À Propos de Nocturnes pour le roi de Rome

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    Christian Merlhiot : Nocturnes pour le roi de Rome est très différent des deux films que tu as réalisés précédemment, Les Jours où je n’existe pas et Le Dieu Saturne. Il faut remonter à tes premiers courts-métrages pour trouver cette veine de cinéma. Comment définirais-tu le projet et le genre de ce film ?

    Jean-Charles Fitoussi : J’ai d’abord cette forte tendance à penser le film à venir contre le précédent, une volonté de faire tout autre chose, une envie de changement radical pour éviter la redite, amplifiées par une sorte de rejet du film une fois celui-ci achevé et présenté au public. Chaque film explore une voie, ou une veine comme tu dis, et son aboutissement coïncide avec l’impression d’être parvenu au bout de cette veine : à un « organe » unique (à l’exception peut-être des deux premiers films auxquels tu fais référence, Aura été et D’ici là, encore balbutiant). En ce sens, chaque film est un point d’aboutissement : je ne pouvais pas aller plus loin dans la voie des Jours…, ni dans celle du Dieu Saturne. Mais je compléterais aujourd’hui, après avoir réalisé Je ne suis pas morte – que je tiens pour le coup comme la somme ou le point d’aboutissement plus général des six films qui l’ont précédé -, en disant que chacun de ces précédents était un pas, une direction, un essai. Essai au sens du rugby, dont ce dernier film serait alors la transformation. Ou pour filer la métaphore anatomique : chacun des six films un organe singulier, et le septième l’organisme.

    Pour en revenir à Nocturnes… il s’agissait (et c’est d’ailleurs une règle générale) de voir ce que je pouvais faire uniquement avec ce dont je disposais, en l’occurrence pour ce sixième opus les moyens les plus modestes qui soient : la caméra d’un téléphone portable « cru 2005 » et un ordinateur pour monter et mixer chez soi – un travail solitaire, sans aucune contrainte économique, avec une « caméra-œil » toujours présente dans la poche et par là susceptible de filmer à n’importe quel moment, à l’improviste.

    Il faut dire que l’idée de faire un film avec une caméra de téléphone portable est venue au moment des repérages de Je ne suis pas morte avec mon ingénieur du son Erwan Kerzanet, en utilisant son téléphone pour garder une trace, comme un croquis, des lieux du futur tournage. L’imprécision, la grossièreté de l’image m’ont intéressé car j’avais en tête un projet qui partait précisément d’une vision confuse et imprécise de la réalité (le contraire de ce que je recherchais auparavant). Et Benoît Labourdette, qui lançait alors la première édition du festival Pocket Films m’a confié une telle caméra. J’ai exploré presque systématiquement les possibilités d’images permises par l’outil dans différentes conditions de lumière et de mouvement. Et me suis retrouvé par hasard à filmer un plan de 26 minutes qui « tenait » sa durée. C’est à partir de ce plan, celui du ballet des serveurs lors du « banquet dans le palais du roi » – et de la révélation que fut la projection sur grand écran de ces images pourtant conçues comme des miniatures – que la possibilité d’un film, et d’un film long, s’est confirmée.

    Quant au genre, je ne saurais dire… je le comparerais, en musique, à un impromptu, une fantaisie en mode mineur (sauf la fin), en tout cas une pièce pour instrument seul – quand les autres films seraient plutôt des symphonies. Une pièce de chambre à jouer pour quelques amis, tard le soir, ou pour soi seulement, la nuit.

    CM : À quel moment ces images, qui font corps autour du ballet central du film, sont-elles rejointes par une histoire ? D’où viennent ce texte et la voix de cet homme qui semblent avoir habité ces lieux depuis toujours ? Comment se fait leur rencontre ?

    JCF : Je regarde ce plan, je le regarde en boucle, sans cesse, je l’observe et m’y immerge. Et par je ne sais quel mystère cette soirée de gala devient ce « bal des morts », comme l’appelle  Clément Rosset, vu par un personnage dont le film va se mettre à raconter l’histoire. Le personnage est la rencontre de cette matière précise et de désirs inconscients ou de souvenirs enfouis. La fiction émerge alors de ces prises de vues « documentaires », il y a comme une transmutation, au sens des alchimistes. J’aime imaginer des histoires, j’aime que les films emportent le spectateur dans un récit. Pourquoi est-ce un personnage de musicien qui est apparu ? D’abord je suis de ceux qui voient et pensent les films comme des musiques, les rapports des plans aux autres comme ceux des notes entre elles – un raccord entre deux plans peut me donner des frissons, une jouissance égale à celle de la musique. Si d’ailleurs ce film a pu te rappeler les premiers, c’est peut-être parce qu’à mes débuts j’espérais pouvoir faire un cinéma purement musical, dans le seul plaisir des compositions de couleurs, de mouvements, de formes, de temps, de sons, ce que travaille le cinéma aujourd’hui désigné par « expérimental ». Sauf que j’aime aussi par dessus tout la tension dramatique, le nœud dans le ventre et cette soif du plan suivant (concomitante de celle de retenir le plan précédent) où excellent les cinéastes hollywoodiens. Les images du téléphone, si fragiles, indéfinies, effaçant les lignes au profit de la couleur, grouillantes d’impuretés qui évoquent tantôt le microscope tantôt la toile des peintres ou le super 8, me sont apparues comme des visions d’un vieil homme, d’un homme à bout de forces, noyé dans le tourbillon d’une réalité soudain inhospitalière, méconnaissable, dévorante, cauchemardesque – le contraire de la « dolce vita » qu’on peut attendre de Rome ! J’ai aussi pensé à l’un de mes musiciens préférés, Josef Haydn, en imaginant la fin de sa longue vie. Le titre du film est d’ailleurs une « mutation » de ses Nocturnes pour le roi de Naples. Et si je fais prononcer à mon musicien la phrase que Haydn a écrite à la toute fin de sa dernière partition inachevée, « Toutes mes forces m’ont quitté », le texte – écrit très vite, d’un trait, avant d’enregistrer la voix -, ainsi que le personnage sont pures inventions. Incarnées par Frederick Weibgen, ami très cher rencontré par le grand et aussi cher hasard, pile en ce temps-là, comme par miracle.

    CM : Comment s’organise le travail du cinéaste-artisan, entre filmage, écriture, montage, visonnement ?

    JCF : C’est là que la légèreté de la caméra-téléphone bouleverse les habitudes actuelles. D’abord, encore une fois, on a la caméra avec soi tout le temps sans même avoir à y penser. L’acte d’emporter volontairement un matériel de prise de vue disparaît. Mais surtout, on n’a plus besoin d’écrire sur papier ou de penser quoi que ce soit avant de filmer. On filme, point. Et l’écriture du film se fait directement à partir du matériau cinématographique, images et sons – on part directement des plans. C’en est fini de la division et de la chronologie du travail : scénario, tournages, montage et mixage se font dans un même temps, un même mouvement, un même geste. Le plaisir, c’est de pouvoir essayer, tourner et monter sans aucune arrière-pensée, aucun projet, simplement pour voir, comme on laisserait aller ses doigts sur le piano ou le pinceau sur la toile. Ça donne quelque chose ou ça ne donne rien… et quand ça donne, ce qui est donné est toujours imprévisible, inimaginable. À cet égard, d’ailleurs, je ne me sens pas du tout artisan : lui sait exactement où son travail doit le mener dès qu’il commence. Alors que je découvre le film au fur et à mesure.

    CM : L’une des première phrase prononcée par le personnage au début de ton film cite Bram Stoker repris par Murnau dans son Nosferatu : « Et quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre ». Dans quel monde pénètre-t-on ?

    JCF : D’abord un monde intérieur, celui d’un être fini et finissant. Nous entrons dans une conscience, dans une certaine perception, et cette perception est celle d’un monde où le passé fait corps avec le présent, en lutte avec les fantômes et les forces de la nuit, un monde tragique, nu, sans échappatoire et où, inexpliquablement, pour reprendre les mots d’un autre Friedrich, « la joie est plus profonde que le chagrin » – bref, il s’agit, je crois, d’une perception du monde réel, du monde tout court, parfait comme il est, parfait parce qu‘il est. Ce n’est souvent qu’à la toute fin, qu’au dernier instant de sa vie, qu’un homme mesure la valeur infinie de la vie même, la sienne mais plus encore la vie en général, le fait d’exister en général, quels que puissent en être les « inconvénients » – horreurs, douleurs, injustices, etc. Or, pendant la vie, du moins en nos temps modernes, ce sont les plaintes et les complaintes qui ont le dessus. En ce sens, ce film est inactuel.

    CM : Une très belle scène du film, après le banquet, utilise des images d’archives. Mais leur noir et blanc est presque toujours recouvert des couleurs d’une image contemporaine. Pourquoi ce recours aux archives et pourquoi ce glissement continu d’une époque à l’autre, d’un monde à l’autre ? Enfin ce film est l’une des parties d’un projet global nommé : Le Château de hasard ; il occupe la pièce N° 6. Peux tu parler de ce projet et de cette métaphore architecturale ?

    JCF : Il est toujours difficile de répondre aux « pourquoi ? »… On peut s’en tirer avec la pirouette du « pourquoi pas ? », ou encore citer les célèbres vers « La rose est sans pourquoi / Fleurit parce qu’elle fleurit » – deux manières d’éviter de répondre, tout en répondant d’une certaine façon, car il se peut que toute création, comme n’importe quelle chose, soit, au fond, sans pourquoi. Mais sans aller jusqu’à ce fond, je dirais qu’il s’agissait de rendre simplement visibles les strates du temps et de la mémoire, de la manière la plus directe, la plus évidente (au risque d’une certaine trivialité, et loin, très loin de la profondeur « géologique » straubienne où la permanence du passé est rendue sensible par de tout autres effets, bien plus purs) en utilisant les archives et les surimpressions. J’avais envie, après Godard et Péléchian, de puiser à la source russe – cette caméra miniature associée au montage sur ordinateur portatif réalisant une part du rêve de cinéma-œil de Vertov, avec lequel je partageais déjà, dès Aura été (mais sans le savoir et sûrement comme beaucoup d’autres) l’envie de filmer un lieu de l’aube au crépuscule. Avec le temps, le mouvement du monde même comme seule dramaturgie. Ce qui me tient à cœur, et que contient ta question, c’est bien la continuité. Le présent continu. Et j’ai eu plaisir à travailler ces images du passé au présent, avec les couleurs d’aujourd’hui, archives refilmées par le téléphone. Je n’explique pas ce pur plaisir de composer des sons et images en mouvement, cette joie des rencontres hasardeuses, de l’improvisation. C’est afin ne pas avoir à remercier le hasard dans chaque film que j’ai imaginé ce titre générique pour l’ensemble de mes films, Le Château de hasard – chacun d’eux en étant une pièce, aux deux sens du terme. En plus d’évoquer le château syrien à partir duquel le mot « hasard » fut forgé, ce titre rappelle le caractère hasardeux de toute construction, aussi savante, complexe et « nécessaire » soit-elle. Et cantonne tout créateur, tout artiste, au simple rôle d’heureux récupérateur de hasards.

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