Foudre, expérience de la déchirure

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    par Maylis de Kerangal [2013]

    Un éclair apparaît dans un ciel d’orage, son grondement ébranle la nuit, et ses ramifications lumineuses viennent toucher le paysage terrestre. Image inaugurale de Foudre, le film de Manuela Morgaine, cet éclair en est le matériau premier et la métonymie : il est ce qui travaille sa forme, organise sa temporalité, définit sa lumière. Il est ce qui fait de ce film l’événement même de la foudre : une expérience, une déchirure.

    Faire d’une épopée narrative un éclair intelligible
    C’est un film en forme d’épopée et c’est aussi un film-éclair. Et sans doute que sa puissance tient précisément dans ce tour de force : faire d’une épopée un éclair. Ou comment un long poème narratif déplié sur près de quatre heures — Baal, l’Automne ; Pathos Mathos, l’Hiver : la légende de Syméon le Printemps ; Atomes, l’Été — trouve à la fois l’intensité de la décharge électrique, l’éblouissement différé, le clignotement hallucinatoire et le bruit du tonnerre. Ou comment une cinéaste se met en quête de la foudre dans toutes ses manifestations, part à la recherche de ses multiples dimensions esthétiques et cognitives — chimie/alchimie, anthropologie, archéologie, biologie — pour en tracer un film incandescent dont la persistance rétinienne irradie longtemps.

    Filmer la foudre, filmer Foudre, film fou
    L’aventure cinématographique de Manuela Morgaine emprunte sa forme au zigzag de l’éclair : segments et bifurcations y tracent une trajectoire géographique à travers différents pays (France, Guinée Bissau, Tunisie, Libye, Syrie), pénètrent en territoires secrets ou interdits, s’étirent sur les mers et les fleuves, sur cette plage déserte où tout peut arriver. Des lignes qui définissent un mouvement où se décompose et se recompose le temps : empruntant au mythe (Baal), au présent du témoignage (Pathos Mathos), au légendaire et au chaos de l’histoire (la légende de Syméon), et à l’éternité littéraire de la rencontre amoureuse (Atomes), Manuela Morgaine filme et assemble les fractions d’une temporalité diffractée où l’onirisme et le merveilleux font alliance

    Mais au-delà de ses multiples inscriptions, de son amorce — l’éclair — à sa dernière image — la transe chamanique d’Azor qui retrouve et incarne la trajectoire erratique de l’éclair —, la quête de Manuela Morgaine donne à voir un geste, une empathie. Car le projet de Foudre est bien celui de retrouver la ligne dans le zigzag. De redonner une linéarité à ces vies que la foudre aura frappées (patients mélancoliques, foudroyés, amants), de retrouver une fréquence narrative et mémorielle dans ces fragments épars.
    Cette ligne, qui est celle de la pellicule, celle du plan, est ici celle du cinéma comme expérience sensorielle de la déchirure : filmant la foudre, Manuela Morgaine la provoque dans la nuit merveilleuse des salles obscures, et dans nos cœurs.

     

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