Entretien entre David Teboul et Paul Otchakosvy-Laurens

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    A propos de leur film La Vie ailleurs et Sablé-sur-Sarthe, Sarthe

    Paris, Avril 2009.

    Paul Otchakosvy-Laurens : Ce qui m’a frappé dans votre film, La vie ailleurs, c’est à quel point vous allez loin dans les interviews, c’est-à-dire que vous ne vous contentez pas de faire parler les gens de « leur » banlieue, mais de leur périphérie à eux, encore qu’on s’aperçoit que ce sont tous, à un titre ou à un autre, des personnages « périphériques ».

    David Teboul : Ce qui m’a intéressé, c’est de filmer l’objet intime, et pas un objet intime au sens spectaculaire ou événementiel. Pour ce faire, j’avais besoin des gens un peu « crûs » ; il ne fallait surtout pas trop parler avec eux avant de tourner. J’ai eu beaucoup de mal à trouver des personnages qui n’avaient pas un « discours sur » la banlieue, sur l’amour. Les gens ont une excitation à dire les choses la première fois. C’était leur bonheur, leur malheur, leurs sentiments amoureux, leur désespoir, leurs doutes, leurs fictions. Il s’agit du sentiment, il ne s’agit pas de la réalité en tant que telle.

    P.O.L. C’est donc ça qui a orienté le choix dans les interviews, quand le sentiment des personnes apparaissait, enfin, leur tendresse, leur amour…

    D.T. En choisissant des êtres qui ne sont pas dans le moi narcissique, qui sont parfois même a-narcissiques, je pouvais échapper au prisme social et être enfin dans « le corps » intime du film. Je crois beaucoup au dispositif, à la nécessité du dispositif, au cinéma. Je mets en scène les gens comme au cinéma, je leur dis toujours : on fait du cinéma, ce qui tombe bien…

    P.O.L. En fait, votre film n’est pas un film sur la banlieue, c’est un film sur la périphérie, et ça je m’en suis évidemment aperçu dès la première vision, c’est ça qui est beau, que ce soit tourné dans plusieurs banlieues et que du coup, je ne sais pas… Vous avez encerclé la banlieue tout comme moi j’ai encerclé Sablé-sur-Sarthe.

    D.T. J’ai évité la banlieue Ouest, parce qu’elle raconte une autre histoire, mais oui, j’ai encerclé la banlieue…

    P.O.L. Et il n’y a pas un seul moment la tentation de faire du beau avec la banlieue…

    D.T. À aucun moment, je n’ai songé à faire du beau, simplement à donner à voir un paysage complexe, imprévu, violent et quelquefois poétique. Cela se passe en banlieue, mais cela pourrait se passer dans tous ces lieux qu’on dit à la périphérie. Mais de quelle périphérie s’agit-il ? J’ai posé mon regard sur les murs des appartements, des papiers peints fleuris, des paysages alpins et parfois même des forêts. En décidant de filmer des objets dérisoires, j’ai tenté de sonder la sourde résistance que des êtres opposent à la fatalité. J’ai tenté de filmer ce territoire en échappant au prisme social dans lequel on l’enferme. L’amour y existe, le désir aussi. Et puis, il s’agissait de parler de fictions qu’on s’invente pour survivre ici, dans la périphérie, ailleurs, en campagne.

    P.O.L. Le texte lu par Anne Baudry, d’abord j’ai trouvé qu’il avait une manière très fine de lier ce qui précédait et ce qui suivait, notamment sur l’amour, sur les pères, les mères, ça annonce en général ce qui va suivre. Vous faites un éloge extraordinaire de la fiction comme d’un territoire où l’on peut habiter et pourtant, vous réalisez peu de fictions, comme cinéaste…

    D.T. J’espère faire de la fiction et, en même temps, je fais toujours des films qui ne le sont pas mais qui saisissent le réel comme une fiction. D’ailleurs, les auteurs que j’aime, souvent, sont des auteurs chez qui la fiction est un élément ordinaire du réel.

    P.O.L. Je pense que ça appartient au réel, la fiction.

    D.T. Parfois, les histoires qu’on s’invente, qu’on se raconte, sont plus réelles que le réel, les fictions deviennent plus probantes, finissent par cesser d’être des fictions.

    P.O.L. Elles vous soutiennent, ce sont des références, on se voit dans telle situation et l’on pense au narrateur de La Recherche, à des choses comme ça, ou bien à Frédéric Moreau…

    D.T. C’est aussi le rapport à la mort qui est important, la mort, c’est un terme un peu fort, disons à la disparition. Qu’est-ce que l’on construit sinon des fictions pour tenter de saborder ou de mettre à distance la mort ? Dans Sablé-sur-Sarthe, Sarthe, il y a du souvenir et en même temps ce n’est pas traité comme du souvenir, il n’y a pas de mélancolie, paradoxalement.

    P.O.L. Non, puisque je reviens pour partir…

    D.T. Un moment j’ai eu peur, je me suis dit : « Tiens, on va rentrer dans un univers très mélancolique », mais non, comme vous le dites, vous êtes de passage, un peu comme un voyageur : vous n’êtes plus là où vous étiez… C’est très compliqué, on peut être étranger à un corps qu’on a habité, y être étranger, tout en connaissant ce qui nous a animé, nourri…

    P.O.L. Pour moi, il n’était pas question de faire dans la nostalgie puisque j’allais là-bas pour en partir, c’était le mouvement, je ne suis allé là-bas que pour en partir définitivement, pour solder toute cette enfance, et puis je me suis aperçu que cette ville n’y était pour rien, donc le mouvement de haine que j’avais envers la ville et qui est quand même passé dans le film, j’ai essayé de le rattraper à la fin pour essayer de dire : « Eh bien non, finalement, cette ville n’y était pour rien »…

    D.T. LE secret, vous l’abordez et quand vous l’abordez, vous l’évacuez. C’est-à-dire que vous repartez sur un objet qui est finalement très accessoire, le sport.

    P.O.L. Pour moi, ce qui était important, c’était de dire ce secret de la manière la plus allusive possible, de le dire quand même, et surtout de ne pas m’y attarder, d’abord parce qu’il y a encore des personnes vivantes, tout simplement, et que ce n’est absolument pas dans mon esprit de déclencher des chasses à l’homme. Pour moi, il s’agissait de « régler un compte » avec ma mère adoptive. Mais tout ça ce sont des choses que j’essaie de rendre le plus allusives possibles. Je voulais être à la fois élusif et allusif… Il y a des spectateurs, je pense qu’il y en a beaucoup, qui n’ont rien compris à ce qui se passe…

    D.T. Oui, ça n’est pas évident… Moi, la première fois que j’ai vu votre film, je me suis dit : « Tiens, pourquoi il dit ça, qu’est-ce qui se passe ? »… C’est comme si on allait justement autour des choses. J’ai pensé : « il y a quelque chose, une intention, alors pourquoi on repart sur du sport ? ».

    P.O.L. J’ai voulu créer une tension où se mêlent l’allusif et l’élusif du secret pour tenter de le briser, de le casser. J’ai fait ça avec les moyens du bord et puis je ne voulais pas de monteur ou de monteuse, pour moi c’était essentiel d’être tout seul à me débrouiller avec mon truc…

    D.T. Ce matériau…

    P.O.L. Oui, avec ce matériau. Pour moi, c’était ça la vraie rupture, voilà : « Si vous n’avez pas compris, c’est trop tard »… Et justement, c’est un peu naïf, même très naïf de ma part, mais c’est comme ça que je l’ai fait, je ne sais pas si je le referais comme ça, je ne sais pas, mais ça a évité de s’appesantir sur la chose.

    D.T. Chez vous, il y a une résistance au cinéma, il y a quelque chose qui est comme une sorte de tentative entre le roman d’apprentissage et le journal littéraire. Vous êtes dans l’objet papier, comme dans un livre. Vous n’avez pas réglé des questions de cinéaste, alors vous posez au film des questions qui ne sont pas des questions de cinéaste. Quand ça fonctionne, on évacue la question du cinéma. Au début, il y a une intention plastique très forte, avec les panos, tout ça, on se dit : « Tiens, bon… ». Et puis, tout est remis en question, on est dans une espèce de rapport corps à corps avec sa propre histoire, enfin votre histoire, Sablé, le fait que vous n’y êtes plus…

    P.O.L. Vous êtes le premier à poser la question du cinéma, c’est-à-dire qu’il y a une résistance au cinéma dans mon film, ce qui m’intéresse beaucoup, je trouve ça passionnant comme idée, parce que je ne me considère pas du tout cinéaste, je me suis « servi » de ça… j’avais envie de faire des choses avec ça. Mais on ne peut pas dire que dans La vie ailleurs vous accentuiez les effets…

    D.T. Non, mais il y a un processus de deuil, vous vous ne voulez rien perdre, vous voulez tout garder…

    P.O.L. Oui, c’est vrai …

    D.T. Donc il y a un rapport un peu… fuir la perte, en termes d’images, en termes de plans, de récit, ce que j’appelle une résistance au cinéma…

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