par Joachim Lepastier [2011]
Contredisant quelque peu son titre, L’île de la répétition a tous les atours d’une première fois, tous les arômes d’un début avec son mix de fraîcheur, d’envie et disons-le d’inexpérience. Envie de l’inexpérience, oui, ou plutôt expérience (au sens scientifique, protocolaire) de l’inexpérience. Car qu’est-ce que L’Ile de la Répétition, dont le titre évoque déjà les fables socio sentimentales de Marivaux ? Certes, on peut toujours appréhender le film sous l’angle de la méthode sérielle, de l’inventaire, des variations, mais il y a avant tout un geste hardi et assumé : un long-métrage fait par un artiste qui n’a jamais fait de cinéma, joué par des acteurs qui n’en sont pas tout à fait, racontant une histoire dont on se débarrasse en quelques cartons inauguraux. C’est un film qui joue le jeu du cinéma tout en s’y opposant, sans tout à fait le refuser. C’est un film qui séduit de manière immédiate, tout en se méfiant de sa propre séduction. C’est un film qui au charme de ses premiers instants oppose une certaine rigidité de concept, mais qui tire de ce mouvement un étonnant renversement : c’est l’autorité du discours qui en devient charmante et le charme de ses flâneries irisées dans la lumière d’été qui nourrit l’autorité plastique du film.
Mais reprenons au début. L’île de la répétition est une fiction philosophique narrant les chassés-croisés de quatre personnages ou plutôt quatre destins que l’on pourrait qualifier, pour aller vite de « romantiques ». Ces figures incarnées par des jeunes gens d’aujourd’hui, mais inspirées de celles de John Keats, Soeren Kierkegaard, Emily Dickinson et Thomas Chatterton, ne portent apparemment pas en elles le sens d’un destin tragique et absolutiste. Elles ont des allures juvéniles, presque dramatiquement quotidiennes. Mais comme dans tous les romans et films d’initiation sentimentale, les jeunes gens doivent composer avec un double antagoniste : d’abord l’immanence de Cordélia, personnage concept de « jeune fille », ensuite la présence professorale de Soeren. Celui-ci est le détenteur du discours sans pour autant tirer les clefs et les ficelles de la fiction. Disons que c’est par l’inévitable confrontation avec la logique de ce maïeuticien que chacun gagne sa réelle émancipation d’action. Portant la part la plus aride du film, Soeren (toute ressemblance avec un philosophe séducteur bien connu…) est également celui qui en secrète le véritable noyau : celui d’une mise à jour d’une vie nue, d’une vie une, d’une vie où l’expérience ne vaut que pour elle-même et dans sa pure immédiateté, sans capitalisation ultérieure, sans réemploi à venir dans une quelconque œuvre ou théorie. On voit bien le stimulant paradoxe (voire la fatale aporie) qui pointe là le bout de son nez et surtout en quoi il peut être relié à des fondamentales questions de cinéma. « La vie nue, la vie une », ne serait-ce pas cette quête du moment pur, d’un ici et maintenant auquel on n’accolerait aucune grille de lecture ? Et ce pur fragment de présent vécu, n’est-il pas de la pure matière à cinéma, renvoyant à l’art sa vocation première : celle du pur enregistrement d’une expérience pas encore maîtrisée ? Mais si, bien sûr !
C’est en cela que L’île de la répétition s’inscrit comme improbable (mais au bon sens du terme) « film-trip ». Le prosaïsme du filmage n’ambitionne aucune déconnexion du réel, n’invoque jamais de chimériques gouffres sensoriels, mais sollicite tout de même une nouvelle perception, un sensible altéré, onirique comme par accident, une évanescence raisonnée et innocente du moment. L’image miroite de ses belles teintes pastel mais trouée d’attaques lumineuses, comme si la pellicule était parfois légèrement voilée; le dialogue ne cache pas ses ambitions philosophiques, mais il est délivré avec une diction empruntée, parfois charmante, parfois plus embarrassante ; les acteurs incarnent leurs personnages mais c’est comme s’ils refusaient de les jouer. Formellement, tout se passe comme si la légèreté première du projet était contrebalancée par une sorte de pesanteur, voire d’agressivité, qui irait contre son propre enchantement. La vie nue est déjà là, dans la pure captation de cette ambiance estivale, dans ces moments de présence, d’attente, de flânerie et de discussion. Pourquoi l’étayer par du discours, certes très construit, mais qui, par son armature même, prend le risque d’écraser la fragile sensualité qui émane du grain de l’image, des sourires des jeunes gens et des trajets entre ville et plage. L’inquiétude ne dure qu’un temps tant finalement le film gagne son prix dans sa façon de négocier avec ce discours ardu dont l’éclosion dans un tel environnement n’a, a priori, rien de naturel.
C’est dans cette négociation entre réalisme du pur enregistrement d’un moment chéri (celui de l’été, des rencontres, des ballades) et théorie souterraine qui pourrait orchestrer ce « temps où les cœurs s’éprennent » que le film gagne sa densité. De là, l’inévitable référence à Rohmer, pas tant pour son voisinage de surface (filmage léger, cachet de cinéma d’amateur) que pour un double objectif commun : d’abord, « géométriser l’affect » tel qu’il est dit explicitement dans le dialogue et ensuite, explorer le vertige entre discours trop grand et moments tous simples. Car comme chez Rohmer, ce qui est véritablement filmé (avec un résultat différent au bout du compte), c’est ce flottement d’incertitude de la parole au moment de se lancer dans des grands développements théoriques, ce saut dans le vide qui outrepasse le pur rythme de la compréhension, ou disons qui sollicite le rythme de la compréhension de la fiction cinématographique à une autre vitesse de raisonnement. Entre l’immédiat du moment et l’assimilation du discours, il y a une parenthèse et c’est précisément dans cet espace interstitiel que vient se nicher la singularité de l’Ile de la Répétition. Au périmètre discontinu de cet archipel mental (quelques rues parisiennes, un parc, étrangement une plage) répondent les étapes d’une logique mise en actes et en lieux. Ce territoire chimérique et recomposé redessine l’ordonnancement d’une pensée qui chemine sur le mode de la divagation. En ce sens, cette île de la répétition est l’antithèse d’un lieu où la malédiction serait inscrite à son fronton (« toi qui entre ici, tu seras obligé à revivre éternellement tes mêmes expériences »). C’est plutôt simplement la pure continuation de ce que nous pouvons ressentir dans l’espace urbain familier : un lieu connu, moult fois arpenté, sans réelle surprise, restant dans l’ordre du reconnaissable et de l’anticipation (sauf accident, au sens parfois littéral du terme, pas d’immense et bouleversante remise en question dans cet espace) et pourtant un lieu à chaque fois différent, le lieu et l’espace de la pure variation d’expériences.
Les palabres qui traversent l’Ile de la répétition ne visent donc finalement qu’une seule finalité : comment non pas pratiquer ce lieu (la pratique vient d’instinct), mais réellement comment l’habiter. Si la vie vécue est une vie nue, une vie une, quel est l’habit qui viendra la parer ? Vivre la vie nue, c’est devenir non pas acteur, mais actant de sa propre présence au monde, une présence pure, une suite de moments investis mais sans gage de rentabilité ultérieure. Une composante du film nuance pourtant ce dogme structurant : la présence récurrente de motifs statuaires (masques, bustes, colonnades, temples des jardins publics) qui donnent une immédiate caution atemporelle aux divagations spirituelles qui parcourent la fiction. Le présent du film paraît hanté par des vestiges immémoriaux, une sorte de conscience tutélaire, un surmoi philosophique, stigmatisé par ce buste dissocié (la séparation du corps et de la pensée ?) dont la présence intermittente, mais soutenue à l’écran finit par figurer une pure empreinte plastique, comme si la symbolique ordinairement associée au « monde des idées » se transmuait en un pur fond, au sens pictural du terme.
Revendiquant le moment « hors œuvre, hors pensée », L’Ile de la Répétition demeure pourtant une œuvre remplie jusqu’à la gorge de pensée. Mais c’est une pensée légère, stricte mais fluide. C’est un film rempli de concept, mais de concept plutôt évanescent, rodant comme un papillon qu’on n’arrivait jamais à attraper. C’est en cela que le film fait le double pari de la gaucherie, le pari d’affronter sa propre et touchante maladresse (c’est une œuvre de vrai débutant avec tout ce que cela comporte d’imperfections), mais aussi le pari de perdre partiellement le spectateur dans les méandres de ses propres circonvolutions, pour mieux l’agripper, dans un second temps, par une saillie virevoltante. Car dans ce flot de paroles et de constructions logiques qui se déploie à l’écran mais sur le mode de la rêverie, finissent par émerger, de façon aléatoire et subjective, des chapelets de phrases, de confidences, de sourires, que l’on garde près de soi bien au chaud. Flottant à la surface de ces moments filmés, elles constituent comme les paroles d’une chanson dont on aurait qu’un souvenir imparfait de la mélodie. Si un glorieux prédécesseur n’avait pas préempté le titre il y a une quarantaine d’années, L’Ile de la Répétition aurait pu se nommer Théorème, mais sa séduction advient davantage dans les interstices de son argumentation que dans la solidité de celle-ci. A l’inflexible démonstration, il préfère les erratiques ondulations d’un raisonnement mouvant, au risque du bancal. C’est là que se cristallise le souvenir que nous emporterons après ce passage dans cette étrange Ile de la répétition: celui d’un perfectible film vade-mecum, celui d’une tresse de mots qui font rimer, dans le langage du cinéma, première fois et foi première.