Conversation de David Lamelas avec Pierre Bal-Blanc et Pascal Beausse
Paris, le 2 août 2004
L’image apparaît tout d’abord dans ton travail à travers la lumière du projecteur et du téléviseur. Comment s’est opéré alors, autour de 1967, le passage de l’objet à l’image ?
C’est une évolution de ma pratique de la sculpture. J’ai étudié à l’École des beaux-arts de Buenos Aires les formes traditionnelles des arts visuels : la peinture, la sculpture, etc. Mais aucune de ces formes ne faisait le tout pour moi, aucune n’était satisfaisante. Alors, j’ai souhaité en finir avec l’objet. Et c’est comme ça que j’en suis arrivé à la lumière, qui me permettait de produire des formes sculpturales sans volume physique. Je me débarrassais ainsi de la matérialité de l’objet. Je voulais travailler avec des idées, des concepts. Et je voulais surtout un spectateur actif.
En accord avec Godard, tu considères que le spectateur doit faire un travail.
Absolument ! Sinon, ce n’est pas intéressant. J’ai toujours moi-même été un spectateur actif. Et je souhaite que le spectateur de mon travail le soit aussi. Je lui donne des indices, et il fait sa propre œuvre.
Y a-t-il un principe d’équivalence entre les médias dans ta manière de travailler ?
Rapidement, j’ai dressé une liste sur une feuille de papier avec différentes possibilités pour chaque pièce : peinture, dessin, sculpture, littérature, cinéma, etc. Ce n’est pas par hasard que je fais un film, un livre ou un tableau. Il y a d’abord l’idée, des intentions, et ensuite une réflexion sur le meilleur moyen pour la réaliser.
Quelles étaient ces intentions ?
Elles étaient en relation avec ce que je regardais ; dans la vie, dans les salles du musée… Il s’agissait de faire des abstractions de la vie quotidienne.
On a beaucoup commenté le fait que ton travail s’inscrit alors dans un post-minimalisme, mais il se formule de façon bien spécifique. Dans Pantalla et Situación del Tiempo, l’outil médiatique est utilisé comme diffuseur de lumière, dans une négation de l’information qu’il est supposé transmettre.
L’information est celle de la lumière même. Il y a toujours des informations. Même s’il n’y a pas d’informations, il y a ici l’information d’une absence d’informations.
À l’inverse, en 1968, dans Office of Information about the Vietnam War at Three Levels : the Visual Image, Text and Audio à la Biennale de Venise, il y a une abondance de faits et de données informatives, renouvelées en permanence.
Oui, mais je les regardais de façon abstraite. Je ne voulais pas faire un art politique. J’ai choisi ce sujet parce que c’était l’information la plus importante du moment. Je ne voulais pas faire quelque chose contre la guerre du Vietnam. Ce n’était pas mon choix d’être un critique du système politique du moment. C’était l’information en elle-même qui m’intéressait.
Est-ce la même chose pour la dernière partie de A Study of the Relationships between Inner and Outer Space, ton premier film, réalisé en 1969, où tu fais un micro-trottoir auprès des londoniens sur l’événement du jour, le premier homme sur la Lune ?
C’était aussi par accident. C’était l’événement le plus important du jour. Mon souhait n’était pas de faire une critique active de la dimension politique de ces événements. Ça ne m’intéresse pas vraiment.
Et pour ton “Interview” avec Marguerite Duras ? Tu l’as choisie parce qu’elle représentait la situation intellectuelle française à ce moment-là ?
Elle m’intéressait parce que j’avais vu ses films et lu ses livres. Je voyais alors un lien entre l’art conceptuel et la littérature, par la manière dont elle utilisait le texte. Et elle représentait l’avant-garde de la littérature en France. Ce n’était pas le personnage Duras qui m’intéressait. Ce n’est pas un portrait d’elle. Ce qui m’intéressait, c’était son travail sur le texte.
Le propos est-il l’interview dans sa forme même, ou son contenu ?
L’idée, c’était de faire une interview, dont la forme et le procédé m’intéressaient beaucoup parce que c’est une manière de parler et de comprendre des choses. J’ai pris des photos d’elle à intervalles réguliers. Et je les ai montrées avec le film et le texte qui retranscrivent ce qu’elle dit. C’est une décomposition de l’interview pour arriver à la forme écrite, qui est sa manière de travailler au même moment que des artistes conceptuels utilisent le langage comme forme d’art.
Avec Publication en 1970, tu réalises une exposition en forme de livre.
Oui, ce livre c’était une exposition. J’avais été invité à Londres par Nigel Greenwood, qui voulait une exposition classique. Je lui ai proposé de faire un livre qui vaudrait pour exposition. Je connaissais alors beaucoup d’artistes qui utilisaient le langage. J’en ai dressé une liste et je leur ai adressé une lettre en leur proposant de travailler avec moi sur mon projet. Tous ont dit “oui”, excepté Ann Darboven. Il y avait par exemple Daniel Buren, Michel Claura, Lawrence Weiner… Je leur ai proposé un questionnaire avec trois statements sur le langage comme forme d’art. Leurs réponses ont constitué le livre, qui fut montré comme exposition. J’étais alors l’artiste mais aussi le curateur.
Quant à A Study of the Relationships between Inner and Outer Space, c’est un film en forme d’exposition, qui déconstruit l’espace même où elle a lieu.
Oui. J’étais invité au Camden Arts Centre pour l’exposition Environments Reversal. Je voulais faire une exposition sur l’environnement dans lequel allait être montré mon travail. J’ai utilisé le film parce que c’était la manière la plus simple de montrer l’espace et l’activité du centre d’art. J’avais d’abord pensé à montrer des photos et des bandes sonores, puis il m’a paru plus simple de rassembler tout dans un film.
La structure du film entre en sympathie avec la façon dont Perec procède par cercles concentriques dans Espèces d’espaces, en partant de sa chambre pour aller jusqu’au cosmos. D’une systématique naît une poétique qui tend à démontrer que tout est imbriqué. Dans ton film, il y a un éclatement de l’échelle. On part d’éléments rationnels et l’on arrive à une quasi-fiction.
À la fin, c’est la vie même qui reprend son propre cours. Et à ce moment-là, j’ai trouvé la fiction comme moyen presque inséparable du cinéma. Même si on fait un documentaire, les procédés du cinéma – montage, coupe, etc. – produisent de la fiction. Après cette pièce, j’ai réalisé plusieurs films sur l’idée de la lecture devant la caméra. Ça m’intéressait beaucoup, le regard sur le rapport du cinéma avec la parole. Puis j’ai compris qu’il fallait que je travaille avec la fiction. Comment peut-on recouper une fiction pour la comprendre, la restructurer ? Et dans la fiction, il y a toujours de la réalité.
Cet aller-retour permanent entre fiction et documentaire marque ta pratique du cinéma.
Oui. À l’origine de The Desert People, je voulais faire deux films séparés, dont l’un avait les aspects du document et l’autre de la fiction. Et quand j’ai remonté ces deux films ensemble, c’est devenu une histoire. Je souhaitais réaliser un film où les protagonistes parlaient à la caméra d’une expérience qu’ils n’avaient pas vraiment vécue : le récit d’un séjour d’une semaine dans la tribu des indiens Papago. Et un autre film où l’on voit ces cinq personnages faire un voyage en voiture, vers quelque part. Ce sont deux idées tout à fait séparées qui, assemblées dans un montage alterné, constituent une histoire. Pour le premier film, le récit face à la caméra, nous avons beaucoup travaillé au préalable avec les acteurs dont l’un, Mani, était un vrai indien Papago, qui a vraiment fait l’expérience d’habiter dans cette tribu. Les autres sont des gens de la ville – de Los Angeles, de New York, etc. -, qui n’avaient rien à voir avec la civilisation des indiens d’Amérique. Les acteurs et moi, nous avons rencontré plusieurs fois Mani, afin qu’il nous raconte comment était la vie dans les tribus indiennes. Chaque acteur a ensuite constitué son propre personnage à partir de ce récit et de sa propre imagination. C’est devenu un documentaire sur chacun de ces acteurs. Le seul qui parle vrai est Mani, qui a vécu lui-même ce drame du décalage entre sa propre culture indienne et la culture blanche américaine. C’est lui qui donne son esprit au film.
Quant aux autres acteurs, ils donnent chacun leur version de ce qu’ils sont capables de reconstruire à partir de cette source donnée par Mani. Il y a donc une déformation de l’information initiale, un peu comme dans Time, en 1970, où tu montres des gens se transmettre l’heure.
Oui, c’est un peu comme ça. À partir d’une information basique, concrète, il y a une fiction possible, en fonction des erreurs qui interviennent dans la chaîne de transmission.
L’information, en se transmettant, se déforme et devient rumeur.
C’est ce qui m’intéresse dans ce procédé de réalisation. À la fin, un film prend sa propre vie, sa propre dimension. Quand j’ai vu The Desert People en 1974 pour la première fois, j’étais étonné car ce n’était pas moi qui l’avais produit, mais ses protagonistes mêmes ! It made itself.
Ce qui est surprenant, c’est que le film prend la forme d’un cinéma-vérité par la succession des témoignages face à la caméra, et il est fictionné par les séquences de voyage qui le scandent, jusqu’à la conclusion inattendue !
Tout à fait ! Dans le cinéma conventionnel, c’est un tabou de regarder la caméra. Si l’acteur regarde la caméra, ce qu’il dit est admis comme la vérité. C’est un témoignage, une confession. Il s’agissait pour moi de changer ces codes. C’est aussi le secret de la télé, où les journalistes et les politiciens regardent la caméra. The more they lie, the more they look at the camera ! Plus ils regardent la caméra, plus ils mentent !
Quand tu es arrivé aux Etats-Unis, tu as appris la culture dominante en regardant la télévision.
Oui, c’était un moyen d’étudier la culture et de vivre l’art. Je ne connaissais pas cette culture. La rencontrer fut un grand choc. Ça m’intéressait beaucoup de regarder des films de cinéma à la télévision, les Late Movies. Chaque nuit je regardais trois films, le premier à minuit, le deuxième à trois heures du matin, puis le troisième à cinq heures du matin. A cette époque-là, je travaillais sur The Desert People. Alors, tout est entré en relation. L’idée était de mettre en contact deux cultures différentes, qui ne se comprennent pas. À Londres, en préparant l’idée de ce film, j’ai beaucoup lu des ouvrages d’anthropologie sur le sujet de la compréhension de cultures autres. Et quand je suis arrivé à Los Angeles, j’ai saisi que c’était impossible de comprendre une autre culture. Même si on essaie. C’est un film sur l’impossibilité de compréhension. C’est pour cette raison que le film fini par la mort des personnages dans l’accident de voiture. Et j’ai compris ça en voyant le conflit permanent sur le tournage entre les acteurs et Mani.
Il est le seul qui donne une version fiable de la réalité.
Oui, et en même temps on ne sait jamais. Car il était déjà touché par la culture américaine. Et quand il a réalisé qu’il ne pourrait jamais comprendre cette culture, il a quitté Los Angeles et il est retourné vivre chez lui, dans la tribu indienne. Il n’a jamais vu le film, je ne l’ai jamais retrouvé.
Ce rapport d’incompréhension est mis en place par ton utilisation du code du road-movie, dès la séquence d’ouverture qui réfère au genre du film de voyage initiatique, de traversée de l’espace. Et ce voyage n’aboutit sur rien, si ce n’est sur le crash, la chute dans le ravin.
Cette voiture, c’est le symbole de la civilisation américaine !
Et c’est aussi la métaphore du cinéma lui-même : cette machine qui enregistre et diffuse une information sur elle-même…
Oui, comme toutes les machines, la caméra, l’avion, la voiture, tous les moyens d’arriver quelque part.
C’est récurrent dans ton travail, ce rapport de conflit entre le médium et le message ?
Mais oui, tout à fait ! C’est exactement le même problème qu’entre les cinq personnages dans cette voiture avec de la musique muzak, l’air conditionné, le confort du XXe siècle, et qui vont vers une tribu primitive qu’ils ne peuvent pas comprendre, puisqu’en réalité, elle n’existe plus !
Et on s’aperçoit que les moyens qui permettent d’arriver dans cette tribu, la voiture, l’autoroute, c’est ce qui la détruit. La route dévore le but du voyage, qu’on ne voit jamais.
Et Mani a aussi une fausse idée de la tribu, dont il parle avec romantisme. Avec une espèce de nostalgie de ce qu’il a quitté, de ce qu’il a perdu déjà.
À travers ce film, tu affirmes ton propre manière d’observer un nouveau continent, et de faire évoluer ton travail par un changement de lieu de vie. Ton travail se reconfigure par le déplacement.
C’est très clair avec The Desert People. Je n’étais jamais allé aux USA. Je voulais faire ce film tout de suite en arrivant, après avoir vécu sept ans à Londres, avant même de comprendre cette culture nouvelle pour moi. Ce film n’aurait pas été le même un an après. Ce film, c’était ma propre découverte de la culture américaine.
Et The Desert People avait déjà été préparé par tes films précédents, notamment Film Script (Manipulation of Meaning) en 1972.
Oui, tout à fait. Ça a commencé avec le film sur Duras.
L’interview de Duras nous fait voir autant le système de l’interview que la personne de Duras.
Les deux sont inséparables.
De même dans Time as Activity en 1969. Dans ce film, ce n’est pas le quartier de la Kunsthalle de Düsseldorf qui nous est donné à voir, mais les relations entre des fragments temporels et des structures urbaines.
Oui ! Je voulais enregistrer le temps. Pour moi, le cinéma c’était comme un moyen de contenir le monde.
Dans Time as Activity, tu montres des portions de temps comme un matériau.
Oui, c’est un matériau. Il y a des choses très intéressantes de cet ordre dans le film The Desert People, par exemple la relation qu’il y a entre l’image photographiée et filmée de la tribu Papago et la relation à nous spectateurs. Il y a par exemple dans le film l’histoire d’une vieille femme indienne qui avait été photographiée. Et lorsque le photographe a développé l’image, ce n’était pas elle, mais un serpent. Il se trouve que dans les objets d’artisanat qu’elle faisait, elle représentait toujours des serpents ! Et c’est vrai, parce qu’ils croient que lorsque tu prends une photo de quelqu’un, tu ne prends pas seulement son image mais aussi son esprit. Et Mani lui-même disait qu’il avait beaucoup de mal à se faire photographier. Et à la fin du film, il a vraiment disparu ! Il est dans mon film seulement… C’est bizarre ! Ce n’est pas la première fois que ça m’arrive… Je travaille avec une personne et après je ne la retrouve jamais…
L’image se substitue au monde, aux choses, aux personnes. Comme dans les Carabiniers de Godard, où la carte postale vaut pour acte de possession des pays et monuments vus par ces deux soldats candides qui ne font pas la différence entre la réalité et sa représentation.
Je crois qu’il y a quelque chose de très fort, d’incompréhensible, dans la relation entre l’image et la réalité.
Est-ce que c’est ce qui te conduit à sous-titrer Film Script par Manipulation of Meaning ?
Ça signifie simplement que l’on peut changer la signification d’une image par le montage.
Tu as fait une critique des médias très tôt, au moment où ils se constituaient comme le pouvoir que l’on connaît aujourd’hui.
Je n’ai jamais été un croyant dans les médias !
Tu as été très tôt conscient qu’il fallait analyser ça, le déconstruire, et développer une certaine résistance à cette machine.
Oui, oui, pour moi c’était naturel, même tout petit quand je regardais le journal, je savais que c’était de la fiction. J’ai toujours compris ça. Je crois que l’art est une très bonne manière de comprendre ça. Si tu regardes par exemple les Ménines de Velásquez, tu sais que le monde n’est pas comme ça, comme une construction théâtrale. L’art, c’est une manière de rendre glamour le monde ou de le critiquer.
Et toi, tu as choisi la voie de la critique…
Mais avec un peu de glamour parfois aussi !!! Le glamour est inséparable de la réalité !
On trouve ça notamment en 1973 dans London Friends, où tu photographies tes amis comme des pop stars, dans Rock Star, dans Violent Tapes aussi…
Même le personnage de Marguerite Duras était très glamour !
C’est ce qui te différencie beaucoup des conceptuels américains, avec lesquels tu as exposé. Tu arrives à intégrer une dimension subjective, vivante, dans des œuvres pourtant très radicales. On a l’impression que tes pièces réalisées au moment du conceptuel ont leur propre vie, qu’elles se développent ensuite dans le temps en prenant en compte leur durée, leur connotation. Au contraire de l’esthétique bureaucratique, froide, des conceptuels de la côte Est des USA, tu injectes dans ton travail une sensualité qui réchauffe le concept.
Le concept, ce n’est pas tout. Par exemple dans The Violent Tapes of 1975, ou bien dans les films que je fais maintenant, il y a une analyse qui utilise les langages de la photographie, du cinéma, de la mode… Parce que tout est là à portée de nous et je l’utilise comme un artiste. Ce n’est pas extraordinaire !
Mais ce qui est intéressant, c’est que tu n’exclus pas certains paramètres. Par exemple, dans Violent Tapes ou Film Script, tu inclus le paramètre de la mode – ou le paramètre qui sera connoté mode.
Oui, parce que c’est important ! La forme, par exemple dans une pièce de Brancusi, ce n’est pas une fin, mais un moyen d’arriver quelque part. Pour The Violent Tapes of 1975, j’ai beaucoup étudié, pendant des mois, des photos de films. Ensuite, je dessinais des story-boards pour chaque photo.
Tu exploites là le code d’un langage qui s’est développé de façon involontaire, la photographie d’exploitation du film de cinéma, comme ensuite Cindy Sherman avec les Film Stills.
Oui, c’est devenu une esthétique à part entière dans le monde de la culture populaire. Par exemple, ces photos générant une fiction, racontant une histoire, ont été très utilisées ensuite par Helmut Newton dans le monde de la mode.
Il y a un lien évident entre The Violent Tapes of 1975 et Rock Star (Character Appropriation), où tu te représentes avec tous les archétypes des icônes du rock star en extase sur scène.
C’est un peu différent, mais le sujet est aussi le processus de transformation d’un personnage.
Tu travailles là sur le langage de l’attitude pop ?
Oui. J’habitais alors à Londres et cette image était celle de la culture anglaise de l’époque. Tout le monde voulait être ça. Alors, j’ai décidé de faire une photo de moi comme ça, en rock star. Et je suis ça – dans la photo. Puisque la photo c’est la vérité !
Tu observais le phénomène de conformation des individus, dans leurs apparences et leurs attitudes, aux modèles spectaculaires ?
Ma fascination pour Hollywood participait aussi un peu de ça. Mais quand je suis arrivé à Los Angeles, la réalité hollywoodienne n’existait pas. À Londres, tu trouvais des gens qui ressemblaient à des stars dans tous les cafés. Ils vivaient comme ça. Mais à Los Angeles, ce phénomène n’existait pas dans la vie. Tu ne trouvais ça que dans les salles de cinéma. Il n’y a pas une connexion entre la réalité et les écrans. Entre la culture populaire et la vie réelle du peuple. Il n’y a pas ce mélange. C’est de plus en plus vrai aujourd’hui. C’est comme la culture : c’est une chose d’universitaires aux USA. Il n’y a aucune relation avec la vie normale des gens. Ça reste un ghetto intellectuel. Et c’était dur pour moi de comprendre ça.
Parce que tu faisais un constat très lucide de cette fracture… Quelle était la place de l’artiste dans cette société du spectacle, du divertissement ?
Il n’y avait pas de place pour l’artiste.
Mais alors, qu’est-ce qui t’amenait à Hollywood ?
J’étais fasciné à l’idée de comprendre le procédé de la fiction. Comment en est-on arrivé à donner une telle importance à la fiction ? À tel point qu’elle a envahi le monde. Hollywood a pris tout le monde, de Tokyo à Buenos Aires, de Paris à Londres. Je voulais savoir quelle était la raison de la puissance de cet imaginaire. Mais ça n’existe pas. Ça n’existe que sur l’écran.
C’est le constat que faisait alors J.G. Ballard dans The Atrocity Exhibition, d’une puissance des images médiatiques, d’une monstruosité des icônes des médias et du spectacle dans l’espace public, qui surplombent l’individu se voyant proposer un seul modèle fait de stéréotypes. Quelles conséquences cette prise de conscience produit-elle dans ton travail ?
Ça génère de nouvelles formes. Mais je crois qu’à la fin, l’art reste toujours en-dehors du grand discours du spectacle. Mais je suis content avec ça. L’art a toujours été comme ça. Moi-même, j’ai cru que c’était possible d’arriver à Hollywood et de faire mes films. Comme pour tout le monde, Hollywood était une fiction pour moi. Mais il n’y a pas de place pour les artistes dans le système commercial du cinéma hollywoodien.
Pourtant, à un moment dans les années 90, on a cru que ça devenait possible, quand Robert Longo, ou Schnabel, ont semblé être autorisés à réaliser des films dans ce système.
Mais en réalité, c’était des carrières d’un film ou deux, avec des films à petits budgets réalisés à New York. Beaucoup d’artistes se sont essayés au cinéma. Mais en réalité, Hollywood n’a jamais accepté ça.
C’est ce qui te conduit vers la télévision avec The Hand ?
Je regardais beaucoup la télé, et ce qui me fascinait le plus, c’était les talk shows, où des gens parlent avec l’accent de la vérité. C’est du spectacle montré comme la réalité. Alors, j’ai inventé un talk show intitulé The Newsmakers, qui est une parodie de la télé américaine lorsqu’elle veut toucher de temps en temps des sujets politiques, mais en les transformant en spectacle. En réalité, j’ai eu cette idée à Londres et je l’ai réalisée cinq ans plus tard, en 1976, à Los Angeles. The Hand, c’est sur le terrorisme. C’est l’histoire d’un rock star qui revient à Los Angeles pour remonter sur scène, dix ans après avoir disparu du monde du spectacle. Comme il y a beaucoup de suspicion sur les raisons de ce retour, la police fouille sa chambre d’hôtel et trouve trois valises pleines d’armes et de bombes. Un journaliste l’interroge à la télé. Il répond que c’est sa collection privée. Et au moment où il va dire la vérité, il est tué. C’était à l’époque du journalisme d’investigation, au moment du Watergate, du nouveau pouvoir de la presse. C’est un film sur l’impossibilité de connaître la vérité.
Ça ouvre sur une série de vidéos, pour lesquelles tu as travaillé pendant plusieurs années sur des sujets liés à l’actualité politique, à l’événement médiatique.
Toutes ces vidéos posent le problème de la façon dont la télé américaine regarde la politique internationale. C’est toujours en relation avec un dictateur, qu’il faut éliminer – le Shah d’Iran, Marcos, etc. La figure du dictateur a marqué ma vie, puisque je suis argentin. Ma famille avait quitté l’Espagne à cause de Franco ; puis à Buenos Aires, il y avait Peron… Le dictateur a toujours été dans mon répertoire comme une sorte de fantasme. Le dictateur provoque un sentiment d’admiration. Le dictateur, c’est la figure de l’homme fort. Mais en fait c’est une victime, il est produit par le système qui s’en débarrasse quand il n’est plus utile. Ça a toujours été comme ça dans l’histoire du monde.
Tout ça m’a été inspiré par Barbara Walthers, qui, à l’époque où je suis arrivé aux Etats-Unis, était la première femme journaliste qui faisait des interviews de grandes figures telles que Fidel Castro. J’ai créé le personnage de Barbara Lopez. La parodie était la meilleure manière pour moi de montrer cette utilisation des dictateurs par la télé à des fins d’audience.
Dans ces vidéos, tu mélanges le genre du soap opera avec les actualités. Tu transfères l’évocation de figures politiques dans le monde du spectaculaire.
Oui, je les banalise. Parce que c’est la seule manière acceptable pour la télé américaine de les regarder. Ça leur permet ensuite d’en faire des fictions.
Dans quel contexte as-tu montré ces films ?
Ils ont tous été diffusés sur la cable TV, dont c’était le début alors. C’était un espace de liberté. Par exemple, le Jewish Channel puis le National Public Radio les ont très souvent programmés, jusqu’à trois ou quatre fois par jour, comme des émissions normales.
Peux-tu nous parler du développement de Time as Activity, commencé en 1969 à Düsseldorf, et repris à Berlin en 1998 puis à Fribourg en 2001 ?
Quand je suis revenu en Europe, j’ai retrouvé mes idées anciennes et j’ai eu l’envie de les développer dans d’autres directions. Time as Activity est fonction de la ville où je vis. Je suis très intéressé par l’architecture et l’urbanisme. Filmer Berlin depuis un avion, c’était un moyen de montrer la ville en transformation. Et bien sûr, le film est très différemment vu selon la ville où il est montré.
À Brétigny, ton utilisation de la lumière diffusée par des projecteurs développe une idée très néo-platonicienne. On retrouve là l’idée de cinéma étendu, en connexion avec l’architecture.
J’ai transformé l’espace du centre d’art afin d’obtenir une salle de projection où la pièce puisse être visible. Ce corridor de béton, que j’ajoute à l’architecture du centre d’art, devient une sculpture permanente, indépendante de l’exposition. Et c’est pour ça qu’elle est intéressante. Ce n’est pas un décor. La pièce prend sa propre vie. J’aime l’art qui prend sa propre présence. L’œuvre doit développer sa propre conscience.
Ça rejoint ce que dit Severo Sarduy : “L’objet de Lamelas, c’est l’événement, ou plutôt : l’œuvre de Lamelas se constitue et s’annule (en tant qu’objet d’art) par une pratique analytique de l’événement.” Tu parviens à créer un événement qui va engendrer sa propre situation.
C’est le cas à Brétigny. C’était pour moi une surprise de voir l’exposition. C’est dû à ma pratique de l’espace. Dans une autre époque, j’aurais été un sculpteur.
Mais peut-on dire que tu sculptes du temps, de la durée ?
De l’espace ! L’espace, c’est le temps, c’est la même chose. Le temps n’existe pas, c’est notre conscience qui le construit. Le temps, c’est une fiction, il n’existe pas. Mais l’espace a une réalité, il existe.
Tu sculptes donc de l’espace ?
Je vis dans l’espace !