Par Clara Schulmann [2010]
On a parlé de « migration des images » pour décrire le déplacement des images en mouvement depuis les salles de projection vers les salles des musées. Ce phénomène fait de la « mobilité » un concept clé pour élucider les liens entre cinéma et art contemporain. Il nous transmet aussi une sorte d’exigence critique : celle qui consiste, pour faire face à l’idée même de mouvement, à nous doter des bons outils. En quoi les images, en se déplaçant, engagent du même coup notre propre capacité à penser autrement et ailleurs ?
1. Mobilité
Dans « La place de l’exterritorialité », un texte à mes yeux important, le sociologue et historien Laurent Jeanpierre propose une lecture critique du concept de mobilité. Ce texte est précieux à de nombreux égards : il offre à une nouvelle génération de critiques et de théoriciens les outils pour hériter de façon dynamique de tout un ensemble de références qui nécessitent d’être absolument réinvesties par la pensée contemporaine. À l’heure de la globalisation, s’il est difficile de faire aujourd’hui, quel que soit le domaine choisi, sans cette idée de déplacement, il faut aussi décider d’en évaluer pragmatiquement les implications. Voilà rapidement esquissé l’argument de l’auteur : dans la décennie qui suit 1968, l’éloge de la mobilité est orchestré de façon assez unilatérale. La catégorie de l’errant ou de l’exilé devient la métaphore optimale d’un postmodernisme en quête de moyens critiques pour contrecarrer les effets de clôture : « Parce qu’il incarnerait l’opposition à tout enracinement comme à toute nostalgie de l’âge d’or, le déplacement est loué pour permettre la rencontre des cultures, l’émergence d’un universalisme concret et d’un cosmopolitisme nouveau. »[1] Un « éloge de la fuite » qui permet soudainement à de nouvelles promesses de progrès, de changements (économiques, sociologiques, politiques mais aussi esthétiques) d’être formulées. Mot d’ordre philosophique ou pratique sociale, la mobilité vient autant remplacer les nécessaires notions de lutte ou de conflit ouvert que servir les réflexes plus récents des « ennemis d’hier » : elle offrira ainsi les moyens pour « justifier la restructuration du capitalisme fordiste en nouveau régime de production reposant sur la flexibilité et la polyvalence »[2]. Il n’est pas difficile d’entrevoir dans ces multiples contradictions le type d’héritage auquel il nous faut aujourd’hui faire face. Qui a lu Siegfried Kracauer, comme le rappelle justement Laurent Jeanpierre, ne peut que souscrire à cette idée de l’exil comme garantie à l’existence d’un dehors, lui-même nécessaire à toute pensée. D’autre part – impossible de le nier : « Malgré l’imposition du point de vue mobilitaire, nombreux travaux de sciences humaines, sur les mouvements migratoires notamment, démontrent sans relâche que le déplacement n’a rien d’automatiquement bénéfique ou heureux, qu’il ne suffit ni à abolir les frontières symboliques entre groupes, ni à débarrasser des rémanences du passé et qu’il reste bien souvent un projet de libération inachevé. »[3]
« On reconnaît sommairement un marxiste à ce qu’il dit qu’une société se contredit, se définit par ses contradictions, et notamment contradictions de classes. Nous disons plutôt que, dans une société tout fuit, et qu’une société se définit par ses lignes de fuite […]. Les grandes aventures géographiques de l’histoire sont des lignes de fuite, c’est-à-dire des longues marches, à pied, à cheval ou en bateau : celle des Hébreux dans le désert, celle de Genséric le Vandale traversant la Méditerranée, celle des nomades à travers les steppes, la longue marche des Chinois — c’est toujours sur une ligne de fuite qu’on crée, certes pas parce qu’on imagine ou qu’on rêve, mais au contraire parce qu’on y trace du réel, et que l’on y compose un plan de consistance. Fuir, mais en fuyant, chercher une arme. »[4]
Cette citation de Deleuze que Laurent Jeanpierre place au cœur de son texte vient pour moi éclairer et même solutionner le problème que l’on a jusqu’ici très rapidement ébauché : il est possible de penser ensemble « ligne de fuite » et « traçage du réel ». Mouvement et ancrage ne sont brusquement plus antithétiques, et cela tombe bien pourrait-on dire ici, puisqu’il me semble que ce sont ces deux pôles qui permettent de faire avec la situation contemporaine et ses multiples contradictions.
1.1 En 1969, dans Contras’City, Djibril Diop Membéty filme une série de malentendus tant visuels que culturels. Un sénégalais propose à une jeune touriste française une visite guidée de Dakar. Le portrait de ville qui nous est ainsi proposé oscille entre ironie, satire et critique du néocolonialisme. A l’image, que la voix-off écorche avec un évident plaisir, Dakar apparaît comme une somme de disjonctions architecturales, sociales, culturelles. La force du film tient au fait que c’est la contradiction et le conflit qu’il expose, qu’il met en image et auxquels il n’est jamais question d’échapper.
2. Critique
Il peut sembler étrange d’initier un texte attaché aux rapports contemporains entre art et cinéma par cette référence au texte de Laurent Jeanpierre qui n’évoque pas l’art et encore moins le cinéma. Et pourtant, il me semble que ce texte ne parle que de la rencontre de l’un et de l’autre, sans pour autant leur consacrer une seule ligne. Premier déplacement méthodologique : la question des rapports actuels entre art et cinéma n’est certainement pas prise en charge par les critiques « autorisés ». L’urgence est au déplacement : aller ailleurs, tendre l’oreille pour entendre parler des images en mouvement dans les termes qu’elles méritent aujourd’hui, des termes capables de mettre à leur service un outillage conceptuel qui relève de l’écologie, de la sociologie, de l’esthétique, autant que de l’histoire de l’art ou du cinéma à proprement parler. L’endroit de cette rencontre entre cinéma et art contemporain est aujourd’hui sensible- une sensibilité qu’il ne s’agit d’ailleurs surtout pas d’aplanir, bien au contraire. La situation des images que l’on a ici en tête relève d’un actuel inconfort critique absolument signifiant en lui-même. « Chercher une arme » critique, pour reprendre les termes de Deleuze, revient donc dans ce cas de figure à opérer une première expérience de mobilité : fournir un effort qui nous permettra de dégager de nouvelles lignes de force.
Celles-ci se logent entre autres dans l’attention nécessaire accordée aux nouveaux continents de la pensée contemporaine : cultural studies, gender studies, mais aussi aux nouveaux lieux, espaces de diffusion, maisons d’édition, revues, centres d’art qui, parfois loin de l’Occident, travaillent à faire émerger des formes de pensée alternative. Ce premier déplacement critique — qui relève on l’a dit d’un certain effort, dans la mesure où les textes ne sont pas toujours traduits, où les lieux importants à nos yeux ne sont pas toujours les champions de la communication — permet aussi d’affirmer cette idée : pour accompagner cette migration des images et pour pénétrer cet espace mouvant où l’idée d’autonomie de l’œuvre ne fonctionne vraisemblablement plus, il faut admettre dans le même temps la transformation radicale du cadre de référence culturel dans lequel s’inscrit cette migration. Il semble impossible de régler par le consensus ou le contrôle cette « échappée » des images qui fait si manifestement signe vers la multiplicité et l’hybridation. La « norme » critique qui se contenterait par exemple de faire appel à la seule théorie du cinéma pour aborder un film comme La bataille d’Orgreave de Jeremy Deller (2001) — film qui rejoue la fameuse grève conduite par les mineurs anglais contre le gouvernement de Margaret Thatcher en 1984 — manquerait incontestablement l’objet réel de la démarche de l’artiste : faire l’autopsie des rapports de classes en Grande Bretagne. Le décentrement critique qu’il s’agit d’opérer est à la fois une manière de rattraper un retard qu’il faut bien caractériser à certains égards d’occidental et une façon de dresser les passerelles aujourd’hui nécessaires entre les lieux officiellement producteurs de savoirs, et qui rejouent parfois les attendus académiques, les institutions engagées aujourd’hui auprès de la création contemporaine, et les artistes eux-mêmes. Passerelles qui ne pourront être construites que sur la base de cet élargissement des connaissances et des savoirs auquel nous convient de toute façon les œuvres.
3. Institution
En faisant intrusion dans les musées, les images en mouvement qui intègrent aujourd’hui allègrement leurs collections s’insèrent aussi dans une histoire, celle de l’art. Les fils qui sont ainsi invités à se nouer relèvent cependant d’un dialogue qui n’est pas toujours donné d’avance. Si la relation de l’art et du cinéma peut bien sûr caractériser tout un pan de la production artistique du XXème siècle, elle le fait cependant sur le fragile terrain qui est celui de la marge : les avant-gardes du début du siècle, puis celles des années 1960 et 1970 et leur lien avec l’expérimental. Une marge qu’il faudra ici entendre tant d’un point de vue économique que formel et qui prend pour contre-champ global le cinéma commercial tel qu’il se pratique parallèlement, ailleurs. Les musées qui accueillent aujourd’hui les images en mouvement le font — très justement d’ailleurs — au nom de cette histoire. Mais à ce premier socle qui noue images en mouvement et histoire de l’art, il faut en ajouter d’autres. Second déplacement catégoriel : les artistes qui font aujourd’hui des films ne le font pas uniquement en référence à ce premier plan de lecture. Les films que nous avons en tête héritent d’autres pratiques, moins « connues » des musées : celle du documentaire, du cinéma de fiction, du reportage, de l’archive filmée, de l’essai filmique… Pratiques parfois marginales parfois beaucoup mieux repérées par le grand public et dont l’héritage, plus ou moins lisible, plus ou moins assumé, ne peut être pris en charge que si l’institution accepte de faire avec ces nouvelles composantes et leurs histoires respectives. Ici git une nouvelle contradiction, pour le moins intéressante : si le public peut faire avec ces autres formes de production artistique et est largement capable de les reconnaître comme telles, celles-ci demeurent relativement exogènes à l’institution muséale. Une nouvelle marginalité se fait jour, qui questionne très directement la manière dont les gestes muséaux (collection, archivage, exposition, restauration) sont capables de fournir cet autre effort, tout aussi théorique, qui consiste à héberger ces différences finalement culturelles.
Il est cependant aujourd’hui tout à fait capital que le monde de l’art soit confronté à ces différences, car il est sans aucun doute le seul à même de composer avec elles, de proposer un lieu d’enregistrement de toutes ces formes qui ont traversé le XXème siècle et qui continuent d’informer la production artistique. La logique d’inclusion à laquelle sont aujourd’hui confrontés les musées et leurs collections nécessite une renégociation des principes qui ont engendré le musée moderniste, ceux des grands récits hégémoniques menés tambour battant dans les chambres froides du white cube. Cette prise en compte d’une mobilité que l’on pourrait qualifier d’interne est d’autant plus urgente à mener que les images en mouvement servent aujourd’hui, plus que les autres, les grandes dérives spectaculaires auxquelles les institutions culturelles se prêtent parfois avec condescendance. Lorsque, à l’aide des images en mouvement, les domaines de la culture et de l’événementiel s’allient pour prononcer le plus grand éloge possible de la flexibilité, de la vitesse, des médias, du spectacle, ce que l’on annule du même coup concerne la simple capacité de ces images à faire sens autrement que dans le dispositif narcissique institutionnel dans lequel elles sont proposées. Je songe ici à l’opération « Dans la nuit des images » orchestrée par Le Fresnoy au Grand Palais en décembre 2008. Sorte d’immense déversoir d’images, extrêmement impressionnant, la manifestation semblait flotter proprement dans le vide théorique : de quoi était-il exactement question ? Que faire, pour nous, du spectaculaire lorsqu’il s’expose ainsi, sans inhibitions ? Prise d’otage visuelle, l’opération incarnait bien la dérive de recouvrement des singularités que je pointe ici. Préférer peut-être une certaine forme de clandestinité…
La mobilité – des images comme des discours – ne possède pas de grandeur en soi. Elle n’a effectivement de valeur, je partage en cela le point de vue de Laurent Jeanpierre, que si elle sert de moyen de transformation, évitant ainsi de porter assistance à des dispositifs qui ont très clairement la capacité de la manipuler.
3.1 Dans Profondeurs vertes (2007), commande du musée du Louvre, Mike Kelley rejoue un souvenir d’enfance : il refilme les toiles du musée de Detroit qui, enfant, l’ont fasciné : immensité des paysages américains, femmes aux postures énigmatiques, peinture d’histoire avec naufrage, dessins scientifiques de plantes exotiques à la précision troublante. Les écrans disposés dans l’espace de l’installation parodient les documentaires didactiques consacrés à l’histoire de l’art : zooms, promenade dans l’image, analyse de détails. Pourtant, la vidéo permet par des fondus enchaînés que l’on passe d’une toile dans une autre. « Des mondes s’ouvrent sur d’autres mondes » commente l’artiste qui livre là à la fois son musée imaginaire et une critique du consensus muséal sur le destin des images en mouvement.
4. Le Silo
Le Silo – collectif dédié à l’étude des relations entre cinéma et art contemporain- a été créé à l’automne 2007 et ces réalités se sont très vite imposées à nous. Dans notre désir de mettre les images en mouvement au cœur d’un dispositif de réflexion mené de façon collective se logeait une volonté très forte de mettre à plat les observations que chacune d’entre nous avait menées, à sa manière, dans les universités, institutions culturelles, centres d’art que nous avions chacune traversés. Le Silo compte aujourd’hui six membres, six jeunes femmes qui ne sont pas toutes françaises. Ces données ont compté d’abord malgré nous, elles comptent aujourd’hui de plus en plus. Elles signifient simplement que nous avons vu, lu et fait des expériences très différentes. Ce sont ces différences qu’il s’agit de mettre en commun et qui permettent de construire les passerelles que je mentionnais précédemment. Passerelles entre l’université (certaines d’entre nous enseignent) et les institutions culturelles (certaines d’entre nous y travaillent), entre les maisons d’édition et les centres de recherche, entre les artistes et les chercheurs, entre les revues et les universités, entre des traducteurs et des artistes… C’est évidemment là que le « plan de consistance » recommandé par Deleuze prend tout son sens, et que les « lignes de fuite » se mettent à « tracer du réel ». Ces rencontres, que Le Silo cherche à organiser, ne sont ni fortuites ni évidentes. Elles sont parfois délicates à orchestrer mais cette fragilité revient à prendre en compte la sensibilité du problème auquel il s’agit de faire face. N’étant ni l’institution, ni l’université, ni une maison d’édition, ni un lieu d’exposition, Le Silo permet simplement aux images en mouvement de naviguer entre ces différents ports en leur assurant une sorte de « bonus » / supplément théorique répondant aux enquêtes critiques qu’elles ont initialement provoqué en nous. Arrimé aux œuvres et à leur mouvement intrinsèque, ce « bonus » reconnaît autant la capacité de fuite que de documentarisation du réel des images.
Si le geste de la programmation a jusqu’à aujourd’hui primé sur d’autres à venir et à inventer, il a systématiquement été accompagné de textes critiques qui se donnent pour but de produire du contenu sur les objets sélectionnés. Par ailleurs, la programmation elle-même n’a jamais été envisagée de façon univoque mais selon des formats volontairement différents. L’école nationale supérieure de beaux-arts de Paris qui nous a accueilli pendant une année a par exemple hébergé une série de cartes-blanches que nous avons confiée à des amis programmateurs à l’étranger (São Paulo, Montréal, Barcelone) qui sont ainsi venus présenter des artistes peu connus en France. L’Institut national d’histoire de l’art accueille depuis plus d’un an ce que nous appelons des « séances éditoriales » qui se saisissent d’un ouvrage récemment publié ou traduit et réunissent autour de lui différents films, appartenant à tous les genres, et qui, à leur manière, lui répondent – Horst Bredekamp, Edward W. Said, Fredric Jameson, S. M. Eisenstein ont ainsi fait l’objet, chacun, d’une séance. Réfléchir à différents « formats » nous permet de maintenir l’équation précieuse pour nous : des livres/des films/des textes.
Les multiples déplacements auxquels nous convient les images et les films que nous avons montrés ou sur lesquels nous avons écrits ne résolvent pas les questions méthodologiques ou institutionnelles que soulèvent aujourd’hui ces objets. Par contre, ils les bousculent assez fondamentalement. Le poste d’observation qu’offre Le Silo nous fait aussi mesurer ces oscillations qui témoignent sans doute d’un certain pouvoir subversif contenu dans ces images. Sur quoi repose ce pouvoir ? D’une part les œuvres qui nous intéressent produisent aujourd’hui elles-mêmes du savoir et de la connaissance. Elles ont donc acquis une autonomie, une densité critique qui leur permet de discuter très directement, d’égal à égal pourrait-on dire, avec les savoirs académiques. Une phase de négociation s’ouvre, arrimée à la force de proposition des œuvres, qui accélérera sans doute les passerelles plus ou moins fragiles qui ont commencé d’être bâties. Par ailleurs, leur « mobilité » les empêche d’accéder à un statut ou une position dominante. Une résistance à la saisie globale continue d’accompagner les images en mouvement qui préfèrent les interstices, l’entre-deux, les failles, voire une certaine forme de clandestinité. Elles portent en elles cet héritage et continuent de le diffuser : celui de l’expérimental, de la marge, qui échappent de fait à la norme. Le potentiel subversif ainsi déployé me semble important parce qu’il investit d’une nouvelle force la piste suggérée par Laurent Jeanpierre : que conflit et mobilité aillent à nouveau de pair. De la mobilité à la mobilisation, c’est peut-être ce vers quoi nous portent les images contemporaines.
[2] Ibid., p. 332.
[3] Ibid., p. 333.