À propos de Bienvenue à Madagascar

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    Entretien avec Franssou Prenant, réalisé par Ahlem Bensaïdani

    Le film n’est pas sur Alger mais à partir d’images d’Alger, que je connais assez bien quoiqu’imparfaitement, dans la mesure principale où je ne parle toujours pas l’algérien, ayant toujours vécu dans un milieu francophone, (et il n’y a pas de cours d’arabe dialectal, j’avais suivi des cours d’arabe classique, mais on m’a découragée : arrête de parler le Coran, parle français comme tout le monde). Des images d’Alger, vues au cours d’aventures urbaines ou tournées en épluchant quartiers et recoins, (que je connais, ai aimés et hantés), un à un (ce qui laisse encore une bonne part au hasard) : les rues, les quidams qui les occupent, la mer, les cimetières, les marchés, les fragments de nature semés dans l’architecture (importante car elle signe la période coloniale), les enfants, les chats, le port, les assis….
    Pas d’entretiens, pas d’interviews filmés. Mais des voix off, des paroles, en surnombre, issues d’entretiens et de conversations qui évoquent : les répressions similaires menées par la France en Algérie et à Madagascar ; l’amour et comment il est (im)praticable ; la religion sa prégnance et son refus ; les moeurs donc ; le passé, plus riche, disparu, évacué ; les guerres (celle avec la France et la civile contre le terrorisme) ; le quotidien et la banalisation – mondialisation du paysage urbain ; la cinémathèque et plus généralement la culture qui tend à se faire rare ; les prostituées des cités pétrolières ; les immigrés espagnols du franquisme et les réfugiés politiques des « pays frères » dans les années 70 ; l’école sous la colonie… Les paroles, les conversations, sont montées en canon ou en fugue, interférant les unes avec les
    autres, intervenant les unes sur les autres, se superposant dans la mesure de l’audible, rencontres simultanées de voix différentes, de telle façon qu’on en saisisse les phrases, mots, intonations que je veux privilégier et faire entendre, politique et souvenirs, éthique et rigolade, colonialisme et marasme actuel, de telle façon aussi qu’elles fabriquent une musique ; et ces paroles imbriquées, manifestant le présent et faisant ressurgir le(s) passé(s) et l’histoire, créent un mouvement entre avant et maintenant, et, décalées, amplifient les images, leur donnent un supplément d’être. Les locuteurs sont des amis ou des connaissances, des jeunes, des plus âgés, et des vieux, comme mon père géographe, spécialiste de l’Algérie.

    Le film est donc cet agencement des images et des sons (ceux ci ne présentant pas de rapports directs avec celles là, ni explicatifs ni commentateurs ) construit au montage, les images glissant d’une facture «poétique » vers l’abstraction produite par leur assemblage en contretemps avec les paroles, même si les unes comme les autres sont chargées de réel et de désirs ; un film polyphonique et décentré qui, au delà d’une description d’Alger, traite du monde, de l’histoire, coloniale aussi bien sûr, de la lumière et de sa beauté, de la déambulation et de la contemplation. J’y suis à ma place (privilégiée car j’ai vécu une existence à part durant ces 10 ans de séjour), à travers une voix off, qui fait des va et vient entre les deux périodes où j’ai habité en Algérie, c’est à dire entre mon enfance et les dix dernières années, et qui investit d’autres territoires tant géographiques que mentaux.
    Cette voix off fonctionne en réponse ou contrepoint aux conversations et entretiens surchargés d’eux mêmes.

    Franssou Prenant

    entretien

    D’où vient l’envie de Bienvenue à Madagascar ?
    J’ai habité dix ans à Alger, je devais finir par y faire quelque chose. Bienvenue à Madagascar est un projet qui remonte à loin, dérivé d’un projet antérieur. J’avais pour ami à Alger le directeur historique (mais pas fondateur) de la Cinémathèque algérienne Boudjemaâ Karèche. Dans la cour de sa maison sur la mer, Les Rochers, se tenaient les week-ends des sardinades bien arrosées où venait tout ce que compte Alger et sa banlieue Paris, de cinéastes algériens ; dans un bon brouhaha tout le monde parlait de tout, avec humour et liberté. Et j’avais eu l’idée d’enregistrer ces conversations chaotiques et décousues mais riches, et de les monter avec des images que j’aurais tournées en S8 dans Alger. Pour différentes raisons je ne l’ai pas fait, puis la Kodachrome 40, ma pellicule d’élection a été supprimée, Boudjemaâ a été viré de la cinémathèque, les sardinades se sont espacées puis ont disparu, du moins sous la forme qui m’intéressait.
    Toutefois j’ai gardé l’idée du dispositif : images et conversations (pas entretiens) off, et quand en 2009, j’ai eu une autorisation de tournage lors de la deuxième édition du festival culturel panafricain (PANAF), après avoir filmé des troupes de danseurs africains (ce qui a donné un film I am too sexy for my body, for my boo-dy), profitant de cette autorisation, j’ai continué de filmer dans Alger jusque fin 2010, moment où j’ai quitté Alger ; en vidéo, car je n’avais ni l’argent ni le savoir pour le faire en 16. Sur un peu plus d’un an donc, pas tous les jours, quand la météo me convenait et que j’avais la voiture. Bienvenue à Madagascar en est résulté.

    Parlez-nous du choix du titre. Comment liez-vous, dans votre narration, deux territoires, situés aux deux extrémités du continent africain ?
    Le titre est explicité dans le film juste avant le carton dudit. Après avoir évoqué en voix off des bribes de souvenirs d’enfance plus ou moins en lien avec l’Algérie, puis mon retour, vingt ans après, je dis passer une porte et on entend alors les voix des employés de l’ambassade, à qui j’avais demandé de me rejouer la scène au son, me dire « Bienvenue à Madagascar Mme l’Ambassadrice » (puisque le territoire de l’ambassade est territoire malgache).
    Le choix de ce titre était de l’ordre de l’évidence ; et ce d’autant plus que la deuxième séquence fait un lien entre la répression coloniale à Madagascar et en Algérie. Tous deux étaient soumis à la même puissance coloniale, pas dans les mêmes conditions mais il y a eu des répressions similaires. Le fait colonial me semble très important ; je pense que le colonialisme et les entreprises coloniales du XIXème siècles ont structuré le monde qu’ils ont atteint et qu’ils influe Autre raison, qui n’est pas des moindres, ce film est un chapelet de déclarations d’amour, la première à mon Excellence l’ambassadeur (c’est le seul locuteur qu’on aperçoive à l’image), j’ai passé trois années délicieuses dans cette ambassade (la résidence était une belle maison coloniale, construite en 1860, sorte de bateau sur la mer et la corniche de Saint-Eugène) puis 7 autres ailleurs mais toujours à la mer et tout aussi agréables, en tant qu’épouse de réfugié politique ; les autres (déclarations) étant à la ville (ville d’élection parmi d’autres, lesquelles ont été détruites par la guerre, alors qu’Alger est pour l’instant rescapée), à ses habitants (mais certes pas à ceux qui sont islamistes), et aux amis dont on entend les paroles.

    Vos images sont-elles très distantes dans le temps, à quelles périodes ont-elles été tournées ?
    Il y a trois temps, trois strates pour ce qui est des images, celles du début des années 2000 en super 8, celles de 2009-2010 en vidéo, et des images que l’on peut dire d’archives, en 8 mm, faites par mon père en 1965.

    Comment avez-vous pensé la structure du film ?
    J’ai construit le film de façon simple et chronologique. Cette chronologie est constituée par les conversations : on part de la colonisation pour arriver au marasme actuel, avec des flashbacks (entre autres avec les textes cités qui évoquent la conquête ou la consolidation coloniale). Ma voix off les relie. Pourtant, je ne me sentais pas au début légitime pour faire ce film, une pudibonderie assez ridicule de ma part. Au cours du montage, je l’ai trouvée cette légitimité. J’ai alors étoffé cette voix off, conçue comme un sentier en pointillés, celui du petit poucet et de ses cailloux blancs, faite de sensations, de souvenirs, de réflexions partielles, et personnelles.

    Qui sont les personnages du film ? Comment les avez-vous rencontrés ? Étaient-ce des conversations informelles ou étaient-elles préparées ?
    Ce sont des amis, des personnes que je connaissais bien.
    Je leur demandais de me raconter à nouveau quelque chose qu’ils m’avaient auparavant raconté. Et à plusieurs, la discussion s’enclenchait et s’étendait.
    Certains étaient réticents, les gens craignent finalement plus le son que l’image ; certains l’ont fait simplement. Avec les jeunes, j’ai commencé la discussion en disant « vous qui êtes jeunes et beaux, vous êtes sûrement amoureux », et la conversation a dérivé, durant trois ou quatre heures. J’intervenais rarement, ils ont évolué dans des sens qui m’intéressaient.

    On entend votre voix dans le film. Vous prononcez vos textes, qui recèlent de (manque la ou changer recèlent) poésie, en prenant vos distances avec les ponctuations et les conventions régissant les intonations…
    C’est un choix et une nécessité. M’enregistrer moi-même m’angoisse, donc mon souffle devient court. Et puis lorsque j’écris, je fais des phrases longues, avec des digressions, et je ne place pas la ponctuation de façon très classique. Je ne connais pas d’ailleurs les règles savantes de la ponctuation, je la place à ma guise.

    Il y a un passage fictionnel avec des couples qui se promènent, lisent, batifolent. Pourquoi cette digression fictionnelle à cet endroit ?
    Cette mini-fiction est tournée (mal) dans le Parc de la Liberté, ex-parc de Galland. C’est un parc magnifique, très bien paysagé, en plein centre ville. Et le repère d’amoureux semi-clandestins, planqués, qui profitent des petits bosquets pour flirter, c’est ainsi je crois qu’on signifie se tenir par la main, s’embrasser légèrement, échanger quelques caresses. Mais ce niveau amoureux est réprimé en Algérie, il faut se cacher pour être amoureux ou avoir même une petite histoire, et de la famille et de la société et de la police.
    Les amoureux du parc ne souhaitaient pas être filmés, et je ne trouvais pas moral ni sympathique de voler des images. Donc, j’ai pensé à ce texte de Rachid Mimouni, « Le Gardien », tiré de La Ceinture de l’ogresse.
    La nouvelle se déroule dans ce même parc. Et cette cassure fictionnelle s’est avérée nécessaire dans le flux « documentaire ».
    J’aime bien la littérature de Rachid Mimouni, son écriture, le personnage. J’ai découvert ses livres en 1999 à la cinémathèque qui en vendait une édition d’Etat très bon marché, et les ai quasiment tous lus. Cette nouvelle qui se déroule dans ce parc que j’aime bien, est drôle, insolente, pleine d’humour, très critique.

    Le début du film est marqué par les évocations de la violence coloniale, sa fin par l’héritage d’une décennie du terrorisme. Quel est le rapport du film au politique ?
    Tous les films que je fais, y compris le film sur les danseurs et les corps, ont un rapport au politique, parce que moi-même j’en ai un. Mais de toute façon, même un film dit de divertissement, avec plein de bruit, d’explosions, de robots, coûtant très cher, a éminemment un rapport au politique dans son but avéré d’assommoir.
    On n’échappe dans aucun domaine je crois, aux rapports de pouvoir, de classe ou de genre ; donc on prend position, on s’insurge, on se soumet etc…
    Je me considère comme un artisan du cinéma, et mes travaux sont les formes de ma rébellion et de mes tentatives de résistance.

    On peut se demander si la fin du film n’exprime pas une nostalgie.
    Nostalgie est un mot que je n’emploie pas, Pasolini, que j’aime, haïssait la société telle qu’elle était devenue dans les années 70, moi également. Je suis conservateur, je n’aime pas, je déteste, la façon dont a évolué et évolue le monde particulièrement depuis la fin des années 80. Tout n’était pas mieux avant, mais dans les mondes que j’ai connus, (il y avait, on trouvait, découvrait des mondes, alors qu’il n’y en a plus qu’un obligatoire, uniforme) des beautés existaient qui ont été arasées, sapées. Le monde « moderne » codifié, imposé, me dégoûte et me révolte .
    La fin du film regrette les années 60 en Algérie. J’adhère aux paroles qui sont dites. Enfant, j’ai vécu en Algérie entre 63, je venais d’avoir 11 ans, et 66. C’est l’une des périodes les plus magnifiques de ma vie, je le dis. Et ce n’est pas un souvenir d’enfance transfiguré, il y régnait alors une grande liberté et une allégresse pleine d’espoir.

    Propos recueillis par Ahlem Bensaïdani

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