Alain Declercq vidéaste
par Nicole Brenez [2006]
Le 24 juin 2005, à Bordeaux, la brigade criminelle et la brigade anti-terroriste débarquent dans l’atelier d’Alain Declercq. Celui-ci prépare Mike, un film sur l’iconographie du complot international, dans la lignée de ses œuvres sur le 11 Septembre et sur la société de contrôle. Declercq est interrogé, l’atelier fouillé, documents et ordinateur disséqués. Nous pouvons ainsi mesurer la puissance d’analyse de nos services dits de renseignements, incapables de distinguer entre le réel et sa réflexion. Depuis, Alain Declercq a terminé son film, devenu mythique grâce à la DST.
Declercq n’en était pas à son premier attentat réussi contre les logiques du contrôle. ” Where you goin’ with that gun in your hand “, ” one man shot “, knife show “, ” état de siège ” : voici quelques-uns des titres de ses expositions personnelles. Le champ auquel se consacre son œuvre plastique et vidéographique pleine de coups de feu, d’enlèvements et de meurtres est l’Exécution, comme pratique pure de l’Exécutif : fasciné par la façon dont la force armée sert le pouvoir, dont des appareils entiers de l’État (polices, armées, renseignements…) exécutent aveuglément des ordres pris et transmis dans une totale opacité, Alain Declercq en détourne les symboles, les accessoires et les actions. Maquiller une Citroën de la série dite ‘Évasion’ en une voiture de police – l’institution policière n’ayant pas reculé devant l’oxymore pour équiper ses propres services, Declercq adopte l’ingenium étatique – et la prêter aux habitants d’une banlieue, à leurs risques et périls judiciaires (Exposition Make Up au Centre d’Art de Brétigny-sur-Orge, 2002) ; utiliser les préparatifs du 14-Juillet pour les transformer en une scénographie de coup d’État (film État de siège, 2001) ; récupérer l’iconographie du 11 Septembre pour muer le monde en complot général (Mike, 2005), à quoi cela sert-il ? À rappeler les logiques de pouvoir économiques, politiques et policières dont, habitants du Premier Monde, nous sommes bénéficiaires et complices, à nous montrer à quel point leurs consignes et leurs violences imprègnent notre vie quotidienne, à nous en émanciper au moins symboliquement. ” Quand un bateau était pris par les pirates, s’ils le débaptisaient, la plupart du temps apparaissait le mot ‘revanche’ ou ‘revenge’, ‘revenge of’. Donc, je me suis dit, je construis mon ‘revenge’. J’ai la liberté de proposer un objet comme celui-là ; le champ des arts plastiques autorise ce genre de propositions et il faut pouvoir accepter la lenteur de la pratique et l’irréversibilité du geste. Ça calme. Grâce au pirate Alain Declercq, l’art devient la revanche du monde. Le mode d’emploi constitue son apogée formelle. De même que dans Octobre Eisenstein s’attachait à décrire concrètement le montage d’une mitraillette ou Holger Meins dans ses films d’agit-prop la composition du cocktail Molotov, Escape (2001), chef-d’œuvre vidéographique d’Alain Declercq, nous explique pratiquement comment se déroule une évasion, avec ce paradoxe, explique l’artiste, que le prisonnier ayant récupéré un costume de garde, ” visuellement, tout au long du film, c’est un gardien qui s’évade (2)”.
” Officiant pour l’affaire 88776/C/ FG.
Affaire sur le territoire de Bourges – 18000 –
Déposition de M. Declercq devant les Commissaires Poret et Boisdet
Greffe : L. Quillerié
Lors de son interpellation, M. Declercq, né le 6 novembre 1969 à Moulins (Département de l’Allier – France), de raison sociale ‘plasticien’, selon ses propres termes signifiant ‘artiste’, de nationalité française résidant à Paris, 4, rue des Filles du Calvaire, 3ème arrondissement, a été conduit au Commissariat Central. Au cours de sa déposition, M. Declercq a avoué qu’il n’en était pas à son ‘premier coup’ (délit). Lors du plan VigiPirate en 1998, M. Declercq s’est introduit frauduleusement au sein des forces de police. Selon ses dires, cette introduction n’était qu’une ‘proximité artistique’. Cependant, il déclare aussitôt que son point de vue était de surveiller ceux qui surveillaient. ”
Alain Declercq, Autoportrait. (3)
Ayant élu pour motifs privilégiés les instruments et les logiques policières, Alain Declercq relève en images la tâche qu’un philosophe de 26 ans se fixait en 1844 : ” Il s’agit de faire le tableau d’une sourde oppression que toutes les sphères sociales exercent les unes sur les autres. (4) ” En ce sens, la police chez Declercq (sous ses différentes variantes, agent secret, gardien de la paix, soldat, CRS…) est certes une iconographie simultanément enfantine et contestataire, mais surtout, comme figure de l’obéissance, elle emblématise l’inconscience généralisée, la façon dont nous sommes des objets sociaux : tous consignés, c’est-à-dire traversés par des mots d’ordre ; assignés à un espace public restreint ; corvéables et jetables à merci. ” La critique qui s’attaque à cette matière est un corps-à-corps et, dans ce corps-à-corps, qu’importe que l’adversaire soit du même rang, noble ou intéressant ; l’important, c’est de le toucher. ” Voilà le principe fondamental, horizon esthétique et butée concrète tant pour le philosophe que pour l’artiste activiste : que la pensée possède une efficacité pratique. Or, la critique ne s’exerce pas d’abord au nom d’un autre état du monde où la justice serait réalisée, elle ne se réduit en aucun cas à un antagonisme entre le négatif (l’état effectif du monde) et le positif (un état virtuel souhaitable). Elle instaure, fondamentalement, une vrille du négatif. ” Il faut rendre l’oppression réelle encore plus oppressive, en lui ajoutant la conscience de l’oppression, rendre la honte plus honteuse encore, en la divulguant “. Ainsi, comme Franz Moore, le Brigand de Schiller, révélait la cruauté du monde en déchaînant la sienne, Declercq ajoute-t-il sa désinformation ironique à la désinformation générale. Capable de fabriquer sur du papier à en-tête récupéré à Bagdad la preuve que Saddam Hussein entretient un rapport avec les attentats du 11 Septembre (ce dont les Américains sont persuadés à 42%, selon un sondage qui tournait en boucle sur CNN autour du 11 Septembre 2006), Declercq affirme que Mike, film soigneusement confusionniste, est conçu ” pour pouvoir prouver n’importe laquelle des thèses du complot “. L’essentiel n’étant pas de chercher la vérité factuelle sur ” la Conquête de Manhattan ” – selon la terminologie islamiste -, mais bien de fabriquer sous nos yeux cet imaginaire de l’argumentation qui engendre de l’opinion. L’un des bénéfices de l’entreprise, qui consiste à détourner les événements hyper-médiatisés à la manière dont Mario Merz récupérait les tickets de cinéma et les ordures, est d’en signifier la nature réelle : aussi imposants et massifs semblent-ils, ils sont des déchets, les détritus misérables de notre consentement à ne pas prendre en considération les Hiroshima et les Nagasaki économiques qui dévastent quotidiennement le Tiers Monde.
On voit que les enjeux du travail de Declercq sont considérables, et graves. Comme pour désamorcer ce que de telles perspectives pourraient avoir de démesuré pour un simple artiste privé de tout pouvoir autre que symbolique, une plastique du jouet s’interpose immédiatement : les petits soldats, les flics, les gardiens, les voitures, les revolvers, les camions de pompiers, les tanks, les villages noyés, les circuits automobiles, tout apparaît sous les auspices du simulacre, de la panoplie, des joujoux préférés de l’enfance à laquelle on a offert la Loi sous forme de fétiches amusants. Peut-être ne s’agit-il pas tant, au fond, de mettre à nu les ressorts de la société de contrôle, que de retrouver à chaque fois l’absorption enchantée dans laquelle nos jeux d’enfant nous ont plongé, pour les seuls moments de bonheur profond que la vie nous offrira jamais.
En 1841, Marx et Bruno Bauer avaient conçu un pamphlet à teneur très particulière dont titre et principe devraient faire vibrer les cinéphiles : Trompette du Jugement dernier sur Hegel l’athée et antichrist. Ultimatum, qui consistait en un grand montage parallèle : 140 citations de Hegel en regard de citations bibliques afin de faire l’éloge de ce qu’il y avait d’anti-religieux chez Hegel sous couvert de le dénoncer. (Rappelons que l’un des films fameux de l’histoire de l’avant-garde lettriste s’intitule Tambours du Jugement premier, François Dufrêne, 1951). On reconnaît ici l’une des origines historiques du détournement situationniste, dont Alain Declercq transpose les gestes dans le champ de la société de contrôle. La même dynamique court du jeune Marx, pionnier des techniques du détournement, et le jeune Declercq, virtuose du simulacre qui parvient à leurrer jusqu’aux services de renseignements supposés les plus aguerris (5) : la plus modeste description du réel constitue sa critique la plus radicale. Dans cette perspective formelle qui réplique terme à terme au réel historique, l’image est utilisée par Declercq selon les fonctions crues, élémentaires, efficaces et perverses qu’elle assure, non pas dans le champ de l’art traditionnel, mais dans la sphère sociale non-esthétique : le feedback (titre plusieurs des actions de Declercq, d’un film, Feed-back / Pentagon, 2003, et qui connaît un pendant sonore avec le travail plastique sur le larsen) ; l’approximation, selon laquelle, parce qu’il y a image, il y aurait déjà information, réflexion, travail de la factualité (héritage des idéaux modernes), là où ne se manifestent en réalité qu’archétypie, falsification, surveillance, domestication ; l’objectivation, qui évide le phénomène de tout poids jusqu’à en nier l’existence pour le transformer en son abject contour identitaire, ainsi que s’y emploient les caméras de surveillance.
Alain Declercq a inventé une version imagée de l’opposition entre l’art officiel et les pratiques de l’avant-garde. Artistes ” embedded ” contre ” wildcats “, les ” embarqués ” contre les ” chats sauvages ” : Declercq a transposé un terme apparu dans l’espace public en 2003, lorsqu’il fut annoncé que les images de la seconde guerre en Irak ne pourraient être prises que par des journalistes ” embedded “, c’est-à-dire subordonnés à la logistique et donc au point de vue de l’armée américaine. Alain Declercq donne un exemple précis d’un geste clair, simple, qui pourtant se heurte à la passivité résignée et complice de l’appareil médiatique et devient donc irrecevable. ” En mars 2003, quelques semaines après le début des bombardements américains sur Bagdad, j’ai réalisé la photo “B52”, un hommage à Chris Burden tirant sur un Boeing 747 en pleine guerre du Vietnam. De retour d’Angleterre (de la base US de Fairford) où les bombardiers faisaient des rotations méthodiques, j’ai agité tous les contacts que je pouvais avoir dans la presse quotidienne pour leur proposer (gratuitement) cette image. Personne n’en a voulu, malgré la position de la France dans cette affaire. Pourtant, deux mois après la victoire annoncée et la fin explicite des actes de guerre, tous les journaux l’ont publiée. La guerre est finie, parlons-en ! (6) “. Declercq, lui, parle spontanément dans le vocabulaire forgé par les hors-la-loi, les brigands (au sens de Schiller), les mauvais garçons trop avisés et affranchis pour ce monde, Antisthène, François Villon, Arthur Rimbaud, François Dufrêne, Clyde Barrow, Andreas Baader… Mais les Provos allemands et Holger Meins qui l’ont enfanté ne lui ont pas légué la moindre forme révolutionnaire en laquelle croire. Alors, aujourd’hui, que faire et surtout, pourquoi faire ce que l’on fait ? ” Je crois que la tâche de démystification est infinie, inépuisable. Là, vraiment, on peut donner sa vraie dimension au concept de révolution permanente.(7) ” Le travail de Declercq crée des griffures dans le défilement opaque du temps administré, fentes par où s’infiltre ce qui reste encore d’énergie critique, sans espoir mais sans concession.
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1 Entretien pour l’exposition “Jolly Roger” au centre d’art Passerelle, Brest, publié par la revue Mouvement à l’occasion de l’exposition “Manifestes” conduite par Alain Declercq aux Métallos de Belleville, 2002, disponible sur /www.mouvement.net/html/
2 Les citations non référencées d’Alain Declercq proviennent de trois entretiens avec l’auteur conduits entre le 26 juillet et le 9 septembre 2006, à Paris puis à Montréal.
3″ Pour l’exposition au Transpalette de Bourges [2001], là où j’ai construit la prison pour tourner Escape, on cherchait une idée de communiqué de presse. Et pendant cette période, un (et même plusieurs d’ailleurs) des types qui bosse dans le centre d’art était en instruction judiciaire et un flic venait régulièrement pour le voir. On lui a demandé s’il voulait faire ce type de document, c-à-d un faux PV d’audition mais en prenant mon travail plastique sous l’angle de la légalité (ou non). Donc, ce document est un faux, fait par un vrai flic, mais c’est un faux. ” Alain Declercq, message du 18 septembre 2006.
4 Karl Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, in Œuvres philosophiques, tr. Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, Pléiade, 1982, p. 385. (Idem pour les deux citations suivantes.)
5 À cet égard, le débarquement des forces de police au domicile d’Alain Declerq soupçonné de terrorisme constitue à ce jour le plus bel hommage qu’une institution d’État ait jamais rendu à un artiste. Le manque de discernement analytique des Services de renseignement s’avère inversement proportionnel à la pertinence politique de l’œuvre de Declercq. Cet événement a déjà fait l’objet d’une version romanesque par Cyrille Poy : Le Poulpe : la vérité sur les beaux bars, Isthme éditions, Le Parvis, Tarbes, 2005.
6 Alain Declercq, “Embedded versus Wildcat”, in Avant-Garde/Cinéma, CINéMAS, Université de Montréal (à paraître).
7 Jean-François Lyotard, “Sur la théorie” (entretien avec Brigitte Devismes, 1970), in Dérive à partir de Marx et Freud, Paris, 10/l8, 1972, p. 225.