Bouchra KhaliliLa Fabrique des films

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Projet

Seule la main qui efface peut écrire

En 2009, j’ai séjourné pendant près d’un mois entre la Cisjordanie et Jérusalem-Est, où j’ai tourné le troisième volet de The Mapping Journey Project (2008-2011). Ce projet initié fin 2007 visait à « cartographier » des voyages clandestins dans l’aire méditerranéenne, en une forme de dérive continue entre Marseille, Ramallah, Bari, Rome, Barcelone et Istanbul. Dans chacune de ces villes, j’ai demandé à des personnes, forcées de voyager clandestinement, de dessiner littéralement leurs trajets sur des cartes géographiques, tout en décrivant ces trajets le plus précisément et le plus factuellement possible. Les huit vidéos de la série forment ainsi une constellation de trajets clandestins et invisibles, qui est aussi la traduction temporelle, spatiale et imaginaire de ces récits où l’existence se trouve en état de latence.

Mais la série est aussi devenue une collection –au sens de collecte– d’existences clandestines, inspirée par ce que Michel Foucault avait écrit à propos de La Vie des hommes infâmes, ces hommes qui vivent à la périphérie sociale, politique, territoriale, et qui sont un jour pris dans les filets du pouvoir. De ce point de vue, j’ai aussi conçu le projet Mapping Journey comme une « anthologie d’existences », dont « les vies singulières, (sont) devenues, par je ne sais quels hasards, d’étranges poèmes ». La géographie du projet s’est imposée dès sa conception et la place de Ramallah y était écrite d’emblée. L’occasion de m’y rendre est venue avec l’invitation d’ArtSchool Palestine, une organisation de promotion et de diffusion d’art contemporain à Ramallah, qui invite régulièrement des artistes du monde entier à produire des projets en Cisjordanie. Là-bas, j’ai réalisé Mapping Journey #3, qui montre l’impossibilité pour un jeune Palestinien de Ramallah de rendre visite à sa fiancée à Jérusalem. Quatorze kilomètres les séparent.

Mais parce qu’il est de Ramallah, ce jeune homme n’a pas le droit de se rendre à Jérusalem. Sur une carte de la Cisjordanie, il dessine les routes parallèles qui lui ont permis de contourner les checkpoints et le mur de séparation. Dès mes tout premiers projets, mon travail s’est toujours accompagné d’un processus volontairement « non-archivique ». Sans doute en raison de la nature de mon travail, de ses conditions de production et de tournage : sans autorisation, souvent dans une forme de clandestinité temporaire, transitoire et nécessaire. Surtout en raison de la situation de clandestinité que vivent les personnes qui participent à mes projets, parce que beaucoup sont des exilés, ou, comme c’est le cas pour le jeune homme de Mapping Journey #3, parce qu’une occupation rend impossible de se déplacer librement.

Mais pour tourner Mapping Journey #3, se fondre dans le paysage, devenir invisible, n’était pas suffisant. Il fallait détourner l’attention, inventer des leurres en produisant d’autres images, des images fausses, celles d’un séjour imaginaire d’un mois à Jérusalem où je me suis livrée à un inventaire touristique, avec ses passages obligés. Tout en réalisant Mapping Journey #3 à Ramallah, j’ai aussi séjourné à Jérusalem pour y réaliser près de deux cents photographies en essayant de reproduire le plus fidèlement possible l’esthétique de cet « art moyen » tel que l’a décrit Bourdieu. En tournant aussi plusieurs heures d’images en vidéo, empreintes de cette fiction de vacances en Terre Sainte. Cette fiction était « écrite » en vue de la fouille dont je serai l’objet à l’aéroport au moment de mon retour. La fouille et les interrogatoires ont duré plusieurs heures. Avec une grande minutie, chaque image a été vue, chaque « fausse » photographie, chaque « fausse » vidéo. Le « vrai » matériel a été mis en lieu sûr avant mon départ, remis à des personnes de confiance, qui se sont ensuite chargées de me l’expédier après mon retour. D’autres projets ont été réalisés depuis, dont les dernières étapes du projet Mapping Journey, avec ses huit vidéos et ses Constellations, une série de huit sérigraphies. J’avais décidé dès l’origine du projet Mapping Journey de ne jamais montrer les cartes qui ont servi à la production des vidéos, mais uniquement les tracés des dessins originaux traduits sous forme de constellations d’étoiles, posés sur des fonds bleus, qui rendent indiscernables le ciel et la mer. Là encore pas d’archive, pas de document qui restituerait les étapes de production. Rien ne reste de ces projets sinon les œuvres.

Vues de l’exposition

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