf, 1989, p. 479.

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