Christophe Clavert, par Mehdi Benallal [2005]
Qui découvre et veut étudier le cinéma (il va sans dire, sérieusement) remonte généralement en arrière, pas à pas, jusqu’au commencement, jusqu’aux premières « vues Lumière ». Ce sont les premiers mystères, et les plus ardents, de la photogénie cinématographique. Des mystères aussi épais aujourd’hui que nous paraissent lointains et étranges les premiers trains filmés. Il y avait alors un secret de fabrication qui semblait ne rien devoir aux techniciens de l’image, mais tout aux choses. Quand Rossellini, cinquante ans plus tard, demande : « Les choses sont là, pourquoi les manipuler ? », il est déjà tard, et le crépuscule, aussi rouge soit-il, ne retient pas très longtemps la tombée de la nuit.
Si la science a été perdue, c’est que le cinéma est passé par là. Pas n’importe quel cinéma : le cinéma se voulant cinéma, projection en grande pompe, distraction pour les masses. Les masses, disent-ils. Quelle différence y a-t-il entre Staline qui s’en revendiquait et Gaumont qui prétend les prendre en compte ? Aucune, ils les inventent.
Parallèlement à ce hold-up, on a construit des caméras vidéos, de plus en plus petites. Dans les années 2002/2003, Christophe Clavert est allé parcourir Paris, parfois seul, parfois accompagné (deux ou trois fois par moi), pour tourner quelques dizaines de plans avec ce type de caméra nouvelle, suivant son plan précis. Les Ruines de Paris, achevées en 2003, duraient cinq heures, et elles étaient projetées, ici ou là, en trois épisodes de durées à peu près égales. Puis Christophe a remonté le film, le réduisant d’une bonne moitié, pour finir par produire cette version définitive : (Une ballade à travers) Les Ruines de Paris.
La plupart des films opèrent par ressassement, refoulement et crise, accumulation… Bref, la plupart travaillent. Sans qu’il faille négliger qu’elles sont l’aboutissement d’un long et patient travail, Les Ruines de Paris portent admirablement leur nom de « ballade ». Sous le sens de poème chanté, le mot fait songer à une promenade à pied, histoire de constater ce que Paris est devenu, et aussi d’imaginer ce que Paris a été… Une de ces balades qu’on aimerait bien, par exemple, voir un de ces jours Darejan Omirbaev faire à travers Alma-Ata, ou bien Guédiguian dans Marseille1 ou dans Alger, ou pourquoi pas Sokourov à Saint-Petersbourg… Ce genre de balade que Jean-Luc Godard, lui, n’oublie jamais de faire (à travers Paris, à travers l’Allemagne de l’Est, à travers Sarajevo…) : avec caméra et micro, avec une profonde connaissance de la ville et curiosité, et un regard impitoyablement précis sur les espaces chaque jour plus envahis par le commerce et ses appendices en verre et béton – cette lèpre.
« Ceux qui n’ont pas, ainsi que moi, parcouru le vieux Paris de cette époque en tous sens ne peuvent s’en faire une idée juste… ». Ici se défend le baron Haussmann, copieusement cité dans le film, et qui nous invite à nous rappeler cette autre définition (godardienne) du cinéma : un possible instrument du démenti, de la preuve par l’image à ceux qui s’entêtent dans le mensonge et le refus de voir. Peut-être n’avons-nous connu Paris, nous autres récalcitrants, « que dans des livres spéciaux », mais grâce à ce film nous avons du Paris de ce début de millénaire une connaissance plus nette, plus vécue, et donc plus dangereuse. Cette fois, on pourra dire et montrer ce que c’est que cette ville-là. Un Haussmann d’aujourd’hui n’en serait pas quitte. Malheureusement un Haussmann a déjà, hier, trop longtemps et impunément sévi.
En 1960, Jacques Rivette définissait le cinéma comme « un jeu perpétuel de flux et de reflux », un art dont l’évolution ne trace pas une ligne droite chronologique entre un « classicisme » et une « modernité » mais qui, pour sa meilleure part, zigzague de l’un à l’autre, voire joue en même temps sur les deux tableaux. (Une ballade à travers) Les Ruines de Paris, film moderne ou classique, c’est selon, mais avant tout film dialectique, a trouvé sa forme dans un pareil va-et-vient entre deux pôles. Mais cette fois, de l’histoire de Paris depuis les années 1800. Paris : d’un côté ses longues décennies de paix sociale et de destruction/reconstruction (opérations aujourd’hui appelées « programmes d’urbanisme »), et sur l’autre rive (mais parfois sur la même) ses déchaînements révolutionnaires – 1871, 1968. Deux dates, deux basculements historiques, deux pôles brûlants d’un film dont le mouvement du pendule est une des lois, où pas une émotion ne va sans son contraire, où l’ironique amertume laisse la place à l’élan d’une foi ardente, et la désolation à l’espoir.
Mais revenons au tout début. Qu’ont de commun Louis Lumière et Christophe Clavert. Prenons ce qui les sépare : le son. Mais pas le mur du son, ou bien chacun fait le mur et atterrit là où on ne s’y attend pas.
La simplicité et l’évidence des films de Lumière font oublier qu’ils sont muets ; en réalité, ils sont bavards, rieurs, tonitruants, tant ils font foisonner l’imaginaire. Ils ne questionnent pas ce qui est filmé, ils s’en émerveillent, et nous pareil. Dans les Ruines de Paris, film constitué de plans de Paris en son direct, la parole, de même que le montage, est là pour refuser une contemplation qui serait purement anachronique. Elle sert à guider l’imaginaire vers des chemins choisis, afin de prolonger des moments de rêverie ou de colère, ou bien de resserrer des liens et d’insister sur des rapports. Les textes de Marx, Breton, Nadar, Debord… questionnent l’image qu’on a sous les yeux, et en retour l’image renvoie des preuves aux textes qui sont lus. Mais quelles preuves ? Celles-là : qu’une direction a été prise par ceux qui ont fait Paris – plus précisément par ceux à qui on a donné toute latitude pour construire et déconstruire cette ville, et que cette direction est mauvaise, parce qu’elle n’est rien que la conséquence de l’écrasement des rêves. Elle n’est qu’un moyen de répression devenu sa propre fin, – de même que la voiture, moyen de transport, est devenue le fin mot de l’aménagement des rues.
Presque à la fin des Ruines de Paris, sur l’image de la Seine à la tombée du jour, Christophe laisse à Debord le soin de formuler le sentiment très particulier, d’amertume et de colère mêlées, que laisse son film : « Qui voit les rives de la Seine voit nos peines : on n’y trouve plus que les colonnes précipitées d’une fourmilière d’esclaves motorisés. »
Amertume et colère, et pourtant… La revue « La Révolution surréaliste » posa en 1929 aux poètes et à certains journalistes cette question : « Quelle sorte d’espoir mettez-vous dans l’amour ? » Et puis cette autre : « Croyez-vous à la victoire de l’amour admirable sur la vie sordide ou de la vie sordide sur l’amour admirable ? » En enregistrant les Ruines de Paris, Christophe pose les mêmes questions à tous, à commencer par lui. Il filme longuement le Paris sordide (c’est le nôtre) et donne la parole au sinistre Haussmann. Mais après ces violences, après que nous a étreints le sentiment d’une faute irréparable, arrivent chacune leur tour les voix douces des amis. Elles parlent le langage de l’utopie, de la rêverie, le langage des fleurs, celui de l’Amour fou de Breton. À ce moment, le film nous parle depuis le centre exact de Paris, alors que se lève le jour, comme pour une reconquête.2 C’est l’aube sur l’île de la Cité, et c’est avec une pureté inouïe que l’émotion nous prend et nous dégage de la laideur des calculs du comptable.
Christophe a bel et bien fait, sans le calculer du tout, un film surréaliste, car pour lui « la vie ne semble digne d’être vécue que là où le seuil entre veille et sommeil est en chacun creusé comme par le flux et le reflux d’un énorme flot d’images, là où le son et l’image, l’image et le son, avec une exactitude automatique, s’engrènent si heureusement qu’il ne reste plus le moindre interstice pour y glisser le petit sou du «sens». »3 Et sans doute son film à venir sur son voyage récent au Maroc poussera plus loin encore l’expression de ce qui naît en l’homme dans cet entre-deux qui sépare veille et sommeil, soleil écrasant et lune éclatante des nuits sans nuages.
Revenons aux Ruines de Paris, et à ce dont elles héritent. Elles enregistrent l’assassinat de Paris. En prenant pour sujet de son film cette « mort au travail » de Cocteau, ou plutôt ce crime au travail, en quoi consiste le cinéma, Christophe retrouve ce qui fait pour nous la beauté des premiers films du cinéma. Il n’est pas le seul, bien sûr. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ou Jean-Claude Rousseau ont su, entre autres, faire ce même pas en arrière, qui est en fait un grand bond en avant. Dans les Ruines de Paris, la tension entre le temps qui passe de visu (ainsi qu’à l’oreille, par le direct) et la grave mélancolie des plus beaux textes lus, et même des moins beaux, des plus risibles, comme celui de Haussmann, provoque le sentiment ineffaçable de l’importance fantastique de toute chose, des choses les plus particulières, et de loin en loin, de l’importance de l’architecture, de la vie en commun, de l’organisation de la cité, mais aussi de la nécessité absolue des plantes, des arbres et du soleil.
Rares aujourd’hui sont les films qui comme celui-ci peuvent prétendre à une utilité pour les gens, habitants des grandes villes et de Paris avant tout. Et ce n’est pas l’ultime paradoxe de ce film dans lequel les hommes sont presque toujours filmés de loin, comme les naufragés de l’histoire d’une grande capitale économique et politique qu’ils sont, simples figurants pour des décideurs qui ne lisent jamais les lettres qui leur sont envoyées.
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1. J’en rêvais. Entre-temps, Robert Guédiguian l’a fait, avec son merveilleux film Mon père est ingénieur.
2. Un post-scriptum doit être tourné, d’après un poème de Péguy ; s’appellera-t-il Paris nous appartiendra ?
3. Walter Benjamin, le Surréalisme, article de 1929.