Abécédaire pour un tiers-cinéma

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    Par Vincent Dieutre [2003]

    Ce texte est paru dans la revue La Lettre du cinéma, n° 21, 2003, p. 75-85.

    Je le savais : « Être moderne, c’est bricoler dans l’incurable » (Cioran) mais un livre sur Barthes me livre une autre chanson, plus douce : « Être moderne, c’est savoir ce qui n’est plus possible ». C’est l’été et je termine le montage de Mon voyage d’hiver. Paris est désert et je me sens seul, isolé, un peu perdu. De Liège, l’ami Patrick Leboutte me soumet sa nouvelle idée : aux confins du documentaire, de la fiction, de la littérature, des arts plastiques, serait en train de s’inventer un TIERS-CINÉMA, un lieu hybride, insaisissable, que j’habiterais sans le savoir. L’idée me plut. De ce lieu j’aurais aimer dresser une carte, une topographie… Je le ferais un jour. Dans la tiédeur de septembre, j’ai d’abord égrener des repères, des balises, quelques notes que je livre ici, tel quels, en forme d’abécédaire et de résolution de rentrée…

    AKERMAN : News From Home, milieu des années 70. C’est là que tout commence. Pour moi du moins. La première, elle traite le plan comme unité d’une matière cinématographique ; comme élément d’un agencement. À partir de cette table rase, c’est tout le cinéma qu’elle réinvente. Reviendront peu à peu l’acteur (Delphine Seyrig dans Jeanne Dielman), le genre (la comédie musicale avec Golden Eighties), l’adaptation (la Captive, d’après Proust). Mais régulièrement, Chantal nous donne à réfléchir et revient à son point de non-retour fondateur : D’Est, Sud, De l’autre côté, autant de films-installations telluriques qui continuent d’affirmer l’urgence d’un cinéma absolument différent. « Être moderne, c’est savoir ce qui n’est plus possible », disait Barthes. Chantal Akerman sait.

    ART : Le cinéma est une industrie, on nous l’a assez dit. La télévision est un service (public, pour un temps encore), on nous en rebat les oreilles. Peu de gens dans toute cette affaire se soucient d’art. Et pourtant le tiers-cinéma n’en démord pas, le cinéma est aussi un art, au-delà de toute rentabilité, de toute certitude.

    AUTOBIOGRAPHIE : Littérature, arts plastiques, danse même, l’autobiographie surgit de toute part. Comme si tous les récits étaient épuisés, invalidés (voir Fiction). Bien sûr, le roman moderne avait donné l’exemple et ce depuis longtemps. Mais l’autobiographique demeure l’enjeu cinématographique majeur du tiers-cinéma. Dans les sphères dominantes du cinéma, le « je » reste scandaleux, même s’il est acquis qu’il est un « autre ». Narcissisme, élitisme, égocentrisme, tout est bon pour discréditer un cinéma à la première personne. « Tout à l’ego », se gausse-t-on.
    Un « bon » cinéaste n’a pas de corps, il a une équipe ; il regarde ce dont il parle et ne parle pas de ce qui le regarde. Pourtant, dans le tiers-cinéma, on sait bien que le travail consiste plus aujourd’hui en le partage d’une expérience singulière, physique et métaphysique, du monde tel qu’il est, qu’en un rendu si vraisemblable soit-il de l’expérience hypothétiquement commune. Forcément littéraire dans ses balbutiements (Duras, Mitterrand, Guibert), le cinéma du « je », porté par la rébellion DV, commence à envahir le domaine public, au risque de devenir un genre (« mon père est un travesti »). Il est aussi la chance d’une émotion contemporaine enfin à la hauteur de la complexité nouvelle.

    CINÉMA : Regrets infinis de la part des tiers-cinéastes pour le grain de l’image-pellicule, pour le vibratile du défilement. Ne pas s’accrocher à un support défunt, savoir rompre et s’en servir comme d’un remord ou d’un fantôme. Comme si la mort avait achevé son patient travail à 24 images seconde. Continuer de filmer en super-8, en 16mm ou en 35mm, comme on continue à peindre envers et contre toute sagesse, pour la beauté du geste, sans fétichisme aucun ? Question de moyens. Le tiers-cinéma sait tout cela, car le marché l’a contraint à la débrouille bien avant les Dogma et autres esthètes fun d’une ciné-pauvreté de circonstance. Il mélange les supports avec allégresse car notre cinéma est violemment impur. Il n’a rien à perdre parce que tout est déjà perdu. Personne n’échappera au numérique, le tiers-cinéma a appris à faire avec, modestement.

    CINÉPHILIE : Coincée entre une sorte de fétichisme obsessionnel hors de tout propos (dont l’objet demeure le seul dispositif filmique) et la quête tous azimuts d’une beauté de l’image et du son, la cinéphilie reste une notion à repenser en profondeur. « Rome n’est plus dans Rome », le cinéma n’est plus dans le Cinéma : Qui l’aime le suive…

    CRITIQUE : L’aristocratie du cinéma n’aime pas l’attitude d’une certaine critique qui débine à plaisir ses fictions d’auteurs grand genre. Ce qu’on lui reproche surtout, c’est peut-être de mettre à égalité les recherches patientes des tiers-cinéastes et les audaces confortables les plus dérisoires, ou de rappeler tout simplement notre existence à longueurs de colonnes. Ces quelques journalistes inquiets sont les gardes du corps d’un cinéma en mutation. Reste bien sûr à inventer un nouveau discours critique, plus précis qui permettrait aux francs-tireurs d’un peu mieux savoir ce qu’ils font et d’en débattre. Certaines revues (comme La Lettre du cinéma) s’en chargent tant bien que mal. Mais que tous ceux qui persistent à soutenir le mouvement quand tout les pousse à bien vouloir l’ignorer soit remerciés. Le tiers-cinéma leur doit la vie.

    DEBORD : Voir DURAS.

    DOCUMENTAIRE : Boudé par un cinéma d’auteur surpeuplé et jusqu’ici florissant, le tiers-cinéma a été jeté dans les bras du documentaire. Tout ce qui n’est pas fiction, tout ce qui se garde de l’actorat, du scénario (dire dorénavant scriptplay), se réfugie dans le monde accueillant, fragile et curieux, du documentaire en crise. Les tiers-cinéastes se sont engouffrés avec bonheur dans la brèche, même si parfois, ils se demandent un peu ce qu’ils font là. En fait de « vrais gens », ils n’ont guère que leur prochain à proposer et la coupure épistémologique fiction/documentaire a pour eux rejoint l’existentialisme à la terrasse du Flore.
    Le documentaire les a adoptés avec chaleur et intérêt, il continue de payer le loyer et les charges. Ils s’y sentent bien.

    DURAS : Voir GODARD.

    DV : L’apparition de ce petit instrument semble faire trembler les bases du vieux cinéma. Tout un chacun peut désormais se faire son cinéma et c’est tant mieux. S’en suit une crise de légitimité salutaire qui déstabilise les « professionnels de la profession » et qui rappelle le branle-bas de combat chez les peintres officiels quand apparut la photographie. Désormais il n’y a plus de « cinéma amateur » ni de « vrais films », il y a des cinéastes, des artistes, jouant des techniques de leur temps, un point c’est tout. Des têtes vont tomber car très vite une écriture DV spécifique se trame, du Japon à l’Afrique, loin de la fioriture clip… De la préséance honorifique des auteurs à budget, ne reste plus que le cachet des stars et l’effet spécial. Nous sommes bien au-delà de la différence film DV / film pellicule (voir Film), comme du divorce documentaire / fiction. « Grand est le désordre sous le ciel, la situation est donc excellente », disaient les brigatistes. Voir Vidéo

    ÉMOTION : But de l’opération. Vif du sujet. Chaque époque produit sa beauté et son émotion propre. La nôtre, en mélangeant à plaisir ses champs de perception émotionnelle, tant géographiquement (globalisation de l’image) qu’historiquement (cohabitation muséologique de toutes les époques), s’offre un registre hybride, ouvert à tous les exotismes, tous les anachronismes. La loi du genre et les contraintes du marché voudraient contraindre le tiers-cinéma à clarifier ses positions et cantonner le public dans la nostalgie de l’émotion cinématographique d’avant la catastrophe. Mais plutôt que la complainte ou la crispation, les tiers-cinéastes ont choisi d’avancer à tâtons, de traverser cette « crise de l’attention » et d’en défier la complexité : Ils sont sûrs qu’au bout du compte, ils effleureront du doigt cette émotion contemporaine indicible, fluctuante, arborescente.

    EXPÉRIMENTAL : longtemps protégé par ses gestes de rupture radicaux, voilà le cinéma expérimental débordé par son aile gauche. Les artistes s’emparent des caméras pour assumer un travail critique sur le matériau, le dispositif, et les codes cinématographiques. Ils envahissent ainsi un champs laissé vide par les cinéastes professionnels par trop préoccupés de leurs privilèges… ou de leur survie : la Biennale de Venise devient ainsi une mini-Mostra, une forêt d’écrans vidéo virulente et passionnante. Le risque serait de cantonner ce cinéma expérimental critique (post-cinéma), au musée et aux galeries, isolement qui arrangerait bien le business audiovisuel ravi de voit l’art contemporain se charger en douce de la besogne. Mais non, le tiers-cinéma prétend aussi s’adapter au musée et enrichir ses films d’un nouveau savoir jusque-là sans conséquences. Il n’en est pas indemne, au contraire. La force de ce post-cinéma des artistes, c’est qu’il s’en prend au film avec « candeur et brutalité ». Il n’a pas de compte à rendre. Il est donc absolument indispensable au tiers-cinéma, prêt à unir les forces.

    FICTION : Libre transposition d’une expérience en un concentré narratif clos qui en rendait l’usage distractif plus efficace, et mais contenu critique plus allusif. Abandonnée dés les balbutiements de la modernité par les écrivains, sa convention boulevardière la plus éventée continue de régner sur le cinéma de consommation courante, permettant aux seuls acteurs de s’ériger encore en objets d’identification viables. Il faut savoir abandonner la fiction pour mieux la prendre d’assaut.
    Le tiers-cinéma, conscient de cette survivance tenace, préfère rendre compte du monde qui l’entoure, déjà largement saturé de fictions multiples, de personnages composés, et vécu lui-même de plus en plus comme une convention. Le tiers-cinéma raconte lui aussi des histoires… C’est la fiction comme genre, comme figure imposée, comme spectacle, dont on dénonce à présent la tyrannie obsolète, pour mieux reconstruire le récit.

    FILM : Unité de mesure de la fiction ancienne manière et terme anoblissant dont le rituel reste la sortie en salle via la copie 35 mm. Les documentaires de création, les téléfilms, les vidéos et installations d’artistes ne seraient donc pas de « vrais films », ni du cinéma : situation impossible dont beaucoup cherchent à sortir. Comment se réapproprier ce mot magique et faire des FILMS, comme on crée des œuvres ?

    FORUM DE BERLIN : Voir LIEUX.

    FRAGMENTS : On reproche parfois au tiers-cinéma (ou l’on s’en émerveille) son approche fragmentaire du monde. S’il aime tant les bouts, les bribes, les associations libres et les collages, c’est par méfiance d’une réduction linéaire, d’une clarification autoritaire du récit. Après Roland Barthes, après Anne Cauquelin (Court traité du fragment), impossible d’ignorer la violence du langage (fût-il cinématographique) et la tentation manipulatrice du scénario ou de l’idéologie documentaire. Fragmenté, lacunaire, ouvert, le film doute, comme ceux qui le font et le spectateur, enfin pris au sérieux, se voit offrir la chance d’une distance poétique et critique. Le tiers-cinéma condamne le montage comme simple efficace du film, et prétend le réhabiliter comme opération de déconstruction / reconstruction, comme collage de matériaux délibérément arrachés au réel. Le cinéma se doit d’être épars.

    GODARD : « incontournable » personnage dont l’œuvre accompagne l’émergence du tiers-cinéma. Son aura et l’indéniable rigueur artistique de son itinéraire en font un cheval de Troie du tiers-cinéma chez les grands. Les classes dirigeantes aimeraient en faire un cas clinique sans descendance qu’on tolère par compassion et par crainte. Mais la virulence de l’œuvre récente n’a pas pu être totalement neutralisée et si l’influence parfois trop visible de son travail donne lieu à bien des maladresses, elle a aussi fait magnifiquement mouche sur deux générations de résistants audiovisuels. Dans les clubs du tiers-cinéma, Godard, comme Duras ou Debord restent des parrains aussi envahissants (exercices godardiens, debordiens, durassiens, se bousculant aux projections de films de fin d’études) qu’indispensables. Voir Sokurov.

    GUIRAUDIE : Loin du noyau dur parisien et fort d’une bande d’amis-acteurs, Alain Guiraudie continue son « petit commerce de cinéma » vers Toulouse. On peut rompre avec la production officielle en en contestant de l’intérieur les codes ou en les accaparant de A à Z dans l’indépendance la plus radicale. C’est ce dont lui et son gang de Gaillac s’offre le luxe, mêlant fiction, travail documentaire et luttes sociales (Ce vieux rêve qui bouge). Guiraudie instaure la fiction minoritaire, autarcique, comme en roue libre. En une organisation encore plus groupusculaire, Jacques Meilheurat à Auch et les ex-Spy Films dans la Creuse, entament aussi l’érosion du pouvoir parisien invitant le cinéma à se faire voir ailleurs. Si la fiction ne vient pas au tiers-cinéma, le tiers-cinéma viendra à elle.

    INSTALLATION : Tentative souvent passionnante de mise en espace du film dans un lieu donné. Les artistes (Bill Viola, Doug Aitken, Eija-Liisa Ahtila) s’en sont emparés à la mort des supports traditionnels (peinture, sculpture) et l’on pourrait croire ces expériences réservées à la confidentialité muséale. Ce serait compté sans la ferme résolution du tiers-cinéma qui, non content de s’adonner lui aussi à l’installation (Akerman), réfléchit au moyen d’adapter l’idée même d’installation à celle de programmation, quitte à prendre un jour d’assaut les festivals, puis les chaînes de télévision.

    INTENTION (NOTE D’) : Elle est le scénario du tiers-cinéma. On doit nous faire confiance et c’est ce qui affole les instances de décision. « Ne croyez pas le sens, croyez-moi », disait Celan. Le tiers-cinéma défend l’idée de remplacer les commissions de lecture de scénario, par des rencontres, des entretiens, où se déploierait la complexité souvent indicible de nos projets : si nous les filmons, c’est justement qu’ils résistent à l’écriture. Le pouvoir aimerait le beurre (du beau cinéma) et l’argent du beurre (aucun risque, tout est prévu, écrit) ; mais les choses ne sont pas si simples et si les tiers-films ne sont pas chers, le cinéma doit demeurer un risque fou.

    INTIME : Régulièrement opposée au social, au collectif, l’intimité est la sphère d’expérience d’où pourrait s’élaborer un regard contemporain. Si le tiers-cinéma se réfère à l’intime, c’est qu’il ressent l’urgence d’un cinéma qui sait d’où il parle. Cette urgence répond à la surmédiatisation du social, à la prégnance d’un savoir collectif né de multiples discours sans provenance aucune qui produisent à leur tour des vérités de synthèses absolument et nécessairement inconséquentes. Les auteurs du tiers-cinéma, en repartant de l’intime, tentent une lecture plus modeste du monde extérieur en posant la subjectivité de leur regard comme ultime légitimité. Mon cas (Oliveira) n’est bien sur par une généralité, mais quand toute collectivisation du regard devient suspecte, il convient d’en revenir à « l’hypothèse de la singularité », d’en jouer comme d’une arme contre l’inconséquence qui nous tue. L’intime est le dernier recours.

    JEU DE PAUME : Beaucoup de tiers-cinéastes y ont prêté serment. Voir LIEUX.

    JOURNAL : voir LETTRE.

    KAWASE : Tête chercheuse du tiers-cinéma nippon. Petite sœur fragile et forte à la fois. Fêtée ici, presque ignorée au Japon, elle et Nohubiro Suwa nous laissent espérer l’invention d’une internationale du tiers-cinéma.
    Nitsutsumarete, Naomi Kawase
    Nitsutsumarete, Naomi Kawase, 1992


    LETTRE :
    Le tiers-cinéma aime à considérer le cinéma comme une écriture. De là lui vient sans doute cette volonté de revisiter les écritures mineures. Jusque-là abîmé dans l’épique et le romanesque, le cinéma peut dorénavant s’écrire en forme de journal intime ou de lettre. Si l’on observe les récents remous que cause dans le Landerneau littéraire la publication des auteurs du « je », on remarquera que le fait de lancer hors de soi, dans le domaine public, son intimité, continue d’être vu comme un scandale ou une paresse. Le tiers-cinéma revendique cette prise de parole publique du privé : le cinéma est par essence une révélation. Afin de rester apocalyptique, cette projection du soi hors de soi est la chance du cinéma. Le film devient une lettre à l’adresse ouverte. Débarrassé du délai de l’identification à l’acteur, de l’appauvrissement scénaristique, de la distance des genres, le cinéma pourra redevenir tranchant.

    LIEN(S) : Qu’est-ce donc qui nous lie les uns aux autres ? Là est la question. Il fut un temps où le cinéma créait du lien. De la comédie musicale au néoréalisme, le film rassemblait. Que c’est-il passé ? quel cataclysme sourd ? nous ne le sauront sans doute jamais. Ce que nous savons, c’est que les films dominants désormais nous séparent en tant qu’ils sont un divertissement, un dépaysement, censé distraire les individus séparés. Fort de ce constat déjà éprouvé, de la production à la diffusion, c’est tout le cinéma qui est à recommencer à partir de nous, à partir de rien. Le cinéma d’avant ne survivra pas longtemps à cet émiettement de la perception. Le travail est immense mais depuis longtemps déjà, il est commencé. Il ne nous fait donc pas peur.

    LIEUX : Le tiers-cinéma a ses clubs. D’abord on se reconnaît. On se repère ; il en vient de partout, du vernissage des expositions d’art contemporain aux avant-premières des nouvelles formes de théâtre ou de danse. On se retrouve aux projections des mêmes films, on suit les mêmes auteurs. Puis il y a les événements parisiens récurrents, les rétrospectives audacieuses du Jeu de Paume, les soirées pointligneplan, les projections exceptionnelles de Beaubourg ou de la Cinémathèque. Alors on entre en tiers-cinéma. Très vite, un réseau s’est improvisé au gré des initiatives singulières, au travers de toute l’Europe : nos universités d’été, nos congrès. On s’épaule, on se compte, on se rêve, on se lance… À la section Play Forward du Festival de Locarno, aux Visions du Réel de Nyon, au FID du côté de Marseille, aux États généraux du documentaire de Lussas, au Forum de Berlin, on les reçoit, on les protège, on les attend. Le réseau s’intensifie, la liste s’allonge, le public et la presse semblent suivre. Spécialisés ou généralistes, ces lieux et ceux qui les animent donnent aux tiers-cinéastes la force de continuer, d’y croire encore.

    LOCARNO : Voir LIEUX.

    LUSSAS : Voir LIEUX.

    MARSEILLE : Voir LIEUX.

    MEKAS : Cinéaste lituanien parti pour l’Amérique avec la caméra d’un Dziga Vertov dans sa valise. Il a eu la présomption insensée de mettre l’instant en image en le fragmentant à l’infini et y est arrivé parfois. Son ami tchèque Andy Warhol atteindra le même but en distendant le temps réel à mort. Ceux qui gardent espoir en l’indépendance, la grâce, l’enchantement immédiat du regard, leur doivent tout. Leurs films sont-ils des aurores où des crépuscules ? Question de point de vue… Si Mekas est aussi un critique à la dent dure, lucide et vif, Warhol fut par ailleurs un illustrateur fameux. La fragilité de leur cinéma les confine au musée, mais les sons et les images continuent leur travail de sape du cinéma dominant.

    MOGRABI : Tiers-cinéaste israélien à découvrir d’urgence.

    MONTAGE : Le tiers-cinéma se refuse à faire du montage le lubrifiant du mensonge filmique dominant. De toutes parts se fomentent d’autres agencements d’images et de sons. Puisque de toute manière, plus aucune matière n’est manipulée au montage désormais virtuel, toute déconstruction devient possible et le montage n’est plus un simple perfectionnement du vraisemblable. Il est l’espace d’invention du tiers-cinéma : jeu de matière, de frottements, d’impureté, d’installation des possibles. Quant aux machines célibataires qui président à ce nouveau jeu dangereux, elles répondent au doux nom de « bancs Avid ». Avides de quoi ? Voir aussi FRAGMENTS.

    NOMS : Hors les exemples déjà cités, quelques noms de tiers-auteurs, cinéastes et artistes en crise qui pressentent ou ont pressenti que le cinéma d’avant « n’est plus possible » : Judith Cahen, Lionel Soukaz, Pedro Costa (Portugal), Sharunas Bartas (Lituanie), Nohubiro Suwa (Japon), Boris Lehman (Belgique), Sophie Bredier, Anri Sala (Albanie), Valérie Mréjen, Joe Weerasetakul (Thaïlande), Arnold Pasquier, Jan Peters & Helena Vilovitch (Allemagne-France), Sophie Calle, Pierre Huyghe, Christian Merlhiot, Joseph Morder, Danièle Arbid, Jean-Claude Rousseau, Franssou Prenant, Dominique Gonzalez-Foerster, Nicolas Rey, Christelle Lheureux, Claire Simon, Richard Billingham (Angleterre), Viviane Perelmuter, Maïa Gardes, Érik Bullot, Brice Dellsperger… Et tant d’autres, un peu partout, qui cherchent à en sortir… par tous les moyens.

    NYON : Voir LIEUX.

    DES PALLIÈRES : Franc-tireur du tiers-cinéma français. Travaillé par la montée de l’insignifiance, il traîne du côté des lieux de mémoire (Drancy) et des textes, à la recherche de l’innocence perdue (Dysneyland, mon vieux pays d’enfance). S’il se refuse à mettre en jeu directement son corps de réalisateur, sa relecture transversale des genres, l’omniprésence de sa pensée, de sa parole même, en font l’une des figures les plus marquantes du mouvement. Il fomente, paraît-il, une attaque en règle de la fiction…

    Arnaud des Pallières - Is dead
    Is dead, Arnaud des Pallières, 1999

     

    PENSÉE : Certains voient dans la subjectivité affirmée du tiers-cinéma, un repli frileux vers l’individu, faisant résolument l’économie de la pensée. C’est justement parce que la pensée elle-même s’interroge aujourd’hui sur le rapport de l’individuel et du collectif, que le tiers-cinéma, soucieux d’accompagner au plus près cette réflexion, tente de donner une forme filmique à ce questionnement. De l’Abécédaire de Gilles Deleuze au sobre film de Pierre Bourdieu pour Paris Première, rien n’interdit de rêver un cinéma qui pense tout haut. D’art et d’« essais ».

    pointligneplan : Une poignée d’artistes, de réalisateurs, d’amis (dont je suis) décide de fédérer le tiers-cinéma, d’en recenser les membres, les formes et d’inventer un rendez-vous parisien récurrent. Il ne s’agit pas d’y montrer forcément des « bons » films, des films nouveaux, mais d’y cerner un territoire, un champs. Depuis quatre ans, nous le faisons avec joie, soutenus par les uns et les autres, sans stratégie aucune ni ligne éditoriale, en toute liberté. Tant que des gens viennent et reviennent, nous continuerons.

    POLITIQUE : « Pas une minute, pas une seconde qui ne soit politique », disait Marguerite Duras de ses films. On l’a vu : repartir de l’individu, de soi, n’est pas faire l’impasse sur le collectif ; c’est au contraire le moyen d’inventer un autre langage politique, à la mesure d’une donne sociale radicalement nouvelle. Le tiers-cinéma entre en résistance économique en repensant le budget des films, et se fait aussi activiste politique en repensant les rapports du sujet à la société qui l’entoure. Tous désirent l’avènement d’une vraie transpolitique des auteurs. Subversion des genres, parole minoritaire, déconstruction du récit dominant, critique interne des rapports de production et des circuits de diffusion des films : Le tiers-cinéma est le nouvel enjeu politique du champ cinématographique. Les réalisateurs qui monopolisent de fait le discours politique traditionnel et le plaquent plus ou moins heureusement sur leurs produits mainstream, ont beau jeu de renvoyer les tiers-cinéastes à leur introspection douloureuse, mais ils savent en secret que cette révolte les débordera et qu’ils ont fait long feu.

    PUBLIC : ne s’y trompe pas. De plus en plus sensible à ces étranges travaux, il conteste la confidentialité condescendante où l’on voudrait les parquer. Fidèle, exigeant, créatif, le public du tiers-cinéma est postcinéphile : il suit les auteurs dans les salles mais aussi à la télévision comme dans les galeries ou dans les festivals. Il les oblige à un débat plus approfondi et au doute. Si l’on établissait le rapport entre le coût des tiers-films et leur nombre de spectateur, on serait surpris de voir que le tiers-cinéma obtient une audience comparable aux blockbusters les plus racoleurs. Ils rejettent le statut de cinéastes maudits et l’auteurisme grand genre ; ils feront tout pour atteindre l’autre, le faire penser et (qui sait ?) agir.

    RÉFÉRENCES : Le tiers-cinéma ne sort pas ses préoccupations d’un chapeau. D’autres nous ont précédés. Leur liste est longue et s’égrène un peu partout dans les catalogues, les revues et les critiques. C’est le contexte, la généralisation des pratiques indépendantes, l’effritement du cinéma d’auteur, la lassitude des spectateurs face au formatage des films, qui permet de systématiser une conception différente du cinéma. Les tiers-auteurs sont les premiers à revendiquer ces références, à citer, à revisiter, voire à détourner… Ils le savent : « le monde est déjà filmé ».

    SOKUROV SYNDROM : Nihiliste russe tiraillé entre reconnaissance officielle et tiers-cinéma radical. Son travail pour la télévision en fait un affilié incontestable et une antenne slave fiable pour un travail en profondeur sur le tiers-film. Le cinéma dominant tente régulièrement de récupérer certains membres du tiers-cinéma en les anoblissant du titre d’auteur, d’attraction de festival, pour les isoler et mieux les neutraliser en renvoyant leur cinéma à l’exception confirmant une règle morte, au caprice génial. Ce phénomène dit « syndrome Sokurov » a heureusement tendance à disparaître et des circuits de plus en plus visibles, accueillants et indépendants, anticipent largement les OPA « cannoises » sur tel ou tel représentant du mouvement. Ce qui ne les tue pas les rend plus fort. CQFD.

    TÉLÉVISION : Paradoxalement, ce média qui, on l’a vu, est devenu le lieu d’expérimentation du tiers-cinéma est aussi celui qui en parle le moins. Haine de soi, divisions internes… ? Quoi qu’il en soit, tout en permettant aux œuvres d’exister, la télévision continue, via de catastrophiques et partiaux clips promotionnels (appelés bizarrement émissions de cinéma) de servir la soupe au marché américain de masse et à conforter les histrions hexagonaux dans leur statut de starlettes. On répondra que ces contradictions sont inhérentes au système télévisuel. Mais le tiers-cinéma mise sur l’imminente explosion du câble et des réseaux libres pour ne plus figurer en queue de programme et pour qu’on reconnaisse enfin son existence perturbante dans l’arène spectaculaire, en alternative au sitcom.

    VIDÉO : Les tiers-cinéastes ont appris à faire avec (nom de groupe possible : Pragma). Beaucoup tentent encore d’en faire un ersatz de cinéma, et continuent à penser la vidéo en termes de plans, de découpage, de prises… mais la plupart ont compris qu’il faut dépasser cette nostalgie. De ces images métalliques, froides et ingrates, ils n’espèrent pas seulement une liberté économique. Il faut oublier le modèle, inventer autre chose : la sacralisation de la prise, son urgence, la préciosité de la pellicule, ne sont déjà plus qu’un souvenir. Apprendre à faire du films les rushes d’un moment, celui du tournage, capté dans son intégralité, son ingratitude. En naîtra un nouveau récit, à même de défier le devenir-loft du social, les webcam et les caméras de surveillance. De cette crise du support, enfin admise, le tiers-cinéma compte bien envisager un dit du monde contemporain que, seul, il est capable de concevoir. Voir DV.

    VOYAGE : Souvent le tiers-cinéma filme en voyage. Le réalisateur déplacé, son dépaysement, sont propices au cinéma qui le taraude : d’où je filme ? Le cinéma comme exil, le film comme envoi. Les films de voyage ont longtemps servi d’excuse polie à la précarité de ce cinéma ; mais aujourd’hui tous réalisent que cette fébrilité est aussi une force. Volontairement fragile, fugace et dangereux, le tiers-cinéma continuera de voyager, dans l’espace, mais aussi dans le temps. Il n’échappe pas à l’éclatement de soi qui marque la condition postmoderne et la quête de l’origine travaille bien des démarches. Ces positions sont intenables. Si le cinéma ne peut plus être celui des privilégiés, c’est que les tiers-auteurs semblent bien décidés à ne pas contourner cette rupture, mais à la filmer de plein fouet, à la vivre « en cinéma » ; ces voyages inouïs, ils les feront, vaille que vaille.

     

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