Le texte d’une génération

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    Rainer Oldendorf, par Roger M. Buergel

    À Kaja Silverman, pour ses précieux conseils et son amitié

    De quoi traite ce film ? – C’est une question fréquemment posée. La plupart du temps, elle concerne le contenu d’un récit, seules les âmes sensibles ayant le souci de la mise en scène, des audaces de montage ou des correspondances de couleurs. On est bien sûr libre de ne pas répondre. Mais ça ne nous avance guère. Dès que la question est soulevée, nous devenons des sujets du film. De quoi traite Marco ? – la question est mal posée. Elle suppose que nous puissions adopter une attitude réflexive à l’égard du film. Elle confère au film une forme et, selon la définition de Bergson, un caractère d’instantané (1). Mais Marco n’a pas de forme. C’est un mouvement qui nous implique, nous les spectateurs. Mais il ne connaît pas de sujet non plus.

    Dans ses grandes heures, c’est-à-dire dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, la théorie du cinéma opérait avec un concept qu’elle avait emprunté à Lacan : la suture (2). La suture désigne le passage où le sujet se noue comme signifiant dans la chaîne des signifiants. Je ne voudrais pas réchauffer les débats de cette époque, mais retenir quelques réflexions et concepts me paraît utile. Ils ne nous aident pas seulement quand nous voyons Marco mais aussi pour l’analyse du théâtre de l’immanence. Par ce concept, je veux décrire le monde dans lequel ma génération, c’est-à-dire les quadragénaires, vit. Dans les années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, on parlait d’idéologie comme rapport imaginaire instauré par les individus avec les conditions réelles de leur existence. Des théoriciens du cinéma comme Jean-Pierre Oudart, Daniel Dayan, Stephen Heath ou Claire Johnston analysaient le cinéma sous l’angle de sa capacité à véhiculer de l’idéologie. Cela passait hier comme aujourd’hui par une naturalisation des hiérarchies, des différences sexuelles et de classe. Mais la théorie de la suture ne visait pas en premier lieu à démasquer le cinéma comme appareil d’État. Elle tirait son emphase de l’affectivité sans équivalent que dégage une représentation cinématographique. Et son intention politique était de donner un prolongement à cette affectivité et de la rendre accueillante à un autre cinéma. (En ce sens la théorie brillante est toujours gestuelle, mais c’est une autre question.)

    Le passage où le sujet se noue comme signifiant dans la chaîne des signifiants – le cinéma peut toujours le proposer à ses spectateurs. Et ceux-ci veulent – non, doivent le voir. Ils désirent le voir. C’est pour cela qu’ils vont au cinéma. Voilà comment s’énonce pour user d’un raccourci facile l’adhésion à la théorie de la suture (3). Le film reflète, pour formuler les choses autrement, la problématique de l’articulation individuelle. Pour Lacan, l’accès au langage s’opère conjointement au renoncement à l’existence immédiate : nous apprenons à parler les mots des autres. Transposé au cinéma, au langage cinématographique, l’individu fait l’expérience de son incapacité à totaliser l’imaginaire. Il apprend à connaître la douloureuse dysharmonie entre la réalité et le monde de ses représentations. Mais tout bon film hollywoodien, tout film au sens propre narratif, propose la possibilité d’une réconciliation. Naturellement, cette réconciliation a son prix et il est nettement plus élevé que la somme qu’on laisse à la caisse. Pour adopter une formulation d’aujourd’hui, ce prix est dans la normalisation du désir. Nous acceptons d’être ce que nous sommes.

    Le plan d’ouverture de Marco 6-10 joue avec la règle de la suture classique. Il projette la totalisation de l’imaginaire comme image qui entre en correspondance avec notre expérience visuelle actuelle au cinéma. Il montre cette image dans l’encadrement d’une porte. Comme si nous allions nous arracher à notre fauteuil et plonger dans l’écran, une tête à contre-jour apparaît en gros plan et s’extrait d’une pièce sombre pour sortir à l’air libre. Nous voyons une rue, un mur, derrière, un fleuve et sur l’autre rive la croupe verte d’une montagne avec une route et une voie ferrée. À l’instant où le personnage s’expose à la lumière vive du jour, sa chemise rougeoie. La jeune femme traverse la rue, au premier plan une auto. La femme s’appuie sur le rebord du mur. Elle regarde comme si elle attendait quelqu’un, en direction de la porte par où elle est entrée. On sent un appel dans son regard auquel on ne peut évidemment pas répondre, car nous ne sommes pas là où se dirigent ses yeux. La suture intervient au moment où la caméra va nous dédommager de notre absence et nous offrir en contre-plan l’image qui nous indique l’origine du plan. La chaîne ne court pas d’image en image mais, comme le dit Stephen Heath, « d’image en image en traversant cette absence qui constitue le sujet (4) ».

    Marco, comme nous l’avons déjà dit, joue avec ces règles. Et Oldendorf ne nous propose pas un contre-plan mais répète le scénario de l’entrée : une tête dans l’ombre se détache et franchit la porte pour entrer dans la lumière. Le temps d’un instant, qui fait l’effet d’un choc, le camion passe devant nous en vrombissant et apparaît alors sur la toile une tache informe qui menace le film. Le cinéma montre là son pouvoir pervers en faisant planer devant nos yeux une menace : nous exclure de tout symbolisation. Corinne et Pierre traînassent devant le parapet vers la gauche. Ils croisent une femme qui prend un bain de soleil sur le muret. En passant, Pierre caresse la robe très colorée. La caméra s’attarde sur la femme tandis qu’une auto passe en sens inverse sur l’autre rive. Au plan suivant nous sommes nous-mêmes dans une auto qui longe la rive. Sans qu’elle reproduise le film, la succession de scènes qui vient d’être décrite nous introduit à la grammaire de Marco. En effet, on ne saurait raconter le film ; sa densité phénoménologique résiste pour le moins à la mise en narration. Cela tient à ce que cette densité ne s’étale pas comme une couche d’huile sur la surface filmique. Marco est tourné d’en bas : de cette perspective grammaticale où plénitude de sens et articulation se maintiennent (encore) en équilibre. C’est tout cela que nous transmet le geste de Pierre frôlant la robe de la femme. Considéré dans la perspective du code établi, ce frôlement est une transgression et c’est en cela qu’il captive notre regard. Mais ici, le geste est expression d’une communication radicale des formes qui précède tout articulation, c’est à-dire, dans ce cas, toute identification des différents personnages comme instance de l’intentionnalité psychologique (5).

    Le voyage en voiture nous sensibilise en outre à notre expérience visuelle de spectateur de cinéma : il nous montre la route qui longe la rive à travers le pare-brise. Et de nouveau nous sommes assis derrière deux personnages : Paul au volant et Nancy sur le siège avant du passager. Ils entament un petit dialogue en anglais :

    Paul : « Are you all right ?»

    Nancy : « Yes, I’m. fine»

    Paul : « Could you give me the camera ? »

    Nancy sort la caméra de la boîte à gants et la passe à Paul qui la pose sur le tableau de bord. Au plan suivant nous retrouvons Corinne et Pierre qui sont assis sur le muret. Ils entament un petit dialogue en français :

    Corinne : « Tous ces poissons crevés dans l’eau. Racontez-moi plutôt ce que vous faites. »

    Pierre : « Que voulez-vous que je fasse ? Un jour là, un jour ailleurs. »

    Maintenant, la femme sur le muret se lève, traverse lentement la route et disparaît dans l’entrée sombre d’un bar, le « Don César ». Ainsi, le film nous livre lui-même l’image de son organisation interne. Mais déjà nous pressentons qu’Oldendorf ne laissera pas l’image telle quelle mais qu’il l’incorpora dans le mouvement filmique. L’ « organisation interne » se fait désormais topos narratif, une conversation que mènent Tere et Germán dans le vestibule du bar et qui se poursuit plus tard dans l’arrière-salle sombre autour d’une grande table avec Virgile et Laura, auxquels se joint plus tard Nancy. On sent à quelques signes obscurs que de très bons amis sont attendus, qui représentent toute une petite société. Et on sent aussi que ces amis sont bien disposés à l’égard de leurs frères moins favorisés qu’eux. Ce que le film ne montre pas, c’est le monument dont l’ombre, pour parler de manière imagée, tombe sur le bar du « Don César » : le musée Guggenheim de Bilbao. Disons-le pour éviter tout malentendu, le musée Guggenheim à Bilbao ne propose pas d’explication narrative aux séquences montrées. Bilbao n’est pas une référence mais seulement un des ancrages de Marco – en cela pas différent des autres stations, Kyoto, Lörrach et Barcelone. Tout aussi contingents que ces lieux sont les constellations de personnages qui évoluent dans ces lieux et entre ces lieux. A l’exception de Paul qui dirige la caméra moins en sa qualité de personnage (si ce n’est au sens rhétorique) que comme motif formel et indique le niveau de langue des dialogues : il parle espagnol à Bilbao, japonais à Kyoto et alémanique à Lörrach.

    Les théoriciens de la suture classique s’étaient posés la question du lien cinématographique qui requiert le spectateur selon le mode de l’engrenage des appareils techniques et psychiques qui produisent une double identification : l’une vers l’ « intérieur » (au sens d’une projection dans une position) et d’une autre vers l’ « extérieur » (au sens de la projection dans une position prévue du film). Le film est important parce qu’il abolit la différence entre « intérieur » et « extérieur » le temps de la représentation. C’est précisément la raison pour laquelle il convient parfaitement à la fabrique de la production idéologique. Mais encore une fois, je ne veux pas réchauffer les vieux débats. Je ne pense pas non plus que nous ayons à trancher en quel sens Marco fabrique de l’idéologie. Toujours est-il que je pense que Marco nous interpelle idéologiquement. Cette interpellation touche une idéologie bien précise, le capitalisme planétaire (6).

    Cette thèse hardie demande une explication. Tenons-nous en aux éléments suivants : à l’absence constitutive de Marco ; à la constellation manifestement homogène des personnages qui à peu d’exceptions près viennent tous de la classe moyenne et vivent au jour le jour ; et à l’absence de ce que nous nommons habituellement le « monde du travail ». Commençons par ce dernier point. A coup sûr, le « monde du travail », en cela pas très différent du « monde des chômeurs », forme dans la plupart des films un arrière-plan au drame psychologique. Le travail, à l’exception de quelques documents, n’est pas visible. Par ailleurs, nous savons que le niveau de vie des classes moyennes occidentales est depuis le début des années quatre-vingt-dix massivement menacé. Et cette menace est conséquence directe des chamboulements du marché du travail. Le cinéma hollywoodien des dernières années traduit cette menace qui pèse sur les classes moyennes par un sentiment permanent de paranoïa. A l’opposé, Marco obéit à d’autres règles que celles qui régissent les produits industriels « des bons amis ». Admettons que Oldendorf ne montre ni la défection des enfants de la bourgeoisie, qui se dirigent vers des professions moins intégrées au jeu capitaliste (professions libérales, art et science, service public), ni leur précarisation, qui les place à proximité des victimes des bouleversements sociaux – femmes seules, immigrés, jeunes gens sans formation. Cependant, je vois dans le refus de la fonctionnalisation de toute communication une réponse directe à l’appel capitaliste à la flexibilisation totale de notre existence.

    Oldendorf n’est pas un romantique social, il élabore une alternative aux alternatives. Nous voyons son reflet esthétique au cinéma. En collaboration avec Corinne Gambi, qui répond de la rédaction du scénario, et avec le concours de tous les amis et connaissances qui prêtent leur concours au film, Oldendorf trouve un média qui génère des pratiques faisant voir cette démarche. Ce médium sert moins à la reproduction qu’à la production ; moins à la représentation qu’à une forme d’organisation. En ce sens et seulement en ce sens, j’ai pu affirmer que Marco n’a pas de forme.

    L’absence phénoménale de Marco (Marco Gallo est le nom véritable de ce personnage qui joue le rôle de Paul) fonde la dynamique infinie de cette « forme d’organisation ». Cette dynamique n’est que potentiellement infinie. En dernier ressort la décision revient au spectateur. Le média lui-même ne peut plus fournir que la production courante des équivalents formels d’une figure absente. C’est à nous de combler cette absence projetée – avec notre subjectivité. Pour dire les choses simplement, au lieu d’intégrer les spectateurs dans l’ordre social, Marco rassemble les enfants perdus de la bourgeoisie. En ce sens, et en ce sens seulement, le film n’a pas de sujet. Il vise un collectif comme support de la politique à venir.

    L’écran est davantage le bien commun des acteurs et du public que ce qui les sépare. Sans cesse des regards derrière les pare-brises des autos en marche nous rappellent la transparence de l’écran. Le jeu de l’opacité et de la clarté est célébré dans une scène dramatique, un passage dans une station de lavage en temps réel. La proximité de la toile obéit à un impératif fonctionnel et ne répond pas à une concession narcissique faite aux acteurs. De plus les jeunes gens – je le dis sans intention critique – ont trop peu de choses à offrir. Leurs dialogues soulignent plutôt la communicabilité de la communication plutôt qu’ils ne nous communiquent quelque chose de concret, entendons de narrativement accessible. Cette inaccessibilité ne vaut pas seulement pour l’articulation langagière au sens étroit mais aussi pour l’organisation visuelle. Elle permet – et c’est là son charme – une promiscuité affective dans la constellation d’une nouvelle sorte de personnes en situation. Mais elle a aussi son prix, c’est la menace interne du projet cinématographique comme média. Rosalind Krauss s’est attachée il y a quelques temps à l’étude des pratiques artistiques qui ne se laissent pas harmoniser avec les ressources d’un média (7). Oldendorf est photographe. Il est aussi cinéaste. Est-il les deux ? N’est-il ni l’un ni l’autre ? Est-il un artiste à la recherche d’un média ? Et pourquoi les ressources médiologiques du cinéma et de la photographie semblent-elles ne pas combler ses exigences esthétiques et politiques ? Mais, et ce sera ma dernière question, pourquoi devraient elles le faire ?

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    1. Henri Bergson, l’Evolution créatrice, Paris 1912, p. 327 : « La forme n’est qu’un instantané pris sur une transition. »
    2. La première élaboration du concept de suture se trouve chez Jacques-Alain Miller, un élève de Lacan. Cf. « Suture » (à Kaja Silverman), The Subject of Semiotics, New York und Oxford, 1983, p. 194-236.
    3. Ce racourci s’appuie sur Stephen Heath, « On Suture », in Questions of Cinema, London (1981), p. 76-112.
    4. Ibid., p. 88.
    5. Le concept de « communication des formes » se trouve chez Leo Bersani et forme le leitmotiv de sa théorie esthétique. Cf. Tim Dean, Hal Foster et Kaja Silverman, « A Conversation with Leo Bersani », in October, n° 82, automne 1997, p. 3-16 ; et Leo Bersani und Ulysse Dutoit, Caravaggio’s Secrets, Cambridge, Mass. (1998).
    6. Luc Boltanski et Eve Chiapello désignent cette idéologie par l’élégante expression « Le Nouvel Esprit du Capitalisme » et lui ont consacré une étude du même nom (Paris 1999).
    7. Cf. Rosalind Krauss, « Reinventing the Medium », in Critical Inquiry, vol. 25, n° 2 (1999). Je souhaite pour finir problématiser ici la question du média. Je ne peux la théoriser, tant que Marco n’est pas achevé. En fait, je le pourrais mais je ne veux pas.

    (Traduction : Jean-François Poirier)

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