Conversation entre Pierre Huyghe, Vincent Dieutre et Christian Merlhiot
PIERRE HUYGHE : Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de voir comment une histoire peut passer à travers différents modes de visibilité, que ce soit une exposition, un film, un livre ou un spectacle. Évidemment, il y a toujours des gens qui sont assignés à ces médias ou qui s’assignent eux-mêmes à ces médias et il y a bien sûr des outils pour produire des histoires dans ces différents champs. Le champ du cinéma m’a semblé intéressant à un moment.
VINCENT DIEUTRE : Le champ du cinéma n’est pas innocent par rapport aux autres parce que le cinéma a toujours été comme un réceptacle de toutes les disciplines et de toutes les pensées.
PH : A une époque, l’histoire est peut-être passée par le cinéma alors qu’aujourd’hui, elle n’y passe plus, ou plus seulement. Mais si le cinéma a fait histoire pendant un temps, il est intéressant de questionner ce qui a fait histoire et de voir comment cette histoire était transmise, comment elle était produite et comment elle était diffusée.
VD : Comment ressens-tu le fait que, t’étant emparé dans ton travail d’une partie de cette histoire du cinéma, le milieu du cinéma ait pu avoir une réaction corporatiste ? Comment est ce que tu comprends ces attitudes qui sont des attitudes de protection et de survie d’un milieu ?
PH : Quand on décrit cette attitude de survie, on voit bien qu’elle consiste à produire du repli, à dresser des barrières. C’est un mouvement conservateur, pas un mouvement d’ouverture qui permettrait une nouvelle circulation.
Il ne me viendrait jamais à l’idée de dire que j’ai envie de faire du cinéma ou que j’ai envie de faire de l’art ; c’est une question qu’on est en droit de poser dans un deuxième temps mais on a d’abord envie de parler et après seulement, cette parole doit trouver sa place. Pasolini par exemple est un homme politique, c’est un homme engagé, c’est un poète, c’est un théoricien, il a fait des dessins, il a fait du cinéma. Qu’est-ce qu’il fait exactement en traversant toutes ces disciplines ? Tout simplement, à un moment donné, il a besoin d’écrire des poèmes pour faire du cinéma, il a besoin de faire des films pour parler de politique… Ce « tout » c’est son histoire, sa pensée. Elles passent à travers l’ensemble de ces moments de visibilité et occupent différentes formes, elles ne sont pas assignables à un média unique.
VD : Cette ouverture transdisciplinaire est encore novatrice dans les années où Pasolini fait son œuvre, comme l’est celle de Warhol ou de Broothaers, qui sont les gens qui nous intéressent dans l’histoire de l’art. Toi tu reprends cette position aujourd’hui, c’est une position luxueuse, d’une certaine manière.
PH : Je ne dis pas qu’une pensée a besoin de traverser tous ces champs pour exister en tant que pensée. Je dis qu’à une époque, le besoin de passer à travers ces différents médias peut exister, voilà. C’est un champ de liberté.
VD : Quand je vois tes films, Blanche Neige, Lucie ou The Third Memory, en tant que spectateur de cinéma et réalisateur de films, j’estime que ce travail m’apporte quelque chose de l’intérieur du cinéma et sur le cinéma. Est-ce que tu as réfléchi à ce que peut apporter ton travail aux cinéastes ou aux étudiants de cinéma comme ceux de La fémis.
PH : S’il y a quelque chose à apporter au milieu du cinéma, ce n’est sûrement pas un commentaire sur le cinéma ; ça, c’est une cause perdue. C’est en discutant des enjeux du travail que je pressens que quelque chose peut arriver, dans un milieu ou dans un autre.
VD : Mais tu sais bien que dans tous les milieux un phénomène existe : il y a du cinéma qui ne renvoie qu’au cinéma et de l’art qui ne renvoie qu’à l’art.
PH : Je ne crois pas que mon premier mouvement de pensée soit de dire : On va créer un nouveau département qui ne sera ni le département du cinéma ni celui de l’art. On développe d’abord quelque chose puis cette chose montre en quoi elle existe.
VD : Dans le cadre des projections Pointligneplan, tu vas présenter les deux premières apparitions ou épisodes d’un personnage qui symbolise un peu cette errance des formes.
PH : Ann Lee est un personnage de manga qui a été acheté sur catalogue, une sorte de banque de données, au Japon. Les gens qui achètent ces personnages les achètent pour en faire des bandes dessinées, des dessins animés ou des publicités… Ils achètent un dessin. Avec Philippe Parreno, nous avons acheté les droits de ce dessin et nous l’avons animé. Ce personnage, ce produit culturel, n’est maintenant plus destiné à la fiction, nous l’avons dévié de son chemin. Aujourd’hui, notre projet est moins de faire un film de fiction que de produire un film d’imaginaire. Maintenant, ce personnage nous appartient mais il n’a toujours pas d’auteur : c’est un signe vide. Ce qui nous semble intéressant, c’est de produire, à partir de ce signe, des auteurs ou des acteurs qui seront aussi des auteurs. Le projet est donc de voir comment ce signe va pouvoir faire histoire et comment ce personnage va pouvoir être un outil pour saisir le réel.
VD : Quand tu parles d’Ann Lee je pense beaucoup à la Nouvelle Vague, à la façon dont elle a inventé certains acteurs, certaines actrices comme Bernadette Laffont ou Anna Karina, qui jusque-là étaient vierges de tout cinéma et que ces cinéastes se sont échangés de film en film. Il y a quelque chose de ça dans ton projet mais sur un mode ultra-libéral : Ann Lee est achetée sur catalogue, à l’heure où les Anglais choisissent leur fiancée ukrainienne sur photo. On peut imaginer qu’un Godard d’aujourd’hui irait au Japon acheter ses personnages. Ann Lee me rappelle aussi les détournements situationnistes de bandes dessinées.
Est-ce qu’historiquement, par rapport à ces deux références, tu peux envisager la radicalité de ton geste, de ce travail ?
PH : C’est très intéressant ce que tu dis de Bernadette Laffont et d’Anna Karina, c’est vrai aussi de Jean- Paul Belmondo peut-être. Évidemment, ce ne sont pas des dessins ou des coquilles vides, mais on voit bien que, un temps, ils se sont chargés de quelque chose, d’un milieu et d’une époque. Ann Lee, elle, n’est pas chargée, elle ne vit pas, c’est un dessin, c’est un signe et ce signe est vide. La différence est profonde.
VD : Mais ce vide ne traduit-il pas quelque chose de notre époque ?
PH : Tout l’intérêt est de se demander comment cette chose qui est au plus bas de l’échelle du signifiant peut, soudain, faire histoire. C’est un projet en pleine élaboration et beaucoup de questions ne sont pas encore résolues. Moi, par exemple, j’ai beaucoup pensé aux rayures de Daniel Buren en montant le projet Ann Lee. Voilà un signe qui, selon le contexte dans lequel il va se placer, va se charger différemment.
VD : Il y a donc à la fois quelque chose d’une tradition de l’art contemporain, mais aussi quelque chose des pratiques collectives du cinéma des années soixante. Ann Lee
pourrait faire penser à Nico dans les films de Warhol : Nico est vraiment à la limite du signe pur, elle est peut-être l’aboutissement du phénomène de la star dont il ne reste plus qu’une ligne, une forme pure.
CHRISTIAN MERLHIOT : À partir de cette question des acteurs ou auteurs qui vont donner un contexte à ton personnage, comment définis-tu la propriété intellectuelle de ce travail par rapport à la notion d’auteur dans une pratique collective ?
PH : La notion d’auteur est au cœur du projet Ann Lee. La démarche d’avoir acheté le personnage à deux n’est pas innocente. Maintenant, Ann Lee appartient aux auteurs qui vont s’en emparer. Sans eux, elle n’existera pas. Elle va se libérer de son premier auteur, c’est-à-dire son dessinateur. Nous avons envie d’aller avec elle, à la rencontre de certaines personnes : ces gens ne vont pas devenir les auteurs du projet, pour nous, ils en seront aussi les acteurs. La notion d’auteur est la grande question de ce projet, c’est une notion très très sensible.
VD : Tu dois savoir que c’est de cet attachement à la notion d’auteur que vient toute l’incompréhension d’une certaine critique de cinéma par rapport à ton travail. Ton irrespect pour la notion d’auteur fait grincer les dents à tout le monde.
PH : Sans doute parce que cette notion d’auteur est souvent liée, aujourd’hui, à une dimension économique. Avec Ann Lee ça ne sera pas une question d’argent mais une question de rapports intellectuels.
CM : Peut-être qu’en termes d’objet, il est plus simple de définir les perspectives de ce travail : par exemple, est-ce qu’Ann Lee va devenir une succession de films ou cela prendra-t-il une autre dimension ?
PH : Pour l’instant, nous laissons courir d’un côté la fabrication d’épisodes par des cinéastes ou des artistes et de l’autre nous voulons continuer le projet avec Philippe Parreno ; un projet qui serait, au travers d’Ann Lee, la saisie de moments, moments qui pourraient être des rencontres avec des écrivains, des politiciens, des scientifiques… Un scénario fondé sur l’ensemble des gens que nous rencontrerions et qui finirait par constituer une histoire. Ensuite, il y a ce qui arrive sans qu’on le déclenche, comme ces gens qui ont décidé de faire un tee-shirt, des vêtements pour Ann Lee ou un vidéo clip…
CM : D’une certaine manière, ce signe est disponible… ?
PH : Si ça ne va pas au-delà des petits épisodes, nous n’irons jamais au cœur de ce travail et ça restera un simple problème interne. Nous nous sommes rendus compte en le faisant que nous avions là un outil qui permettait de saisir quelque chose, et que cloisonner cette dynamique dans le champ de l’art ne ferait que reproduire indéfiniment le même type d’expérience.
CM : Là, nous sommes au seuil de questions qui vous situent comme citoyens autant que comme artistes. Il est question de définir votre place face à ces objets et ce, dans une économie particulière.
PH : C’est dans ce sens qu’avec Philippe Parreno nous avons décidé de continuer à faire quelque chose de ce personnage et voulu mener à son terme cette histoire d’un moment. Il y a là un enjeu politique et économique. Comment peut-on construire un récit aujourd’hui ? Cela soulève le problème de la notion d’auteur et tout un ensemble de questions qui seront problématisées dans l’expérience de ces rencontres. Si nous allons rencontrer Toni Negri, Ann Lee racontera quelque chose de bien particulier. Je me demande comment ce personnage va être traversé par l’ensemble de ces rencontres. Cette cohabitation peut presque devenir une comédie humaine.
CM : Est-ce que ce travail n’aborde pas, d’une façon plus radicale, les mêmes questions que The Third Memory, Blanche Neige ou Remake, sauf que là, le système économique du projet, puisque tu achètes le personnage, permet de se libérer de toute contrainte à l’égard d’un auteur préexistant ? À propos d’Hitchcock et de Fenêtre sur cour, on t’a beaucoup reproché d’avoir réalisé un objet déceptif en regard de ce chef-d’œuvre du cinéma. Il est déceptif certes, mais parce que ce n’est pas en tant qu’objet de fiction qu’il dialogue avec son modèle. Il n’y a pas de rivalité de film à film. Avec Ann Lee, j’ai l’impression que vous partez d’un dispositif plus clair parce que le personnage est en attente.
VD : Je ne sais pas si Ann Lee est si vide que cela. Elle l’est peut-être dans cette culture de l’auteur mais dans le contexte d’art contemporain où tu l’amènes, elle représente presque la négation de cette idée. Elle fait partie d’une sous-culture générique, d’une sous-culture manga mondialisée. Et ce qui m’intéresse dans ce basculement c’est qu’il traduit un état de fait : aujourd’hui, les objets culturels communs les plus performants (Pokemon : 12 millions de spectateurs en France) sont pratiquement devenus des objets sans épaisseur, des objets biplans comme Ann Lee. C’est peut-être ici que tu t’empares de quelque chose d’hyper-contemporain alors que jusque-là, tu faisais référence à une époque passée où existait encore une distorsion enchantée entre le réel et son image. Cette distorsion aujourd’hui n’existe plus et ce n’est pas un hasard si tu ne produis là aucune référence nostalgique contrairement à ton travail sur Hitchcock ou Wenders.
PH : Chez Hitchcock, je ne cherchais en aucun cas la comparaison mais le recouvrement, c’est-à-dire une mémoire, une mémoire critique. Pour en revenir à Remake, si ce film pose ou a posé problème dans le milieu du cinéma, c’est tout a fait positif par rapport au projet. Quand j’ai fait Dubbing, je n’ai pas nommé le film qui était doublé, parce que je me suis dit que la référence allait recouvrir le projet. Avec Blanche Neige Lucie, c’est encore différent car il s’agit de quelqu’un, Lucie Dolène, qui raconte quelque chose. C’est une travailleuse qui a prêté sa voix pour le film de Walt Disney.
CM : C’est justement en cela que No Ghost just a shell définit une nouvelle articulation dans ton travail : la question du « recouvrement » dont tu parles est beaucoup plus difficile à définir.
PH : En même temps, pour moi, Ann Lee reste aussi une travailleuse, une travailleuse qui n’a pas encore travaillé. C’est un personnage qui n’a même pas d’existence d’acteur, elle n’a pas encore joué et pourtant elle y est destinée.
CM : Paradoxalement, c’est aussi un travail par lequel arrive une dimension émotionnelle qui n’existait pas avant, sauf peut-être avec Blanche neige Lucie, mais sur le mode de la mélancolie. Avec Ann Lee, on entre dans une émotion pure, lorsque le personnage se met à exprimer le vide qui l’habite, son vide intérieur. Là, elle devient émouvante comme l’est un acteur de cinéma.
VD : Avant, s’il y avait émotion, cette émotion venait d’une perte, la perte de l’enchantement tandis que là, rien n’est perdu, Ann Lee n’a jamais rien connu. C’est une émotion contemporaine car on ne peut pas encore en définir la nature. Avec tes travaux sur Hitchcock ou Wenders, je ressentais une émotion culturelle, différée. Là on ressent quelque chose de neuf, d’indéfinissable.
Je ne sais pas si tu t’en rends compte mais tu touches là l’un des problèmes de ceux qui veulent faire aujourd’hui du cinéma. Ce problè,me c’est celui d’un monde déjà filmé. Que faire avec le cinéma dans un monde complètement connoté, en référence totale au cinéma ? Ann Lee est une espèce de trou dans ce système. C’est un peu comme une « vanité ».
PH : C’est difficile de répondre à ça. Je me suis rendu compte du trouble que provoque ce personnage. Je crois que c’est parce qu’elle sort du mécanisme de la fiction, elle n’est pas juste un signe graphique, elle refuse le jeu de la fiction, et elle le dit.