La Question du sol

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    1998

    À propos d’Histoire-Géographie
    par Marie Anne Guérin

    Cela fait des siècles, des années, des heures que le temps passe, articulé et modelé par les dates, les déplacements, les rencontres, les dérobades, des pas en avant, du repos clandestin, des ruptures avec la vie et le souvenir des autres, déménagements, des points de ralliements à soi-même qui font de l’histoire de chacune(e) un chemin à peine creusé dans le sol, même si martelé par une marche obstinée ou impatiente, où il (elle) abandonne nulle ou d’infimes traces visibles.

    C’est ainsi dès le premier plan filmé en extérieur d’Histoire, de Russie, plus tard repris au cours de Géographie, de France. La frontière entre les deux films, celui de Pierre Léon et celui de Mathieu Riboulet, n’est pas un mur ni un fleuve infranchissables. C’est une ligne en pointillés, hachée de portes battantes et de passages secrets, qui les réunit plutôt qu’elle ne les sépare. D’un pas et d’une pensée allègres, le spectateur passe aisément cette voie tracée au sol et observée, telle qu’elle extrait de deux êtres (de Russie et de France) ce que partagent leurs consciences, en quoi elles divergent et sont des intruses familières à l’autre. La voix off qui « parle » les deux films en une seule langue est celle d’un lecteur. Quand Mathieu Riboulet cesse de lire off, Pierre léon lit dans le champ.

    Ce premier plan filmé dehors montre en effet des pas. La marche, à force d’être filmée, un pas devant l’autre, il faut y consacrer un peu de temps comme pour chaque geste, acquiert ou construit un mouvement curieusement vertical, une élévation. Peut-être le marcheur grimpe-t-il ? Peut-être est-ce une illusion d’optique ? L’effet est là : les pieds chaussés qui avancent dans l’herbe mêlée de foin de la campagne française, ses propres pas vus de ses propres yeux figurent le voyage autobiographique, powysien, solitaire, têtu et rituel, celui de l’étranger qui, éduqué, s’approprie, en son exil, mieux que quiconque les vues et les trajets. D’abord en écrivant. Et c’est comme ça que commence le film.

    Histoire, de Russie de Pierre Léon est un film à la croisée de deux dimensions : le récit écrit, l’esprit de la langue qui erre et se déploie à l’horizontale, et les images montées mêlant aux vignettes autobiographiques moscovites (ma rue, mon appartement, ma cour, ma neige, mon poète Sergueï Essenine, ma grand-mère) des images de documentaires ou de fictions refilmées sur l’écran de la télévision russe (l’entraînement de néo-nazis russes, un débarquement de marins américains, des bateaux de pirates de l’ancien temps, les pathétiques adieux de Gorbatchev, etc.) qui sont de l’ordre de la construction, verticales donc. Qui participent à l’élaboration d’un leurre, voire d’un mensonge voyant, d’une façade qui, même si elle est identique, datable historiquement, existe pour moi (pour lui) comme cet endroit formant une tache précise dans le mur, ces rideaux qui occultent et cachent aux yeux des autres mon histoire. Mon histoire (celle de Pierre Léon mais la mienne, la vôtre) est (la mémoire restreinte d’) un pays, l’Histoire (visible, spectaculaire dont on trouve l’écho à chaque coin de rue, qu’il soit diffus ou tonitruant) est celle de mon pays. Mon histoire est nécessairement limitée par l’étendue de son récit au fil des lignes sur la page, au fil des partitions, du rythme des poèmes et du souffle des chants. Mais surtout bornée par des fixations, quelques images rémanentes, fiables, de ce qui est encore debout, fantômes et formes architecturales, toujours là depuis l’enfance, « ce paquebot immense, Moscou, Moscou » où Pierre et son frère Vladimir sont allés filmer en plein hiver, dans les limbes de cette incroyable lumière atonale qui vient autant de la neige que du ciel (mais la neige même à Moscou vient du ciel), la façade et la découpe de leur immeuble stalinien au faîte duquel ils vivaient en famille, « ma maison perchée, mon bateau » qui semblent, l’hiver et l’immeuble, aplatir le sol encore davantage. C’est comme si ce sol dont se sont emparés les hommes au pouvoir pour enterrer leurs innombrables victimes (je me demande tout à coup à qui sont dédiées les rues et les places de Moscou ou de Saint-Pétersbourg) leur avait laissé en surface une place énorme, tout un continent, pour ériger : des monuments, des bâtiments, des arches qui encadrent et parquent les âmes des vivants.

    Il n’y a pas de plans qui ouvrent l’espace ou le paysage, les souvenirs de la ville sont strictement associés à la pierre comme s’ils butaient contre ce mystère-là, celui d’une nature murée, jamais atteinte, enfouie, celui d’une terre recouverte. Le sillage manifeste, le monde d’hier et d’aujourd’hui, laissé au sol de cette terre natale, pays de tous les Russes, est vertical et enfoncé au profond : « À force de se pencher sur son passé, la Russie finit par s’abîmer. »

    Histoire filme le passage de l’écrit à l’imprimé. Le film commence comme un journal intime cadrant la page sur la table, le stylo à la main qui écrit ce que prononce la voix off. Puis les images s’impriment, du proche (les pas dans l’espace ouvert de la campagne, de l’autre côté de la fenêtre) au lointain (l’enfance russe), d’autres voix s’imposent, celles des chanteurs, de Pola Negri par exemple, mais également celle de Pierre Léon qui lit Prométhée déchaîné de Shelley comme une découverte du texte imprimé, celui-là écrit en Italie un siècle et demi avant sa naissance. Cette lecture lui donne en un point la reconnaissance d’une vision ensemble du lointain et du proche. Histoire filme un moment crucial, « un renoncement à accomplir comme un deuil » qui est aussi celui du déplacement de l’écriture vers la lecture, des images vers les plans.

    Pierre Léon et Mathieu Riboulet ne filment pas les choses pour les montrer ni pour en démontrer l’existence. Mais aux choses qu’ils découpent ils donnent une vie autre ; aux choses un visage, une expression. Leur film a l’allure d’un manifeste. Il en a la fermeté et l’engagement, même s’il n’use pas de la forme convenue de la proclamation, même s’il chuchote plutôt qu’il ne crie. Que murmure-t-il ? Voilà ce que j’y ai entendu et vu : pour qu’il y ait des plans de cinéma, il faut que les images et les sons proviennent d’un sol commun, à la fois histoire et géographie, d’une composition préexistante structurée d’écrits, de partitions musicales, de vues d’hier et d’aujourd’hui, de chansons, et qui se confronte au temps présent, lumineux, fragmenté, – paysages, lectures nouvelles, contours réinventés – et donné presque comme éternel en des plans inoubliables sur la campagne. Dans Géographie, de France, la campagne française, déserte mais travaillée par petits endroits, non pas les villes ni Paris, figure le « cadre fourni par la nature à l’Histoire ».

    À l’ombre chinoise d’une silhouette en contre-jour qui joue de la guitare et chante une musique que l’on n’entend pas car elle est (d’) ailleurs, au premier plan d’Histoire succède, avec le début de Géographie, l’image envahissante du champ. « Être de France est une question de sol, pas d’hématologie. » Pour que les plans de cinéma existent, il faut qu’il y ait un (des) champ(s), le lien entre le cinéma et la géographie dit Mathieu Riboulet, qui par ailleurs dit tout le film, en ses deux parties (il en est, je le répète, la voix off). J’ajouterai à cela que le champ associe le cinéma à la réflexion (à la projection), à l’écho et à sa chambre. Même s’il ne le dit pas, Mathieu Riboulet le filme. D’entrée de jeu, ce qui se réfléchit. En témoigne ce plan fixe d’une image renversée comme les figurines des cartes à jouer, où l’on voit les reflets d’un petit arbre entouré de hautes herbes dans l’eau lisse et plane d’un étang ou d’une flaque. Avec la netteté minérale d’un paysage qui se découpe dans une chambre noire. La réflexion permet qu’un élément, l’air oxygéné qui entoure les arbres, pénètre un autre élément, l’eau qui sert de miroir à ce que le vent transporte, à la lumière du ciel, à ce que l’air stabilise. Ce qui se réfléchit s’ouvre et produit un double. Cela divise aussi, rendant paradoxalement la frontière entre les choses plus impeccable tandis qu’elles s’interpénètrent. Cette idée de délimitation est constamment à l’œuvre dans Géographie, illustrée, par exemple et entre autres, par ces vues aériennes du Finistère, de l’embouchure de la Garonne. Ces images ultra-plongeantes montrent avec la précision du trait des dessins sur les médailles (le mot est prononcé : « médaillé », bien adapté, son revers serait ici ce qui échappe aux frontières, le glissement, la pénétration) des images du profil de la France, là où son sol s’affaisse, brutalement recouvert et transformé par l’océan. Semblable en cela à celui d’une personne, silhouette et visage qui s’arrêtent physiquement, géologiquement, à ses angles, à ses courbes, à ses contours. Mais là où se fige le dessin de la personne, derrière son dos, commence l’arrière-pays dont les limites, modelées par les alentours, ne sont pas si simples à poser. Le pays est inachevé et ses marques, traces de lui-même, traversent les frontières de l’Est. Plus une plaque qu’un plan (encore un mot qui lie la géographie au cinéma), cette plongée, vue du ciel, jette un trouble : on ne s’y repère pas, on reconnaît à la fois trop et pas assez car ce dessin si net du pays, malgré les mots et les paroles, est inhumain.

    Cela dit, cette vision aérienne, la découpe de mon pays, fait partie de notre savoir d’enfant. On l’a dessiné tant de fois, décalqué avec obstination ou fait glisser le crayon le long du plastique dur qui a pris sa forme illusoire, détachée de son continent et du reste du monde, à l’école ou chez soi, colorié, marqué les points des villes, les tracés sinueux des fleuves, déchiqueté les côtes, bref, délimité de manière artificielle, ce qui tout en étant mon pays, n’est pas chez moi.

    Car chez moi, je ne vois rien de ce pays-là, ce sont, au pas de la porte, de l’autre côté des vitres, un mouvement, des visions optiquement restreintes et des impressions amples et sans limites, des imaginations qui me viennent de loin, du profond de la mémoire et forgent mon sentiment d’appartenance, la conscience « d’être de France » comme un sentiment géographique, « le bonheur tantôt léger, tantôt grave, musical » d’avoir en tête l’ivresse butée du savoir où ça s’arrête et où ça commence à être autre chose. Être d’un pays c’est avoir à l’esprit, quoi qu’il advienne, les limites de ce pays, ce qu’on a, pour soi-même, décidé d’en faire, un peu comme l’on ne peut se défaire d’une image de soi qui partout nous accompagne. Les fantômes ne sont pas forcément qui l’on croit. Peut-être suffit-il de filmer pour pallier l’errance, être là, chez soi ou à côté de soi. C’est un grand soulagement, le pays, la première personne, le cinéaste, le lecteur, l’écrivain adoptent avec le film, Histoire-Géographie, leur identité de fantômes. C’est un don de cinéma. Qui a besoin d’un début et d’une fin, d’accidents géologiques mais aussi du mouvement de l’histoire avec ou sans majuscule (« toutes les histoires ») qui, elle, se poursuit, se répète sans qu’on puisse présager de ses limites.

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