À Propos de Des Indes à la planète Mars

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    Entretien avec Christian Merlhiot et Matthieu Orléan réalisé par Olivier Pierre

    OP : Quelle est la genèse du film ?

    CM : À l’origine, une passion commune pour les langues, leur origine, leur histoire. On parlait aussi des langues imaginaires, des différentes glossolalies, certaines poétiques, d’autres mystiques.

    MO : Il y a quelques années, j’ai travaillé au Centre Pompidou avec Raymond Hains qui m’a transmis sa passion pour les mystificateurs et les délirants et m’a parlé d’Élise Müller. Il la voyait comme une ancêtre secrète des poètes Bernard Heidsieck ou François Dufrêne.

    CM : C’est le livre de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars, publié en 1900, qui nous a fourni les informations les plus complètes sur Élise Müller. Mais sous la plume de ce médecin, titulaire de la chaire de Psychologie à l’Université de Genève, c’est un personnage de fiction qui prend corps et qu’il invente sous le nom d’Hélène Smith. Flournoy considère son personnage comme un sujet d’analyse et tente de donner corps à quelques concepts pré-psychanalytiques dans son récit. Ce qu’il ne voit pas, c’est qu’il est lui-même, dans cette rencontre avec Élise Müller, un formidable amplificateur des facultés créatives du médium.

    MO : Non seulement Flournoy est un amplificateur, mais il est aussi l’objet central de nombreux fantasmes et rêveries d’Élise. Il serait exagéré de parler d’une histoire d’amour entre eux, parce que tout a lieu sur un autre niveau : celui du langage et non celui du corps et des sentiments. Mais d’une certaine façon, une fois la séance commencée, il forme avec elle un couple, avec son histoire, son fonctionnement, ses diffractions et ses interdits. Dans son étude, Flournoy omet complètement la question du transfert. Il se voit comme un témoin neutre, ce qui est totalement faux.

    OP : Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le compte-rendu de ces séances de spiritisme par rapport à l’étude de Théodore Flournoy ?

    CM/MO : Pour nous, questionner ce phénomène des langues après Flournoy c’était évidemment revenir vers Élise Müller et écouter ce qu’elle dit. Or ce n’est pas chez Flournoy qu’on entend sa voix, toujours tronquée et recouverte par celle du professeur. Par contre, dans une post-face à son livre, réédité au Seuil en 1983, Mireille Cifali, mentionnait une documentation peu étudiée qui complète le récit de Flournoy : Il s’agit des comptes-rendus de séances de spiritisme tenus par l’un de ses collaborateurs : Auguste Lemaitre. Ce déroulé chronologique retrace avec une précision remarquable l’origine des romans subliminaux et l’apparition des langues. C’est à partir de ces documents que nous avons construit notre récit. Ils authentifient le contenu des séances et portent la signature des participants. Mais plus encore, la nature de ces notations, prises dans le flux des séances, laisse affleurer une réalité qui précède toutes les interprétations. Ce texte n’enferme pas Élise Müller dans un personnage de fiction. Sa glossolalie n’y est ni une parole réincarnée ni une pathologie mentale mais un état du discours, transcrit dans son unité et son contexte. Et ce contexte, absent des transcriptions de Flournoy apparaît comme une chambre d’écho. C’est le lieu où s’expose en pleine lumière le jeu d’influences qui donne sa nature au récit du médium.

    OP : Le film ne représente pas ces séances, mais privilégie la parole et son pouvoir d’évocation, l’invention de langues imaginaires, à travers un dispositif particulier, la lecture de ces documents par des comédiens. Pourquoi avoir choisi un plateau de radio pour mettre en scène cette lecture ?

    CM : Toute la question était de savoir comment travailler à partir de ce texte. La première évidence c’est qu’il ne fallait pas le réécrire ou l’adapter mais seulement en retirer ce qui nous menait vers d’autres pistes. Nous avons beaucoup débattu la question de représenter ou non ces séances, comment les transporter par exemple dans un contexte contemporain, comment éviter l’effet pervers d’une adaptation historique. Nous avons exploré de nombreuses pistes et puis un jour, la radio, le studio, l’immatérialité des voix livrées aux ondes hertziennes s’est imposée comme une piste de travail très sérieuse. Nous avons pris rendez-vous avec Frank Smith et Philippe Langlois, les producteurs de l’Atelier de Création radiophonique de France Culture et exposé notre dispositif de travail : un enregistrement radio doublé d’une documentation filmée des acteurs au travail.

    MO : Le studio d’enregistrement radiophonique est un espace hostile et libre à la fois. Un espace dédié au jeu et à l’altérité, soumis à toutes les fréquences invisibles. C’est aussi un “non-lieu” et c’est la raison pour laquelle nous avons très vite eu le souhait que les acteurs soient habillés d’une manière personnelle et décalée. On pourrait dire : ils se sont préparés. Mais pour quel voyage ?

    OP : Comment avez-vous envisagé le passage de ces séquences de médium aux scènes jouées en Inde avec Mireille Perrier, du huis clos à des paysages infinis, de l’ombre à la lumière ?

    CM/MO : Quelques mois après le tournage, nous avons projeté un montage des séquences filmées en studio. Ces images brutes et sophistiquées manquaient de contrepoints pour permettre des décrochages, sortir la caméra de l’espace médiumnique et revenir au studio le regard rafraîchi. On est parti en Inde pour chercher l’idée de ce pays qu’aurait pu s’en faire notre personnage depuis sa Suisse natale. On ne savait pas très bien ce qu’on allait filmer. On a seulement tracé un itinéraire et décidé de chercher, avec Mireille Perrier, les points de contact entre ce pays, son personnage et l’espace médiumnique.

    OP : Le film devient ainsi l’enregistrement d’une lecture, un document sur des comédiens au travail d’où naît une fiction singulière.

    MO : On quitte les acteurs pour aller vers les personnages. Peu à peu, l’asservissement au texte s’estompe au profit d’autre chose de plus spontané. Les acteurs lèvent les yeux de leur papier, comme imprégnés de tous ces mots qu’ils ont fini par retenir sans s’en rendre compte. On avait l’impression d’une apesanteur telle que même les langues imaginaires devenaient naturelles.

    OP : Des Indes à la planète Mars peut-être alors vu comme un documentaire sur Mireille Perrier, un éloge de la grâce d’une actrice.

    CM : Mireille Perrier, naturellement, vient pour nous de ce cinéma contemplatif, amoureux et sublime qui lui a donné son identité. Ces films nous ont accompagnés secrètement, peut-être parce qu’ils étaient trop proches et qu’il fallait trouver notre place à côté de ces expériences de cinéma. Si le film se déplace aussi sensiblement vers une forme d’éloge de l’actrice, c’est à la mesure de la présence généreuse, pleine et entière qu’elle a su accorder à ce film. Le voyage en Inde a été une expérience commune plus qu’un séjour de travail.

    MO : La voix de Mireille est le fil qui nous a permis d’entrer conjointement dans le film, dans l’âme du personnage, et la grâce de la comédienne au travail. Cette polysémie était primordiale pour que le film prenne toute son ampleur. Ce qui a permis que, par contraste, les moments indiens soient plus silencieux. Silencieux peut-être, mais certainement avec le souvenir de sa voix en écho.

    OP : Au fil du film, la fiction semble rejoindre le documentaire, ou inversement, jusqu’à l’apothéose finale.

    MO : La fin est un instant libératoire. À la radio, dans les derniers instants, Élise Müller est seule. Plus autonome que jamais, mais totalement abandonnée et trahie. Nous ne voulions pas finir le film sur une note de désespoir et d’échec. Même seule, elle est réconciliée avec son projet, et avec elle-même. L’apothéose n’est pas réelle, certes, mais il nous plaisait d’imaginer que, peut-être réfugiée à tout jamais dans son imaginaire, le personnage y aurait trouvé une forme d’harmonie et de complétude. C’est comme ça personnellement que j’ai aimé Élise Müller. Avec sa force. Le dernier plan est sa victoire, et aussi la réconciliation avec l’actrice. Pendant le film, les tensions personnage/actrice sont fortes : l’actrice commence par chercher le personnage, l’apprivoiser. Puis c’est au tour du personnage de l’emporter sur l’actrice, de l’entraîner dans son tourbillon. Seul le dernier plan, peut être, montre une réconciliation des deux : le bonheur de l’actrice et celui du personnage. On ne sait plus alors où commence le documentaire, où finit la fiction. Mais ce plan se nourrit du voyage imaginaire qui vient terminer là son onde de choc. Il n’a pas de sens en tant que tel, et ne dit rien de plus sur le monde. Le documentaire et la fiction sont partout, à rythmes variables, mais jamais en opposition.

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