À propos de Stridura

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    1946

    par Fabien Danesi [1998]

    Dans un monde survivant après une catastrophe, un homme, attaché à un arbre comme le fut autrefois Saint-Sébastien, attend l’heure de son tourment. Celui-ci prend place dans un terrain vague sur ordre d’un élégant et théâtral bourreau, chef d’orchestre confiné à l’intérieur d’une salle de contrôle d’où il dirige l’ensemble de cette opération. La sentence survient quand les sbires s’emparent du prisonnier pour le faire tournoyer avant qu’il ne s’écroule comme un pantin désarticulé. La dépouille, suivie par le cortège funèbre, est traînée dans les amas de gravats comme le triomphe de l’oppression. Elle n’est
    cependant pas la conclusion du scénario.

    En effet, le court-métrage d’Ange Leccia, réalisé avec le concours du G.R.E.C. en 1979, n’est pas une dénonciation politique d’un quelconque régime mais s’intéresse tout d’abord à la manipulation inhérente à son art. L’image et le son sont travaillés tous les deux par l’incertitude. Le dirigeant est relié à la scène du martyre par une caméra invisible. Le talkie-walkie grâce auquel il entre en contact avec ses subalternes ne donne, quant à lui, aucune information sur les directives car le flux de paroles est parasité, masqué par des
    ronflements métalliques, mêlés à un vent violent. Si cette stridence lie l’environnement rougeoyant, irradié, suffocant, à la pièce des écrans de surveillance bleutés, froids, distanciés, la réalité n’en disparaît pas moins dans la séparation de ces deux univers. Lorsque le commanditaire rejoint le lieu du supposé assassinat, il découvre, pour unique indice de la scène à laquelle il crut assister, le bandeau qui couvrait les yeux du mort. Le spectateur devine de la sorte le véritable aveugle de l’histoire. Le face-à-face était un simulacre, la présidence de cette mascarade ne revient pas à qui l’on croit. Il nous est ainsi
    montré que les moyens de communication abolissent toute faculté de discernement, toute vérité. Les opérations pour que l’image ne s’évanouisse pas sont finalement frappées d’inutilité puisqu’elles servent uniquement à alimenter l’illusion du pouvoir. Le plan des pieds nus marchant sur un brasier de pierres symbolise pleinement cette duplicité : le
    calme du détenu libéré souligne sa capacité de résistance, qu’il doit seulement à l’image. Elle crée ce feu ardent. Elle est elle-même une combustion, une véritable puissance, la première des armes.

    Marqué par une inquiétante confusion entre la victime et son tortionnaire, Stridura est un film schizophrénique, dont l’hallucination révèle la déchirure du titre : en 1979, alors qu’Ange Leccia se trouvait à Paris, certains de ses amis nationalistes étaient emprisonnés. L’homme au bandeau fait écho à l’emblème de son île natale, la tête de Maure, et
    signifie son écartèlement durant cette période. Le bandeau est aussi le signe célèbre de Pier Paolo Pasolini, mort le 2 novembre 1975 sur un terrain vague près de la plage
    d’Ostie, dans des circonstances non élucidées. L’artiste a toujours exprimé son admiration pour le cinéaste et poète italien dont il a choisi ici l’un des acteurs, Pierre Clementi. Ce dernier est le manipulateur manipulé, l’ordonnateur de sa propre duperie, le jouet d’une mise en scène qui lui échappe.

    Il faut alors noter que Stridura apparaît comme un moment d’autant plus particulier dans la carrière d’Ange Leccia qu’il fut sa seule et unique expérience de travail en groupe. Les difficultés qu’il eut avec l’équipe de tournage pour imposer ses idées, notamment dans la direction des acteurs, l’amenèrent à privilégier les arts plastiques où la solitude de la création empêche tout compromis. Reste un court-métrage déjà marqué par sa fascination pour l’image et pour l’énergie que celle-ci peut dégager. L’esthétique des années soixante-dix et l’aspect obsolète de la technologie, loin d’affaiblir son propos, lui confèrent à présent une paradoxale atemporalité.

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