Cécile Hartmann, par Pascal Beausse [2007]
Le son de la vague apparaît. Et vous êtes emporté dans le flux et le reflux des images. Dans leur impétuosité. Elles vont se succéder, implacablement. La vague gronde. À sa crête, elle sature la bande-son. Elle va tout apporter sur les rives de votre conscience qui s’éveille, entre la pesanteur du rêve et le retour à la réalité. Une première image, originelle, celle de la planète Terre, représentée depuis le point de vue cosmique transmis par la conquête spatiale, qui a offert au genre humain la connaissance de l’apparence de son lieu de vie. La planète bleue. Lumineuse. Une deuxième image lui succède, la Terre toujours, sous un cadrage sensiblement plus proche. Par cette mise en place parfaite du rythme de votre regard, en un écran noir s’ouvrant sur un bruit texturé, très vite identifié comme l’écume, et deux images fixes qui se succèdent en fondu enchaîné, vous êtes entré dans le cycle de régénération composé par Cécile Hartmann.
Ses films sont ainsi constitués dans leur fonctionnement sur ce rythme organique. Ce flux pulsatile. Cette vibration de la matière. Chaque vidéo est dotée de son intensité propre. L’une est sourde et violente, l’autre faussement apaisée, toujours en tension, une autre encore est aérienne, légère de sa dimension atmosphérique, la dernière est sombre, souterraine. Chacune est animée de cette vie intérieure, de cette organicité qui vous amène à la regarder en régulant le rythme de votre regard, en réglant jusqu’au battement du sang animant votre corps sur son régime temporel.
Time and Tide
Une pulsation de vie. Un battement. Le régime cardiaque est ralenti. Le regard apaisé et inquiété tout à la fois. En basse tension. Les images se succèdent. L’organicité du montage leur donne cette densité, cette profondeur qui tire parti de leur pauvreté initiale. Comment s’autoriser à dire qu’une image est pauvre ? Les images composant Time and Tide proviennent du flux télévisuel, du monde de la communication technologique désincarnée. Elles sont méconnaissables. Impossible de les attribuer à une source putative, journal télévisé ou film du soir. Elles appartiennent simplement à cet océan numérique d’images pauvres, d’images n’ayant que pour raison d’être la nécessité de remplir les écrans, de vider les consciences, de phagocyter les cerveaux.
Réinsufflées dans le réservoir de Time and Tide, les images de la télévision ne sont pourtant pas rachetées. Elles sont simplement emmenées dans un autre programme, qui n’est plus celui de la communication mais celui de l’art. Cécile Hartmann ne sauve pas les images de leur misère, elle en révèle la signifiance cachée. Tout se passe comme si la boîte de Pandore avait été ouverte. Tous les maux de la Terre, tous les malheurs de l’Humanité vont en surgir. Mais dans une temporalité adoucie, ralentie, qui rend leur violence encore plus implacable. Vous pouvez enfin dire : “Je n’ai pas vu les tours s’écrouler.” Vous voyez la nuée se confondre avec la vague.
L’écume des pixels engloutir l’icône du 11-Septembre. La vague avale cette image comme toutes les images, mais elle ne nie pas la prise de conscience planétaire d’un message rappelant à chacun la fragilité des constructions humaines et des vies. Elle la rend encore plus brutale.
Matière picturale des images technologiques. À la pâte se substitue la granularité des pixels. De la faible définition de l’image vidéo transférée, des aplats tachetés d’unités de lumière rougeoyante, Cécile Hartmann tire son parti plastique. Les images gelées font émerger non pas un contenu subliminal, mais la rugosité abrupte de leur texture. Ainsi figée dans son flux électronique, l’image communicationnelle révèle sa matérialité : un lacis fibreux de lumière transcodée, apparaissant à la surface des écrans sans profondeur, tout entier de superficialité. En peintre qu’elle est, Cécile Hartmann fait de cette qualité pauvrelette de l’image vidéo un riche magma, grouillant comme la lave en surface du volcan. Les métaphores faciles comparaient la grisaille grenue de l’ancienne fin des programmes, de l’écran télé en attente de contenu, à une “neige”. Il faudrait plutôt évoquer ici les petites congères des territoires urbanisés, repoussées par les pneumatiques sur le bord du trottoir, parsemées de particules de monoxyde de carbone, matière céleste fantasmée pure mais souillée par la fumée des moteurs à explosion. Toutes les images qui se succèdent dans ce diaporama vidéo, qui s’enchaînent à l’écran et s’entremêlent mentalement, semblent sortir de ce fonds indistinct d’une neige carbonique informationnelle. Élevage de poussière numérique.
Kessoku
Le point de vue s’élève. Avec majesté (comment le dire autrement ?), un nuage s’avance dans la lumière, plein de son immatérialité filandreuse, au-dessus du volcan. Les films de Cécile Hartmann ont cette grande intelligence de vous installer d’emblée dans la temporalité particulière qu’ils instaurent. Le titre ne vient qu’à la fin, pour les désannoncer et nous laisser en suspens dans leur monde. Avec Kessoku, vous pénétrez dans une expérience du regard, un autre régime scopique qui tisse son rythme d’une scansion dichotomique. Une nouvelle journée commence, un nouveau trajet visuel s’offre à vous. Nuée, brouillard, fumerolle, nuage hivernal colorié par l’éclairage orange des villes : l’air apparaît comme média primaire de la vie. Il révèle nos atmosphères vitales. Apaisée dans les montagnes, nerveuse dans les buildings de la macro-finance. En suspension, la ligne aiguë du sample du Lohengrin de Wagner vient unifier les plans disjonctifs, alternant vues du nuage et plans de bureaux. L’évanescente écume des brouillards montagnards, imposant le rythme apaisant des masses aériennes, s’oppose à la circularité du temps cyclique de l’activité économique. Les cotations boursières circulent sur un bandeau numérique lumineux, en des lieux désincarnés. Des hommes apparaissent, comme piégés dans la machine, Moloch informationnel. Le nom Topix marque de son emblème le cœur stratégique de ce building. Étrange topique. Il y a un emplacement pour chaque individu au service du système comme il y a un emplacement pour chaque information irriguant son réseau nerveux.
Par cet assemblage en rupture de deux mondes que tout semble opposer – le volcan et le quartier d’affaires de la mégalopole japonaise-, Kessoku vient expliciter l’articulation de notre époque entre le concept de design industriel et la pensée de l’environnement. Le nouveau contrat est celui d’une emprise de l’activité hyper sophistiquée de l’économie sur les situations climatiques. La nuée, pourtant, semble souveraine. Et dans un all over progressif, elle vient recouvrir le paysage. D’un gouffre à l’autre, s’affirme l’énigme de la présence du monde.
Relay
Plongée dans les entrailles de la ville-machine. Cécile Hartmann explore l’espace du global-capitalisme et les conditions de vie qu’il engendre. Comme une armée d’ombres, la foule d’usagers anonymes de l’espace public entre et sort de l’image par ses bords latéraux, en passant devant la représentation d’une grande pupille. Inscrit dans une mandorle qui évoque la cavité oculaire, cet iris robotique, animé d’un flux circulaire quasi organique, semble surveiller les passants. Motif de design décoratif incrusté dans l’architecture, ce grand œil de verre et d’acier crée une atmosphère de caverne orwellienne. Grand totem technologique de la civilisation hyperindustrielle, ce cyclope électronique symbolise les régimes scopiques inquisiteurs d’une société gouvernée par les technologies du contrôle. À cette brutalité machinique d’un diffuseur d’ambiance paranoïaque s’oppose l’extrême élégance des méduses. Leurs mouvements labiles, souples et ondoyants entrent en écho avec les plans nocturnes de voies routières drainant la cité. La lente avancée des files de phares de voitures, en contrebas des gratte-ciels, est redoublée par le défilement vertical des ascenseurs, comme des animations numériques évoquant des crêtes d’intensité nerveuse.
Chaque image de Cécile Hartmann est ainsi chargée d’une densité symbolique. Chaque plan de ce film contient son propre mouvement interne. En contraste, la vitalité majestueuse de la méduse, l’élégance de sa propulsion marine, viennent désigner la froideur inhospitalière des espaces de vie de l’Empire. Dans quelles conditions les formes de vie s’épanouissent-elles ? À quel niveau d’aliénation les humains sont-il capables de se soumettre ? Premier organisme doté de mobilité dans la longue histoire biologique de cette planète, la méduse agit comme un rappel de la résistance de la vie aux mutations de l’environnement. Comme une conscience, aussi, de sa fragilité fatale. Les images de cette ville futuriste, telle une mise en forme concrète d’un imaginaire de science-fiction, cauchemar réalisé par les urbanistes et architectes, sont comme un constat du niveau de saturation dans la perfection et la complexité à laquelle aboutit l’environnement artificiel conçu par la civilisation hyperindustrielle. À quel moment le confort des conditions de vie, légitimement recherché par l’homme à travers son histoire, sera-t-il en mesure, dans un catastrophique paradoxe, de mettre en péril les conditions de sa survie? Où se situe le point de rupture ?
You
L’image de la planète Terre fait retour dans le répertoire iconographique de Cécile Hartmann. You s’ouvre sur sa représentation tridimensionnelle, en révolution permanente, au milieu du hall d’un immeuble de bureaux. Illuminée de l’intérieur, cette grande mappemonde exprime le fantasme ridicule et dangereux d’une maîtrise du monde par l’activité économique. Environnée d’affichages de cristaux liquides faisant circuler les données financières, elle s’intègre dans un décor glacial exprimant l’esthétique du pouvoir attachée à l’idéologie du monde des affaires. Un monde abstrait, se rassurant par la rationalisation comptable de la gestion des vies et des ressources qu’il manipule.
Deux voix apparaissent sur la bande-son, celles d’une femme et d’un homme, qui par leur conversation viennent réchauffer cette atmosphère glacée par l’air conditionné. Le phrasé musical, l’usage des mots, leur écriture éclatée nous font instantanément reconnaître les amants du Hiroshima mon amour de Marguerite Duras mis en scène par Alain Resnais. Ce clash entre la froideur du business et la densité émotionnelle du dialogue amoureux établit une ambiance en tension paradoxale. Pendant les trois minutes de sa durée, You affiche à l’écran l’image en plan fixe du globe tournoyant, imperturbable, pendant que les lumières s’éteignent autour, à la fermeture des bureaux, en renforçant sa luminosité sereine. Progressivement, l’on passe d’un sentiment de rupture entre les univers évoqués distinctement par l’image et le son à une impression troublante d’un dialogue initié par la figure terrestre. Il ne s’agit pas pour autant d’un anthropomorphisme excessif, qui viendrait donner une parole à la planète. Mais la théorie Gaïa, qui affirme sa vitalité organique, est bien là.
Les échanges suaves des amants, affirmant dans l’intimité de la nuit un sentiment passionnel, entrent en écho avec l’exploitation du monde. “Tu me tues, tu me fais du bien”: le balancement des contraires donne cette portée symbolique à l’image. Comme un dialogue entre le berceau de l’humanité, qui lui survivra, et sa population actuelle, à l’exact moment historique de la compréhension écologique d’une atteinte irrémédiable à l’immunité de l’environnement. Cruelle dévoration. Par un oxymore de calme et sensuelle violence, l’artiste offre une représentation fulgurante de l’idée cosmopsychique d’une “âme du monde”.
“Nous n’acceptons du monde que ce qui renaît à la vie.” Raoul Vaneigem
Les images de Cécile Hartmann affirment leur essence dans une génération continue. Elles se déploient en vagues successives. Leur apparition se fonde sur un rythme physiologique. Leur écume vient se sédimenter à la surface de l’écran. L’écume des images semble vouloir toujours répondre à l’attente d’une découverte de la beauté. Mais loin d’un idéalisme, elle s’affirme ici dans une compréhension de son instabilité. La beauté est un tremblement du monde, nous dit Edouard Glissant. Une pulsion proche de la souffrance. Elle ne peut s’affirmer dans une plénitude, mais dans l’intuition d’une tension. L’intensité psychique de la régénération des images, de leur déferlement par ondes successives dans chacun des films de Cécile Hartmann, informe votre regard de ce mouvement ondulatoire.