Entretien avec Érik Bullot
Propos recueillis par Marie-Pierre Duhamel-Muller
MPDM : Glossolalie (2005) appartient à un ensemble que l’on pourrait qualifier de “vrais faux” films pédagogiques, didactiques, disons encyclopédiques, chapitrés et ordonnés, où une même question est posée selon des angles différents. Cette piste de travail se continue-t-elle ? Peut-on dire que le cinéaste s’est fabriqué un outil à sa main ?
ÉB : J’aime fabriquer des objets réflexifs qui concilient la contrainte et le jeu. Glossolalie est un film-essai sur le cinéma à travers la question du langage. Sa forme est volontiers ironique, car les relations entre les éléments sont plus arbitraires qu’il n’y paraît. Ce sont, à mes yeux, des films en trompe-l’œil : leur ressemblance familière avec des films didactiques, pédagogiques, scolaires, est un leurre en vue de susciter un trouble chez le spectateur. Glossolalie se présente comme un voyage en 12 chapitres, un voyage amusant à travers des territoires linguistiques et des langues, réelles ou inventées, mêlant de “vrais” savants à des lecteurs de textes ou des modèles. Trois faces (2007) est construit sur une combinatoire d’un autre type : les thèmes ne sont plus chapitrés, on tente plutôt de créer des correspondances internes entre les “sujets”. Là où Glossolalie était ordonné en cellules autonomes, Trois faces tend vers une forme plus organique, sinon musicale. Il est possible d’en décrire les différents motifs. Le film questionne l’idée de frontière à travers les lignes virtuelles qui séparent deux langues (le catalan et le castillan à Barcelone), un pays de ses étrangers (un centre de rétention soustrait au regard à Marseille), un centre urbain d’une périphérie (les projets d’urbanisme à Gênes). Trois faces manifeste un désir apparent de “traiter le sujet” dans des formes plus proches du documentaire que du film didactique ironique. La référence au documentaire est toutefois trompeuse. Si le film recourt à des codes reçus ou dominants, comme ceux de l’entretien, de la vue, de la situation “typique”, de l’illustration littérale, ces codes sont susceptibles de ménager entre eux des relations arbitraires, de miner le discours. Il s’agit de troubler une forme familière pour que le “travail” du spectateur soit autant un plaisir et un jeu que dans les films précédents. Car c’est le spectateur qui doit relier les pièces de la mosaïque. Une part de la construction du film lui est confiée. J’ai toujours partagé l’idée brechtienne d’une non séparation entre les catégories de l’intelligence et du plaisir. Le plaisir est aussi celui de l’intelligence (du spectateur).
MPDM : Trois faces est sans doute plus directement l’expression d’une vision de mouvements sociopolitiques contemporains.
ÉB : Ce sont deux films à la fois proches et lointains. On peut y retrouver un certain nombre de thèmes, notamment sur la multiplicité des langues et leurs devenirs politiques. Les deux films témoignent d’une même préoccupation pour les opérations de classement, de catégorisation, de permutation. Le contraste est sans doute davantage du côté de la forme. Dans Glossolalie, c’est le film qui provoque les expériences auxquelles on assiste (les improvisations verbales, les conversations absurdes, les dialogues nonsensiques), tandis que dans Trois faces, le film organise un matériau, enregistré par le voyageur.
MPDM : Les deux films partagent la forme de l’entretien.
ÉB : Les deux films recherchent une parole réflexive chez leurs “acteurs”. Une pensée à voix haute : rare (sinon interdite, dans les modes documentaires dominants) et difficile à obtenir. J’ai pu souvent vérifier à la vision de documents d’archives que les débuts de la télévision offraient ce type d’expériences : il était encore possible d’entendre et de voir une personne, ordinaire ou extraordinaire, réfléchir avant de parler, chercher son expression, hésiter, balbutier, rester silencieuse. Cela suppose de créer au tournage un contexte propice à cette parole, de ne pas hésiter à restituer l’affect des personnes par rapport à leur propre pensée, de faire en sorte que le goût de la réflexion soit visible, par opposition aux énoncés utilitaires de la télévision. Dans Glossolalie, les interlocuteurs s’y prêtent volontiers : espérantistes passionnés, lecteurs plongés dans le texte, homme possédé… Dans Trois faces, il s’agissait aussi de filmer des passeurs, c’est-à-dire des traducteurs, des militants, des urbanistes, qui sont eux-mêmes dans une attitude réflexive par rapport à leur pratique. Filmer la pensée est sans doute une vocation du cinéma. C’est parfois le cas chez Godard, même si la position de maîtrise reste souvent dominante (je pense aux enfants de France tour détour, par exemple, terrorisés par le maître). C’est en revanche le cas chez des cinéastes comme Keaton, Vertov ou Snow.
MPDM : Quelle est la nature de l’expérience du spectateur dans ces deux films ?
ÉB : Le spectateur de Trois faces sera plus libre (mais il devra inventer son chemin au milieu des énigmes), celui de Glossolalie sera davantage guidé, voire tenu par la main (mais pour être égaré et se perdre). Dans Trois faces, le cinéaste retire la chaise confortable où le spectateur s’apprête à s’asseoir. Le spectateur est ainsi (gentiment) empêché de s’installer dans la rhétorique visuelle issue de l’enregistrement qu’il connaît des formes documentaires dominantes. Le film procède essentiellement par énigmes. Trois faces est aussi un trompe-l’œil en ce sens, car il joue d’une certaine convention littérale. La nature des relations entre les différentes parties est plus intuitive que raisonnée. Le point de départ du film suppose que des sujets aussi différents a priori que le bilinguisme, le droit des étrangers, l’urbanisme entretiennent aujourd’hui entre eux des relations. C’est une hypothèse. Le film ne cherche aucunement à la démontrer. Il en expose les termes à la manière d’un défi lancé au spectateur. En ce sens, Trois faces est plus expérimental, au sens propre, que Glossolalie. L’organisation des éléments est plus lâche, le démiurge s’est endormi (le retrait de l’auteur est souvent une feinte).
MPDM : D’où vient cette présence de Barcelone ?
ÉB : C’est une ville qui m’est familière pour y avoir vécu plusieurs années et y retourner régulièrement. La situation du bilinguisme me fascine beaucoup. C’est un accélérateur d’expériences qui enrichit l’expérience culturelle de chacun. De plus, faire des films suppose une expérience des langues. Le médium du cinéma est lui-même une langue étrangère. Un des grands plaisirs au cinéma est d’entendre des langues absentes de l’expérience quotidienne.
MPDM : Savoir les langues, et la sienne…
ÉB : Contrairement au poète Armand Robin, je ne souhaite pas connaître toutes les langues. Mais ce que l’on découvre à travers l’apprentissage d’une langue étrangère, c’est la possibilité de la pratiquer sans maîtrise absolue. Faire des films relève aussi d’un non savoir, d’une forme de balbutiement. J’ai souvent joué le rôle de l’enseignant dans mes films en tentant à chaque fois d’inquiéter cette posture. J’essaie de laisser le champ libre au spectateur. Ne pas avoir le dernier mot est toujours difficile, mais ce serait une belle définition du cinéma.
From Speaking in Tongues to Three Sides
Interview conducted by Marie-Pierre Duhamel-Muller
Marie-Pierre Duhamel-Muller: Speaking in Tongues (2005) is part of a series of “true false” educational, didactic, encyclopedic films, divided by chapters and ranked in a rigorous order, in which the same question is posed from different standing points. Are you going to keep working along the same line? Have you as a film maker found the ideal tool fit for your hands ?
Érik Bullot: I enjoy making reflection-inducing objects in which obligations/hinders and game-play collide. Speaking in Tongues is a film-essay exploring cinema through language-related issues. It can be said to be constructed in a rather ironic fashion because the different elements are more randomly linked with each other than it seems. I see them as “trompe-l’œil films: their resemblance with didactic, educational, school films is but a delusional gimmick aimed to confuse the viewer. Speaking in Tongues appears as a 12-chapter journey, an amusing journey taking the viewer through different linguistic territories and languages – sometimes real, sometimes made up – mixing “true” scientists with mere text readers and models. Three Sides (2007) is based on a totally different pattern: instead of ranking the themes by chapters we rather tried to call up inner correspondences between the “topics.” Whereas Speaking in Tongues was constructed based on independent cells, Three Sides was thought up as a rather organic and even musical structure.
The various patterns underlying the film can easily be described. The film addresses the issue of “boundary” by casting light upon the virtual lines keeping two languages apart (Catalan and Castilian in Barcelona), keeping a country apart from the incoming flow of migrants (immigration detention center erected out of eye’s reach in Marseille), a city center from the greater area of a city (the Genoa city-planning projects). Three Sides is infused with an obvious desire to “handle the topic” in ways more reminiscent of the documentary technique than of ironic didactic films. However the reference to the documentary can be deceiving. Though the film resorts to much-used mainstream codes such as the interview, the “typical” situation, the straightforward illustration, these codes are likely to relate to each other in an arbitrary way and thus debase the discourse. My aim here was to shake a familiar well-known genre so as to make the viewer’s experience both a pleasurable and playful moment just as in the previous movies. Because the viewer is the one who must piece together the mosaic. He/she is entrusted with one part of the film construction. Like Brecht I have always claimed that there should be no separation between the categories of intelligence and pleasure. The notion of pleasure also encompasses the pleasure of intelligence (that of the viewer).
MPDM: Three Sides gives a more straightforward vision of contemporary sociopolitical movements.
ÉB: These two films are both very close in content and quite distant from each other in the meantime. Both deal with a number of themes such as language plurality and the evolution of languages in the political field. The two films speak of a similar concern for filing, categorizing, permuting. The contrast probably lies more in the form of the films. In Speaking in Tongues, the film itself triggers the experiences given to see – verbal improvisations, absurd conversations, nonsensical dialogues – while in Three Sides the film solely gives shape to material recorded by the traveler.
MPDM: The two films are based on interviews.
ÉB: The two films seek to lead their “actors” to make use of a reflexive speech. Thoughts thought aloud: rare (if not prohibited in mainstream documentary modes) and hard to get. Watching archive documents I discovered that in the early days of television these types of experiences were still allowed: you could hear and see someone – ordinary or extraordinary – taking time to think before speaking, hesitating, stammering, remaining silent. To obtain such results during the shooting you must craftily build the right context for this speech to come alive. You must feel free to render those people’s affect in keeping with their thoughts, you must make the taste for reflection obvious as opposed to the utilitarian discourse always advertized on TV. In Speaking in Tongues, the speakers play the game easily: very eager Esperanto defenders, readers engrossed in a text, possessed man… In Three Sides my aim was to film boatmen – translators, political activists, city planners – who had also adopted a reflexive attitude regarding their practice. Filming the act of thinking is probably one of cinema’s main vocations. This is often so in Godard’s films, even if he generally takes on the position of a master anxious to keep a firm grip on the situation (I am here referring to the two children in France tour détour deux enfants, who are utterly frightened by Godard, whom they see as the master). It is always so in the works of film makers such as Keaton, Vertov or Snow.
MPDM: What type of experience do viewers have when watching these two films ?
ÉB: Viewers watching Three Sides are granted more freedom (but they must find their own path among all those enigmas). Those watching Speaking in Tongues are guided through the film and even held by the hand – but they only end up losing their way and getting lost. In Three Sides, the film maker removes the comfortable-looking seat on which the viewer was about to sit. The viewer is thus (gently) prevented from settling in the well-known visual rhetoric underlying the type of recordings dear to mainstream documentary forms. The film unravels essentially through enigmas. Three Sides is also a trompe-l’œil in that it shakes a certain type of literal convention. The different parts are linked with each other in an intuitive rather than rational fashion. Initially the film was born from the idea that topics such as bilingualism, migrants’ rights and city planning interact with one another. This is just a hypothesis. The film was never meant to prove it right. It merely presents the terms of this hypothesis, thereby challenging the viewer. Three Sides is more experimental, in the proper meaning, than Speaking in Tongues. It is more loosely constructed, the demiurge has fallen asleep (self-effacement by the author is often but a trick).
MPDM: How come Barcelona is so present in your work?
ÉB: I am very familiar with this city because I’ve lived there for several years and I go back on a regular basis. Bilingualism has always fascinated me. It speeds up the pace of one’s experiences and adds consistency to cultural experiences. Moreover making films requires some sort of experience with languages. The cinematic medium is a foreign language in itself. When you’re at the movies one of the most pleasurable things is to tickle your ears with languages alien to your daily experience.
MPDM: Knowing languages and ones’ own…
ÉB: Unlike poet Armand Robin I have no desire to know all languages. But as you learn a foreign language you realize that you can practice it without mastering it completely. To make films one must also draw from some sort of “non-knowledge”, making films equates taking one’s first faltering steps. Often in my movies I have played teacher, always trying to shake this posture in doing so. I also do my best to give free vent to the viewers. Not having the last word is never easy but it would be a good way of defining cinema.