Le Géographe manuel

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    par Jacques Rancière

    Le film de Michel Sumpf – ou bien ce film, cet état du film – commence par un travelling sur les signes du zodiaque.

    Autant dire que ce tout est d’emblée problématique. Car il y a deux figures du tout : celle de la boucle qui revient sur elle-même et celle de l’œuvre dont il est admis qu’elle a un commencement, un milieu et une fin. Faire initialement le tour du zodiaque est donc deux choses en une. C’est d’abord annoncer une certaine ordonnance d’œuvre. Et, de fait, c’est un travelling sur un de ces giratoires proliférant follement en Bretagne qui succède au déroulement de la bande du zodiaque, introduisant finalement la voiture sur une route définie et le spectateur dans un enchaînement d’images où il verra défiler, en leitmotiv, diverses traductions des constellations du zodiaque : un vrai crabe des côtes bretonnes pour le Cancer, une Vierge de parodie cheminant avec son auréole de carton sur l’âne tiré par saint Joseph, une jeune femme d’allégorie tenant une balance, quitte à la déposer avec sa robe pour suivre un jeune homme entreprenant, une fontaine et une rivière omniprésentes pour le Verseau… Le problème pourtant reste entier : la scansion des signes organise-t-elle une structure d’œuvre à la manière aristotélicienne ? Est-elle au contraire la prolifération romantique des symboles qui fait éclater le bel ordre où se noue au milieu ce que le commencement laissait présager et qui éclatera à la fin ?

    Car c’est là le deuxième point : le travelling veut dire qu’il n’y a pas de fin. D’une part, le sujet y oblige : les constellations dans le ciel reviennent à leur place. Mais le choix fait lui-même partie d’un projet que l’on dira spiralique plutôt que circulaire. Tout chez Michel Sumpf s’ordonne en rouleaux : les photographies elles-mêmes y font œuvre sous la forme du rouleau où les images forment un continu. Mais le rouleau ne clôt pas pour autant. En ouvrant chaque photographie sur une obligatoire proximité, il engage un travail appelé à se poursuivre sans fin.

    Travail de « géographe ». La voiture est celle du facteur qui dépose un paquet dans la boîte aux lettres. Le paquet contient un petit livre : le Géographe manuel, œuvre écrite au XVIIIe siècle par l’abbé d’Expilly dans le genre de la science amusante : le tour des signes du zodiaque y ouvre un atlas où le lecteur trouvera à la fois les distances de la poste et la description des pays avec renseignements sur leurs gouvernements et les mœurs de leurs habitants. Le film – cet état du film – de Michel Sumpf s’inscrit dans la descendance de ce projet. Un état des lieux, en un sens : déplacements en avion au-dessus des villages bretons ou panoramiques sur la grève font le tour du territoire. Mais aussi un éloge de la mesure céleste des astres et de l’arpentage terrestre : retours réguliers sur le groupe statuaire du jardin de l’Observatoire, visite aux lieux où se conserve le souvenir des découvreurs du système du ciel et des inventeurs du système métrique, déambulations de géomètres dans la campagne, rotation des lentilles d’un phare à l’extrême occident, rencontres rituelles auprès d’un calvaire de deux voyageurs cheminant l’un vers l’autre. Chasse au trésor d’un enfant qui, dans la barque, trouvera ce trésor sous la forme d’un mètre…

    Mais s’il y a trésor découvert, c’est aussi qu’il y a conjonction heureuse d’astres. Les déambulations mesurent le territoire mais vont aussi à la rencontre de la conjonction heureuse. L’astronomie ne va pas sans astrologie, ni la géographie sans mythologie. Le facteur a dû apprendre son métier chez André Breton. Il fait parvenir, en plus d’une carte signée Urbain Leverrier, un télégramme à l’ancienne signé Hoffmann. L’arpenteur du territoire est aussi un poète surréaliste qui multiplie les rencontres : les rencontres de hasard entre objets insolites ; les rencontres énigmatiques entre des mots et des images qui cheminent de leur côté et s’embrasent éventuellement à leur contact. Mais aussi rencontre plus essentielle : deux marcheurs qui se rejoignent, deux mains qui se serrent, deux corps qui s’étreignent, un livre qui circule apporté on ne sait par qui. Sur la page de garde on lit : Tristan et Yseult. Le facteur qui porte le manuel du géographe est aussi un cycliste buñuelien qui porte un coffret précieux, renfermant le talisman de l’amour fou. Et l’ombre de Buñuel ou de Man Ray rôde çà et là : auprès d’une étoile de mer, d’une bouche qui suce des doigts ou embrasse un pied, d’un soufflet à usage érotique, d’un moine paillard troquant la robe de bure pour la nudité, d’une dérision de sainte Famille, d’un objet insolite où l’on croit reconnaître les yeux de sainte Lucie sur un plat d’argent…

    Mais l’inverse est aussi vrai : en lieu et place de talisman amoureux, il n’y a que le Géographe manuel apporté par le facteur et le mètre trouvé par l’enfant dans le coffre aux trésors. Il y a les trains qui s’éloignent, les lecteurs qui s’enfoncent dans les champs de maïs, les langues qui se multiplient (allemand, russe, espagnol, portugais, grec ancien…), un jeu de cartes sans atout maître, un jeu de mains (la mourre) pour l’amour fou ; une question sur ce qu’on voit : « Où est l’image là-dedans ? » ; une interrogation sur le pouvoir de la parole : « Et ce que devient la parole quand on a su ne pas oublier qu’il existe un point dans beaucoup de mots où ceux-ci ont contact tout de même avec ce qu’ils ne peuvent pas dire » ; le travail appliqué des musiciens qui savent que la rencontre heureuse est liée à la perfection du temps mesuré ; la voix du philosophe – Jean-Toussaint Desanti – qui fait de la philosophie un rêve de flambeur. Toute rencontre – fulgurante ou pétrifiante – est alors relancée dans le travail de la mesure, dans la spirale du rouleau. « Et la peinture fut. » L’arpentage continue, et la musique avec lui. Le géographe se révèle comme un mythologue surréaliste. Le mythologue surréaliste est renvoyé au labeur de la géographie. Ainsi le mouvement d’une œuvre se nourrit-il du conflit de deux poétiques.

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