Exténuer l’image

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    par Emmanuelle Lequeux

    Exténuer… Le mot revient sans cesse : exténuer l’image, le film, soi-même ; les vider, les fatiguer, les pousser dans leurs derniers retranchements, aller jusqu’à leur extrême… « Trouver dans l’acharnement, plutôt que dans la répétition ».

    Delphine Kreuter ne joue aucune demi-mesure : qu’elle filme, photographie ou écrive, elle a des hyperboles sur les lèvres ; un désir permanent d’être en mouvement, une nécessité compulsive de travailler.

    « Exténuer » : bizarrement, cela vient du mot latin qui signifie léger. Amincir les choses, jusqu’à ce qu’elles perdent toute lourdeur ; jusqu’à ce que tout soit ténu, c’est-à-dire, quasiment, invisible. Muni de ce mot clef, que la jeune artiste fournit à chaque détour de la conversation, on comprend mieux pourquoi ce qui est présent, dans ses films, se révèle rarement d’emblée. Ne se dévoile pas comme évidence, échappe aux récits de surface, pour se réfugier dans les creux que ses images s’imposent, dans les failles qu’elles ne craignent pas d’affronter. Dans les trous noirs qu’elles suggèrent. Leurs pores.

    Elle « morcelle, morcelle, morcelle » : voilà sa méthode. Dès qu’elle a une image sous la main, elle la découpe, baladant sur elle le cadre de ses mains ; allant jusqu’au fragment infime. Elle appelle cela « rendre la parole aux choses » : une exploration du réel et de ses objets inspirée par Francis Ponge, poète des Choses et parrain surprenant. « Découper, découper, découper… Ce truc d’ouverture, cette découverte, je l’ai faite avec la photographie ». Peu à peu, son regard est passé du détail (quelque chose d’entier, un en-soi), au fragment ; au corps morcelé, dont l’absolu s’échappe en hors-champ. Mais toujours, chaque bribe attend l’autre, comme des mots dans une phrase.

    S’exténuer… Un de ses films le porte presque en titre : Drain, pour « Drain Away », s’épuiser. Une variation urbaine, où des corps solitaires évoluent en montages alternés, dans un récit qui s’emballe en tournant à vide. Elle a conçu le montage de ce film « comme une sculpture : tu coupes dans une masse, et j’adore ce désir de perfection du sculpteur qui coupe tellement qu’à la fin, il n’y a plus rien. C’est un peu l’histoire de ce film ; avoir ce désir de quelque chose que tu tues aussi. C’est une boucle qui reprend toujours plus vite, une spirale où se répètent les choses, jusqu’à ce que tout soit fini, un peu comme dans la vie, la création ».

    Donner image à un certain vide. Sans vertige, sans métaphysique : montrer la promesse des corps, vers le néant. Les films de Delphine Kreuter, même les plus infimes, finissent presque tous par la mort : elle arrive toujours à la débusquer quelque part. Elle tue ses personnages sans mauvaise conscience. Elle passe ses journées, en ce moment, à travailler sur des images de suicide, issues des grands films du cinéma. La mort est partout sous son regard clair, et elle en parle sans solennité. Mais c’est pour l’exténuer, elle aussi. Elle surtout. Transformer son ombre en insoutenable légèreté. Exténuer, comme une alchimie. Cette fascination date de l’enfance, sans doute, quand elle se passait en boucle la scène de la fusillade de Bonnie and Clyde. « Après, j’allais voir ma mère dans la cuisine, raconte-t-elle, et je faisais mine de mourir comme dans le film, avec tous ces soubresauts. Si bien qu’un jour elle m’a effacé la cassette : elle avait peur que je sois traumatisée. Mais c’est tellement fascinant, ces tressautements du corps. Pour moi, cela n’avait rien de morbide ». Et dans les quelques secondes qu’elle en a remontées, dans son film Bonnie, c’est la vie que l’on voit exploser dans le corps de Faye Dunaway. Rien de morbide, effectivement. Les sujets les plus graves, Delphine Kreuter les écarte d’un rire d’enfant. Elle n’en a pas peur : elle passe sa vie à en remonter les séquences.

    « En photo, j’ai toujours fait des séries, des décompositions d’actions : fuir l’éternité, avec le mouvement. Rendre la liberté. C’est un rapport au corps, pris dans le temps. Toujours ce putain de temps ; la photo qui le fixe et le décompose, et le temps qu’on peut créer dans l’espace, juste par le découpage… C’est comme une lutte contre la mort. Dans un sens, c’est toujours de la survie, de travailler. Si, au fil de mon existence, j’arrive à construire un monde global où vivre… Qui ne fasse pas partie du monde… Si, dans la façon que j’ai de ne pas arrêter la caméra, dans ce réalisme improbable où jamais rien ne marche vraiment, un système de fonctionnement apparaissait un jour, créait ses lois, alors… » Elle ne finit pas sa phrase, comme parfois. Mais on sent qu’alors… il y aurait quelque chose de gagné.

    Accepter la disparition comme un simple processus. C’est ce que propose aussi un petit film simplissime baptisé Acide. Il montre un jeu adolescent, qui n’a l’air de rien : plonger une babiole, une culotte ou un bonbon en forme de bouche, dans un bain d’acide. Et voir ce qui se passe. Au début, tout va bien : on croirait une lessive minimaliste. Puis l’objet s’engloutit peu à peu, les bulles montent à la surface et mangent tout, et tout s’enfouit. « Je voulais raconter comment on passe d’un truc intact à rien ; comment l’objet, en se détruisant, change de beauté pour en trouver une autre ». Le même genre de beauté, sans doute, qu’elle trouve dans les corps vieillis avec lesquels elle aime travailler : en vacillement.

    Exténue, ténue, comme on le dit d’une frontière… S’il y en a une que Delphine Kreuter aime particulièrement explorer, c’est la peau. Depuis qu’elle a découvert la photographie, avec ses vingt ans, elle tente de s’approcher de tous les épidermes, comme on traque un fuyard ou un timide : en sachant que la poursuite ne s’achèvera jamais. Peaux fatiguées, fripées, peau d’ange ou de bébé, maquillées, blessées, tatouées de souvenirs atroces, déguisées, résillées, jamais idéalisées ; simplement des peaux vraies. Une pellicule, au fil de laquelle se construit un micro-théâtre de la cruauté. A cause de cette approche plutôt violente, Delphine Kreuter a souvent été qualifiée d’artiste trash ; mais c’est en fait une certaine élégance qu’elle cherche ; une pudeur paradoxale, qui ne demande ni aux mots ni aux images de tout dire : les corps se chargent de tout… Tout se porte, tout se dit en eux. Personne ne parle, dans ses films. Pas besoin : « Je n’aime pas trop dire, et mes personnages non plus, explique-t-elle. Ils sont là pour incarner une forme ; leur poésie ou leur psychologie, c’est dans le déroulement des choses qu’on la trouve. Jamais dans leurs paroles. Et quand il y a des mots, ce n’est jamais là que les choses importantes se disent : ils soulignent plutôt le vide. Je dis parfois qu’il n’y a pas de regards dans mes films et mes photos. Mais c’est faux. En fait, la question est ailleurs. S’il y a un sentiment, je préfère le faire passer par cette forme d’un corps dans l’espace, plutôt que par un regard, trop obscène. Je préfère faire parler la construction, l’organisation des vides et des pleins. Par exemple une pièce vide, avec trois personnages dans le silence, qui écrivent ce silence, ce vide, avec leurs déplacements. Un triangle qui évolue, et donne forme au néant : c’est d’une telle image qu’est né un film comme Super City Garden ». Après des débuts qu’elle juge elle-même « trop brutaux, frénétiques », où elle allait « coller son appareil photo au pied des gens, à leur nez, en arrivant violemment sur eux », la jeune artiste s’invente aujourd’hui un vocabulaire d’estampe chinoise, recette contemplative pour personnage frénétique…

    C’est là que se révèlent ses liens avec un autre des surprenants « parrains » qu’elle se revendique : Jacques Tati. A priori, leurs univers sont aux antipodes l’un de l’autre. Celui de Delphine a les couleurs irisées, fatiguées d’un être vivant, celui de Tati porte le gris métallique et lisse d’un modernisme proche de son « à bout de souffle ». Si l’un et l’autre se retrouvent, c’est dans leur art de faire valser les corps. Dans cette précision mécanique qui construit le récit à partir du mouvement des personnages. « J’ai regardé Mon oncle en boucle quand j’étais enfant. J’étais fascinée par les lignes de ces corps dans l’espace, ces couleurs et ce son, tous ces aplatissements étranges, ces trucs faux, drôles et pas drôles en même temps ». Et, là aussi, les dialogues ne disent rien, si ce n’est le vide, et l’absurde.
    C’est pourtant avec les mots que Delphine Kreuter est entrée dans la création : en imaginant de courtes pièces de théâtre, en harcelant le verbe, coupant, collant, redécoupant ses textes sans qu’ils finissent jamais. C’est-à-dire, déjà, en considérant l’acte artistique comme un enjeu physique ; en ayant une appréhension quasi-convulsive de la matière plastique. Elle s’est détournée de l’écriture pour se consacrer à la photo et la vidéo, et avec elle son rapport aux mots a changé, mais c’est vers eux qu’elle va retourner. Elle en est intimement convaincue, elle y retournera. Mais pas dans ses films. Quant au plus « verbal » d’entre eux, Vacance ? Un simple synopsis, jamais tourné, filmé à même ses mots sur l’écran d’un ordinateur. Mais déjà une pure image. On dit même que certains ont littéralement « vu » ce film.
    « L’image a cette volonté de se remplir, mais sans dire » : elle en parle comme d’un animal vorace, qui se nourrit étrangement et développe des désirs propres, qui nous échappent. C’est ainsi que chacune de ses pièces ne ressemble pas toujours à ce qu’elle avait imaginé pour elle. A chaque fois c’est une expérience, une tentative, rarement considérée comme une œuvre finie. Pendant le tournage, tout peut arriver. Surtout ce qui n’était pas prévu. «Souvent, je pars de quelques éléments et le film se construit en filmant, avec les acteurs, et puis au montage. Les images d’un film comme Map n’ont ainsi rien à voir avec leur scénario initial. Les conditions et les moyens du moment ne me permettaient pas de réaliser ce que j’avais écrit, alors j’ai tout simplifié pour pouvoir filmer». Après l’avoir tourné il y a plus de cinq ans, Delphine Kreuter n’a été capable que récemment de monter ce film. Elle était trop déboussolée par les rushs, complètement inattendus : « Cela me semblait trop fou, je n’étais pas assez libre pour accepter ou comprendre ». Le « récit » ? Ténu, encore une fois. La journée d’une famille à laquelle on ne croit pas une seconde, portée par un père des plus improbable et prise dans un univers vraisemblable de feuilleton télé. Prise, comme on dit prise dans la glace, ou dans une gelée. Un malaise se dégage peu à peu, qui ne naît ni de cette normalité ni de ces invraisemblances, mais de leur mariage.

    C’est aussi une trame très fragile qu’elle fournit à ses deux personnages de Super City Garden, tourné à Shanghaï : « On va passer une journée dans la ville, à s’ennuyer et à se noyer dans la profusion. Un truc vide, et dépourvu de sens. Après tout, combler le vide, c’est une attitude assez proche de ma pratique artistique ». Les voilà donc dans cette ville pleine d’artifices (de ciels peints, de faux Paris), « aussi vaste en-dessous qu’au-dessus » : plus souterraine qu’à l’air libre. Une errance sans espoir ni désespoir, dans une cité comme un vase clos. Pas d’horizon dans les films de Delphine Kreuter. Elle, dit que c’est plus facile de tourner en appartement. Et puis l’horizon, c’est déjà exténué, par nature. Rien à en faire. L’horizon n’a pas besoin de Delphine Kreuter.

    Confinement, plutôt, pour dire les désirs qui suffoquent, chez chacun de ses personnages… Petits échecs à vivre, qu’on retrouve dans un film comme Le notaire : cette histoire d’un homme rangé « qui prend du plaisir à avoir réussi à vouloir prendre du plaisir. Ce moment où l’on aurait voulu pouvoir croire à la liberté, et ce moment où elle est presque là, et peut-être y croire, c’est déjà la faire exister… C’est beau, de pouvoir faire grandir son rôle, en sortir, l’ouvrir, se dépasser, dépasser ce que l’on est socialement. Mais tout ça, mes personnages n’y arrivent pas. Je ne pense pas que ce soit impossible, mais peut-être est-ce simplement d’y croire, qui est possible ».

    Sans doute est-ce pour cela qu’elle donne à ses personnages cette troublante identité sans âge, ces contours flous : les gamines se maquillent comme leurs mères (Le secret de mercredi), les pères traînent des ennuis adolescents (Map), les vieilles femmes s’excitent de désirs pré-pubères pour sexes indéfinis (Marthe). Rouge à lèvres débordant, bas trop courts, désirs inadéquats… Un déguisement ? Tout le contraire. « J’aime cette idée de ne pas coller à son rôle : la fille serait la mère, la grand-mère le père, le chien le petit frère!…

    Cette non-adhésion des personnages… Et j’adore cette croyance que le film provoque, malgré toutes ces invraisemblances. C’est beau, cette possibilité d’avoir plusieurs âges, de traverser les limites : ça révèle. C’est à la fois drôle, tragique et poétique. Donner un âge flou aux gens, c’est les agrandir, leur offrir de la profondeur, trouver quelque chose qui n’est pas juste là ». Encore une fois, c’est ainsi que s’articule son approche des êtres : plus qu’avec la psychologie (absente, ou opaque), un jeu avec le temps. Elle, dit stratégie de survie

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