Projet
Si c’est une île, c’est la Sicile
Fabriquer un film est un appel (impérieux, absolu, exclusif) auquel je réponds. Ce peut être un titre qui surgit : « C’est ici que je donne des baisers » dans La Mort de Tintagiles de Maurice Maeterlinck, mis en scène par Claude Régy au Théâtre Gérard Philipe en 1997. Ou « Celui qui aime a raison » attrapé au vol à la sortie d’une projection de pointligneplan à La fémis ; déclaration du cinéaste Vincent Dieutre, formule qui ramasse soudain un sentiment, des images, des sensations et qui annonce le film. J’ai dans mes notes des titres comme des formules magiques éteintes et qui attendent.
Vient le temps de l’écriture : le scénario, ses versions, ses lectures ; des abandons et des retranchements. Le titre demeure comme une attache au premier mouvement du film, même s’il disparaît. Ainsi J’ai un fiancé s’est transformé en Démolir ! puis L’Italie au terme d’une écriture de quatre années et trente versions successives.
Je fabrique un nouveau film : Si c’est une île, c’est la Sicile (titre trouvé au fond d’une assiette à dessert) qui raconte l’histoire du dernier film. Pas le mien ! Celui du cinéaste Arnold Pasquier qui tourne à Pantin un documentaire avec un groupe d’artistes fuyant la menace de leur disparition. Car tous les artistes s’évanouissent mystérieusement de la surface de la terre. Ces exilés sans œuvres, sans lieux de diffusion, sans publics, retranchés dans un conservatoire de musique inventent une vie nouvelle, une société qui est elle-même l’invention d’une forme d’aimer.
Le film est réalisé sans scénario et à partir de titres proposés aux acteurs lors de sessions d’improvisations. Les réponses sont mises en scène, filmées et composent l’histoire, fragment par fragment. De mon point de vue de réalisateur qui fait partie du groupe de fugitifs, j’oriente les questions vers ce que je veux voir (une dernière fois ?). C’est une conversation avec ce que les acteurs veulent montrer. Le film est à la fois l’histoire d’un groupe d’expulsés de l’intérieur et le témoignage d’un groupe au travail. Tout est dans le champ : le décors, les acteurs, l’équipe technique qui entre dans la fiction au même titre que l’architecte, le danseur, le poète. Le film s’illumine le jour où nous sommes rejoints par un directeur de la photographie. Il est musical si un musicien compose et joue en direct. Et il sera toujours dansant parce que je m’intéresse aux mouvements entre les gens.
J’expose tous les éléments de la fabrique : le lieu, Pantin comme une île, territoire qui retient provisoirement les artistes au seuil de leur disparition ; les acteurs dans leur propre rôle (je laisse à chacun le choix d’interpréter une discipline artistique, puisqu’il n’y a pas d’œuvre à créer, mais une absence de pratique à penser) ; et l’équipe du film qui est le film, au miroir du film.
Le cadre étant posé, cela permet de me concentrer sur l’autre « appel » de mon cinéma: le visage. Qu’a-t-il à me dire qui me regarde ? Qu’est-ce qui recommence toujours ? Qu’est-ce que je fabrique là ? Une vie nouvelle à chaque plan, l’invention d’une relation qui dure (le temps d’un plan). Une bonne journée de tournage, c’est un jour où l’on a été heureux ensemble, sans s’en rendre compte.