À propos de pointligneplan [2012]
// Sébastien Martinez Barat
Commençons par évoquer l’histoire de pointligneplan afin de voir la manière dont le projet de La Fabrique des films déplace les lignes tracées depuis 10 ans. L’idée d’un label est première à pointligneplan : il ne s’agissait pas de créer un groupe pour adhérer à un postulat théorique mais plutôt de labelliser des événements. J’aimerais reparler de ça. Dans un premier entretien que nous avions fait ensemble, le terme de label était apparu et me paraissait plus intéressant, plus juste que celui de collectif que vous utilisez par ailleurs.
// Christian Merlhiot
Le collectif permet de définir une communauté. pointligneplan est une drôle de communauté c’est vrai. Elle n’existe peut-être pas en tant que telle, mais elle est opérante : les événements que nous organisons depuis plus de 10 ans sont regroupés sous ce nom. C’est de cette manière qu’on est arrivé à définir pointligneplan comme un label. Si on veut tracer une généalogie rapide de La Fabrique des films, il faut savoir qu’à l’origine, pointligneplan a commencé par établir un répertoire des auteurs et des films au croisement du cinéma et de l’art contemporain en organisant des soirées monographiques. Il s’agissait d’inviter des artistes et cinéastes dont le travail explorait de nouvelles formes de récit à montrer leurs films. Après quelques années, ce travail de prospection a commencé à être pris en charge par des institutions, mais pointligneplan l’a initié à un moment où peu de lieux présentaient ce genre de films. Par la suite, le Centre Pompidou, la Galerie du Jeu de Paume, d’autres musées, des cinémathèques, ont commencé à faire un travail de programmation proche du nôtre. Des festivals, aussi. Alors on a exploré d’autres pistes en profitant de la dynamique de réseau qu’avait initié pointligneplan. On a créé une collection de livres puis une collection de films. La Fabrique des films en est une extension. En rassemblant les 100 films qui composent notre collection VOD on a réalisé qu’on pouvait éclairer les films de différentes manières, notamment à partir de tous les documents qui rayonnent autour. Érik Bullot a lancé un projet de documentation annexe intégré à son Laboratoire d’exposition sur le site de pointligneplan. Nous avons commencé à collecter des documents de travail sur les films. Finalement, ce projet a rebondi grâce à un texte de Jean Breschand qui s’intitule La Fabrique des films.
// Jean Breschand
La Fabrique des films est un texte que j’ai écrit après une réunion à la Maison des Métallos où on s’interrogeait, après 10 ans, sur les projets à venir de pointligneplan.
// Sébastien Martinez Barat
Mais ce texte annonçait un projet à l’échelle des soirées. Il s’agissait encore de programmation, même performative. Il me semble que le projet de La Fabrique des films s’est déplacé vers d’autres problématiques, notamment celles de l’archive. Pourquoi archiver des objets qui ne sont pas des films ? Qu’a pu produire l’archive en ligne, sur Internet, de tous les textes édités jusque-là ? Finalement, bien qu’il n’y ait pas eu de texte théorique au fondement de pointligneplan, l’archivage progressif n’aurait-il pas créé ce fondement ? Et ce modèle théorique, si c’en est un, ménage toute la complexité des pratiques et des films répertoriés par pointligneplan qui réunit des écrivains, des artistes, des musiciens, des cinéastes…
// Christian Merlhiot
Les soirées pointligneplan sont apparues en même temps qu’un regard critique sur le travail. Les séances rassemblaient des films, le réalisateur, un critique invité et le texte commandé à cette occasion. Les flyers pointligneplan contenaient ce texte, quelques images et servaient d’invitation. On a toujours attaché une importance très grande à produire ce regard critique. Ce travail nous informait nous-mêmes de notre projet. Rassembler cette documentation à travers la publication de tous les textes dans un livre chez Léo Scheer et sur le site pointligneplan, c’est le premier travail éditorial qui a permis de se pencher sur notre histoire. Il est apparu très vite que cette histoire était impossible à saisir dans une seule tendance esthétique. Jusqu’à ce jour pointligneplan est demeuré protéiforme. Il n’y a pas de ligne éditoriale mais l’idée de maintenir une circulation, un lien à travers deux, trois, quatre générations de cinéastes. Ce qui manquait lorsqu’on a créé pointligneplan, c’était des outils pour se représenter ce territoire. Les revues de cinéma ne faisaient pas ce travail, les festivals non plus. Les films sont devenus identifiables avec l’apparition d’un nouvel espace et d’un réseau auquel les rattacher.
// Sébastien Martinez Barat
Tu parles d’espace. Cet espace a beaucoup évolué depuis 1998, apparition de pointligneplan. Je pense au Festival Côté Court à Pantin, au FIDMarseille, à Hors Pistes au Centre Pompidou. Ces festivals sont attentifs au cinéma contemporain. Il n’est pas réellement distribué en salle mais ce n’est peut-être pas un cadre de diffusion nécessaire. En tout cas, il est apparu dans les galeries d’art. Et sur Internet, si on le cherche bien. Le contexte actuel de diffusion et circulation des films me semble tout à fait différent de celui dans lequel pointligneplan est apparu. Est-ce que cela n’a pas modifié le propos curatorial de pointligneplan ? Aujourd’hui, on peut voir du pointligneplan hors de pointligneplan.
// Christian Merlhiot
Si on s’attache à produire aujourd’hui une documentation sur notre travail, ce n’est pas un hasard : notre position nous permet de collecter ou de commander des documents sur les films plus facilement qu’un programmateur ou un musée. Peut-être qu’on travaille moins avec des films qu’avec un environnement.
// Sébastien Martinez Barat
En ce sens, pointligneplan est une plateforme curatoriale, moins un programmateur.
// Julien Perez
On a l’impression que La Fabrique des films va conduire les films à restituer tout ce qu’ils contiennent et tout ce à quoi ils renvoient, des stimulis de départ (images qui ont inspiré le filmeur, documents de recherche, documents de travail) à leur environnement critique. En cela, La Fabrique des films m’apparaît comme un projet critique original, qui ne passe pas par la plume de l’expert, mais par l’exposition des éléments hétérogènes qui composent un film et lui confèrent un cadre.
// Jean Breschand
Oui. La Fabrique des films mène pointligneplan dans une actualisation critique. Au sens où pointligneplan ne cherche pas à produire le sens du travail – nous sommes en partie aveugles sur que l’on fait, mais on sait où ça se place. La démarche de pointligneplan est partiellement critique – s’expliquer la façon dont on travaille, sur un point en particulier, ou un film précis. Il s’agit à la fois de mettre en commun des procédures de travail – rarement, on met en commun les enjeux de la pratique elle-même – et d’accéder à une dimension critique en élucidant comment chacun investit le cinéma. Une des originalités de pointligneplan – en effet, ce n’est pas une chapelle, on ne peut pas dire qu’il y a une esthétique à travers tous les films –, ce qui à un moment a préoccupé des artistes et des cinéastes, c’est la façon d’investir le cinéma ou plus justement : de quoi le cinéma peut-il être investi ? Ce n’est donc pas un hasard que pointligneplan apparaisse dans les années 90, un moment où la configuration du cinéma change pour s’affirmer comme un grand marché où la question de la singularité des films, des formes et des récits, se pose. Tout cela est concomitant : la façon dont le marché du cinéma s’est figé et les préoccupations que pointligneplan a cristallisées vont de pair.
// Julien Perez
L’alternative de pointligneplan au cinéma classique et à sa forme économique, mais aussi au cinéma expérimental est intéressante. J’ai l’impression que les auteurs pointligneplan reprennent en charge tous les éléments fondamentaux du cinéma classique (la narration, les acteurs, un certain rapport au réel – on reconnaît ce que l’on voit à l’écran), mais proposent chaque fois des alternatives. Nous ne sommes pas du tout dans l’opposition que décrit Lyotard entre le cinéma classique et le cinéma expérimental qu’il appelle l’acinéma et qui, selon lui, doit en finir avec la représentation. C’est selon moi la singularité de pointligneplan, ce qui le pose en complément du cinéma expérimental – et non en son lieu.
// Jean Breschand
En effet, la question de la représentation fait partie du travail des cinéastes de pointligneplan. Elle n’est pas quelque chose dont il faudrait se débarrasser.
// Sébastien Martinez Barat
Vis-à-vis d’une certaine mythologie du cinéma, la question des genres se pose. Pourquoi pointligneplan, par exemple, a accueilli les films de Christian Boltanski qui traitent la question du genre et du récit ? Cela se retrouve chez une nouvelle génération, de Brice Dellsperger à Julien Loustau qui travaillent entre documentaire et film de genre. Mais cela pose une question plus vaste : Comment la position de spectateur et son plaisir ont pu amener à produire des films ? J’aimerais que l’on se place du côté de la réception. Beaucoup de films sont animés par une position qui va travailler sur des formes alternatives d’écriture ou de réalisation, alors que d’autres semblent sous-tendus par le seul plaisir de spectateur.
// Christian Merlhiot
La singularité d’un artiste comme Julien Loustau c’est sans doute la façon dont il approche son matériau filmique. Plus que les cinéastes de ma génération, il a intégré une logique de production artistique où l’idée du film se situe dans un va-et-vient continu entre la production et le regard. Il fabrique des objets qu’il observe et remodèle, pour les observer à nouveau. On ne devrait peut-être plus parler de tournage et de montage à ce point-là, cela s’apparente davantage à du modelage. Une chose prend forme puis se dissout dans une autre. Si on revient aux films de Christian Boltanski, lorsque l’on a commencé les soirées pointligneplan, ses films avaient déjà 20 ans, ils étaient devenu invisibles, on ne les connaissait plus. Mais cette construction narrative minimale nous intéressait, on voulait les montrer, en parler avec lui, connaître la genèse de ses œuvres. On a invité Ange Leccia pour les mêmes raisons. On a projeté les films de Warhol pour les mêmes raisons. On avait envie de montrer que d’autres formes d’histoires existaient depuis longtemps. Il y a une idée de descendance à pointligneplan : éviter de poser des marqueurs générationnels trop forts, chercher les effets de continuité ou de propagation entre cinéma et art contemporain d’une part mais aussi entre les années 70 et aujourd’hui.
// Sébastien Martinez Barat
Alors plutôt que de remodeler des films, est-ce que La Fabrique des films ne pose pas la question de l’amalgame ? En quoi est-ce important de répertorier les pièces que le cinéma enfouit ? Est-ce que c’est l’occasion, puisque ce cinéma est un cinéma de recherche, de présenter des documents plus éclairants que le film lui-même ? N’y a-t-il pas une tension entre ce qu’est le film, et ce qu’il contient ?
// Jean Breschand
La Fabrique des films revient sur un moment où le film est en puissance. C’est là que les choses sont passionnantes. Arriver à telle forme, passer par un certain nombre d’expériences, de possibles. On en laisse beaucoup de côté, on en ouvre d’autres. Je pense de plus en plus que ce que l’on appelle un film est une forme de possibles. C’est même ainsi qu’il faudrait penser une esthétique du cinéma. Revenir sur le processus de création, c’est revenir à cette source. Non pas une origine, mais une source, c’est-à-dire des moments d’intensité. Renouer avec la pâte créatrice. On a beaucoup à gagner à penser en termes de puissances et de possibles. Creuser, cela permet aussi de penser ce qu’est une forme narrative : non pas un bloc de sens mais un rayonnement de possibles.
// Sébastien Martinez Barat
Est-ce une volonté de déplier le film et donc de l’expliciter ou de complexifier la chose tout en montrant que des « plis » ont été abandonnés ?
// Jean Breschand
Les deux. Le processus d’explication est en même temps un processus de complexification.
// Julien Perez
Une autre tension, c’est qu’en tant que projet d’exposition, La Fabrique des films relève de la culture (si on l’oppose à l’art, moment du process où tous les possibles sont ouverts). Habituellement, ce moment culturel donne à voir des produits finis. Des images déjà faites à travers lesquelles, souvent, la création est finalement imperceptible. Rendre visible le processus dans une exposition me paraît être un challenge à tel point que je me demande si l’exposition n’est pas en train de se réaliser maintenant, alors que les artistes sont en train de travailler. Une sorte de création à rebours, où l’on part du produit fini pour essayer de retrouver l’énergie qui a commandé sa formation.
// Christian Merlhiot
On n’ouvre pas un film sur sa documentation mais sur ce qu’il contient et qu’il a recouvert. On rend visible une chose qui a existé mais il ne s’agit pas de montrer des éléments cachés. C’est un processus de construction si on veut. Il peut y avoir une chronologie du travail mais pas de hiérarchie. De plus, on se rend compte que le projet de La Fabrique des films, pour plusieurs artistes, est le moment de finaliser quelque chose qui n’a jamais pris corps, de rassembler des documents pour produire un moment de cinéma, mais pas un film, autre chose.
// Jean Breschand
Il n’y a pas de secret à percer ou à révéler.
// Sébastien Martinez Barat
Il s’agit donc d’un projet documentaire. Comment retrouver par la pratique documentaire une autre forme que le cinéma ? Le film n’adviendra jamais ou probablement pas.
// Christian Merlhiot
Les films ne sont pas présents dans l’exposition. Il est plus intéressant que le regard se porte sur d’autres objets. Les films existent sur la plate-forme VOD de pointligneplan, ils seront peut-être montrés en même temps que l’exposition, mais ailleurs.
// Sébastien Martinez Barat
Est-ce que cela substitue au rôle du critique un rôle de curateur ou de réalisateur ? L’exposition semble impliquer pointligneplan dans une pratique documentaire ou curatoriale et déplace alors la manière même de faire des films.
// Christian Merlhiot
Quelque chose que le cinéma pense sous la forme du scénario s’énonce en permanence dans le travail de La Fabrique, mais jamais sous la forme d’un scénario. C’est ce qu’on voudrait montrer dans l’exposition.
// Sébastien Martinez Barat
La Fabrique des films semble donc trouver sa pertinence vis-à-vis des modes de récit qu’a défendus pointligneplan dès son origine. Comment réinvestir une certaine mythologie du cinéma basée sur le scénario avec des objets qui ne sont pas scénarisés ?
// Christian Merlhiot
J’aimerais te retourner une question puisque tu travailles à un numéro de Poli qui sortira en parallèle au catalogue de l’exposition. Quelles sont les questions que vous vous posez dans la préparation de ce numéro sur l’archive ?
// Sébastien Martinez Barat
Le point de départ a été de constater que dans nos pratiques culturelles, en tant que consommateur, nous étions plus souvent attirés par quelque chose de l’ordre du document que par l’œuvre dans sa totalité. Ce qui renvoie aussi à la consommation d’extraits de films par exemple. Par exemple nous préférons regarder un extrait de La Prisonnière de Clouzot, la scène hallucinatoire, plutôt que de regarder le film en entier. Choisir un document plutôt qu’une totalité. Cela nous a mené aussi à interroger le rôle d’archiviste et son expansion, son élargissement à tout un chacun. Nous sommes tous archivistes, d’une certaine manière. De photographies, de courriers, de textes. Même si cet archivage est automatique. Nous avons abordé la question du document et de l’archive de la manière la plus simple et triviale : en quoi chacun partage ces rôles culturels de l’archivage ? En quoi chacun y participe ? Nous avons travaillé sur la question de l’archive et ses promesses. Quelles questions peut résoudre l’archive dans le cadre de la recherche, de la pratique curatoriale, de l’histoire, de l’histoire de l’art, de la culture, de la politique ?
// Jean Breschand
Il y a plusieurs formes d’archive et plusieurs manières de la produire. Est-ce la forme d’une inquiétude contre la disparition ? Nous avons bien existé. Archivons-nous aussi parce que l’on ne sait pas encore de quoi on est l’histoire ? C’est le cas de pointligneplan. On ne sait pas. Donc on archive. On produit sa propre histoire. Intuitivement, tout le monde sait que l’on touche à quelque chose sur les puissances expressives du cinéma, mais de quelle manière, cela reste encore confus.
// Sébastien Martinez Barat
Cela constitue un sujet, une idée sur le cinéma. L’agglomération de films qui, dans le cas de pointligneplan se fait de multiplicités et sensibilités, lorsqu’on la donne à voir dans sa globalité, quelque chose saute aux yeux : ce que l’archive a performé. Le paradoxe de l’archive : l’archivage, alors qu’il n’a pas été intentionnel, produit une image canonique. Ce que La Fabrique des films est peut-être capable de défaire, de biaiser, de complexifier, c’est la globalité que les quinze années d’exploration ont produite.
// Christian Merlhiot
En tout cas de la rejouer.
// Sébastien Martinez Barat
De la déplier autrement.
// Christian Merlhiot
Et dans la revue Dératisme , qu’en est-il de la problématique de l’archive ?
// Julien Perez
L’idée de départ était de demander aux contributeurs de la revue des documents annexes à leur travail, des documents qu’ils n’auraient pas publiés faute de plateforme de diffusion adaptée (brouillons, jets d’idée, diagrammes). On a pensé le site Dératisme comme une plateforme d’accueil de ces formes de documentation et de création marginales avec la volonté de voir ce que leur agrégation pouvait dessiner. La fréquence élevée des publications (dix objets toutes les deux semaines) a pour conséquence une augmentation rapide du nombre de contributeurs dont les noms s’affichent en bas de la page d’accueil et l’envahissent peu à peu. En cela, le site, au-delà de son contenu, est en lui-même une forme mouvante qui crée de l’archivage. Il rend visible sa propre élaboration, maintient l’archive au présent.
// Sébastien Martinez Barat
Alors qu’à pointligneplan, il n’y a pas de chronologies. Il y a des singularités. Supprimer la donnée temps met en avant la communauté.