À propos de Platform

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    par Emeric de Lastens [2010]

    Alphavilles

    « La forme d’une ville change plus vite, on le sait, que le cœur d’un mortel. »
    Julien Gracq, incipit de la Forme d’une ville

    Le néo-quartier d’affaires Euralille ; ceux clinquants et monumentaux de l’Est londonien ; les inter-zones aménagées des proches aux lointaines ceintures de Paris (dans l’ordre, La Défense, la dalle Beaugrenelle, les portes de Bagnolet et de Bercy, l’aéroport de Roissy) ; les labyrinthiques et modernistes trames de Francfort et de Chicago ; l’espace autoroutier, linéaire et étendu, de Miami ; les mixtes complexes de grandiose architectural et de solitude portuaire de Rotterdam ; enfin, les vides et les pleins de Tokyo, empire des signes et des lignes de fuite urbaines.

    Tournées et montées entre 2002 et 2008, les douze étapes successives de la série de films Platform dessinent un trajet imaginaire en forme de spirale, rencontrant, ici et ailleurs, les espèces d’espaces de transparence et de logistique dont un Virilio ou un Baudrillard ont pu faire la théorie critique : négation de l’expérience, simulacres d’urbanité dédiées à l’indifférence de l’échange fluant, décors édifiants, sans adhérence et grisants, où s’échouent les mythes futuristes, quand la ville post-moderne semble tout à la fois une fourmilière hors-sol et un château de sable.

    Platform dresse, en première approximation, le portrait générique et panoptique de la mégapole contemporaine, celui de ses ultimes strates entrelacées, le plus souvent en s’excentrant de son cœur historique : architectures verticales de verre et de béton, flux horizontaux de circulation routière, zones de transit, esplanades piétonnières, métro aériens et parkings, intervalles péri-urbains en friches.

    N’étaient les particularismes du mobilier urbain et de la signalétique, rien ne vient plus distinguer une ville d’une autre, constat d’une évidence que Platform rehausse, autre évidence qui frappe à chaque plan, de sa grandeur plastique. Ignorant le pittoresque, Platform découvre l’uniformité architecturale et topographique des nouveaux espaces urbains façonnés par le capitalisme avancé et mondialisé. Monumentalité des façades transparentes et réfléchissant l’environnement s’élevant vers le ciel, efficience des flux réglés de circulation automobile à leurs pieds et extension indéfinie de leurs chevauchements, brefs passages de quelques passants à travers ces espaces décentrés et tertiaires, produisant une étrange impression d’entropie et d’évidement. L’ensemble Platform déclare cette étrangeté, ce vertige calme et quotidien né du croisement sans fin ni finalité apparente de l’éternitaire et du temporaire. Ce, en investissant et en renouvelant, avec rigueur et acuité, la puissance de description pure de l’image analogique, dont la ville moderne est le motif princeps. Baudelaire l’avait paradoxalement entrevu en niant à la photographie toute vie et toute puissance poétique, tout en y décelant avec crainte une forme d’extinction, qui n’était autre que le visage pétrifié et sans porosité de la métropole moderne en devenir.

    Qu’est-ce qu’une description pure, et pourquoi sans doute le tissu urbain moderne en ressort-il intrinsèquement ? C’est, par la négative et pour en appeler aux mannes de Benjamin, une image suspendant l’expérience et l’interprétation symbolique, une image à sens unique. Une découpe entre deux instants, un intervalle qui ne fait rien d’autre que décrire ce qui passe, ce qui attend, ce qui s’installe, ce qui parcourt. Des verticales et des horizontales, des unités mobiles et des formes immobiles, des arrêts et des trajets, du rien et de l’événement soudain, sans nom – la description pure est à l’art ce que la réduction phénoménologique est à la philosophie.

    Or, les zones réifiées de la ville hyper-moderne ne font plus paysage ou composition, foyer de rencontres ou théâtre social. Une succession d’intervalles, de trajets et de micro-événements, de zones en attente, le sentiment d’un éternel et toujours recommencé présent, pour tout dire un précis de disparition. Ce que devinaient déjà autant les prises fantomatiques d’Atget que les symphonies urbaines à la Ruttmann et Vertov, quand bien même les montages croisés et rythmiques visaient à édifier la figure de l’organisme social. Et autant les labyrinthes et les passages selon Benjamin que les exaltations cinétiques des futuristes. Le mystère et la beauté sans doublure de nos mégapoles, de leurs prouesses architecturales et de leurs maillages circulatoires, résident entièrement dans l’expérience de temps légèrement suspendu, conditionnel, qu’elle impose.

    Les opus de Platform se gardent bien de toute référence explicite, mais reconduisent cette impression de suspension temporelle, épousent ces lignes de fuite artificielles et ces visions anticipées d’un monde optique et fantasmagorique où l’utopie s’est solidifiée, le mouvement historique dissipé en circulation continue. Tranchants, ils se refusent calmement à documenter et à cartographier les lieux, à informer sur les architectures ou à raconter la vie d’un quartier, de la description panoptique seule dérivant des embryons de récits latents.

    Chaque film procède par une succession de vues plutôt courtes, sans soucis de structure rythmique spécifique et préétablie. Vues toujours  prises sur pied, majoritairement fixes, parfois fixées à un mobile, voiture ou métro, le temps d’un travelling qui déplace les lignes, creuse son sillon dans le tissu urbain. Parfois, plus rarement, un panoramique ou un travelling optique. La majorité cadre un plan d’ensemble à la grande profondeur de champ, dans lequel s’inscrit en général quelques immeubles, une rue ou un croisement, un peu de ciel. Par intervalles, une grille, un arbuste ou un véhicule obstrue le premier-plan, un piéton traverse le cadre sans crier gare. Les très rares gros plans isolent de splendides détails, principalement floraux, contrepoints « florissant » dans l’opus final sur Tokyo. A cela s’ajoute une grande variété d’axes, assez souvent de légères plongées ou contre-plongées.

    Ce sont des coupes, des découpes volontiers anodines, dans un entre-deux flottant entre la carte postale (mais manque un motif d’élection apparent) et l’image de vidéo-surveillance (mais manque le surplomb, la plongée systématique).

    Elles forment parfois de micro-ensembles faisant le tour d’un lieu ou d’un repère, ainsi l’immeuble en L de Rem Koolhass au centre d’Euralille dans Platform #1. Mais le plus souvent, le montage agit par accumulation atopique, discontinuités spatiales reliées par les raccords virtuels entre des mouvements, des trajets contraires de piétons ou de voitures se répondant, et par les analogies de formes urbaines d’échelles variables. Surtout, la durée de chaque vue semble déterminée en fonction non seulement de celle des phénomènes mouvants, mais aussi d’un calcul imprévisible entre la répétition et la variation, l’immobilité et le changement saisi, le rien et l’événement impossible à anticiper.

    Ainsi, sur la dalle centrale d’Euralille, ce piéton déboulant soudainement pour mieux rebrousser chemin, seule véritable présence avec celle des branches d’un arbre agité par le vent au plan final ; ailleurs, à la Défense, le reflet ponctuel des « salary men » passants sur une rambarde vitrée, ou à Londres, l’éclat reflété, soudain après qu’il se soit découvert, du soleil couchant sur une façade majestueuse de building. A Chicago, l’événement d’une fumée sortant d’une cheminée d’immeuble, ou celui d’une sculpture rouge au design abstrait, autour de laquelle plusieurs plans varient les angles et les échelles, rimant à distance avec un parterre de fleurs rouges – indices écarlates, exorbitants dans ces décors aux teintes discrètes d’asphalte, de marbre et de béton, formant un secret rébus distribué par endroits, dans les interstices entre les monuments immarcescibles de la fière cité du Bauhaus triomphant.

    Chaque film alterne ainsi subtilement fascination du vide et de l’immobilité éternelle des pierres, ballet mécanique des transports, et prise soudaine d’une présence, à la fois fugace et obtuse – une vie comme légèrement somnambulique, réglée sur on ne sait quelle loi d’alternance entre hasard et nécessité, dont les rares silhouettes, passants entr’aperçus, défilent à la lisière du fantastique, tels les figurants anonymes « d’une fiction dont ne subsisteraient que des plans de coupe », selon la belle remarque d’Érik Bullot.

    Le choix de la raréfaction, l’absence de foules et l’esseulement d’humains souvent minuscules dans les plans d’ensemble, active par moments le rêve angoissant de la ville déserte ou endormie à jamais –   se remémorer le matin de l’Homme à la caméra, seulement peuplé de mannequins en vitrine avant que le grand organisme social se mette en branle, ou les avenues évidées de Paris qui dort, où l’opérateur était obligé de suspendre in extremis ses panoramiques dès qu’une silhouette se devinait bord-cadre.

    Mais ici, des décennies plus tard, la mécanique urbaine n’a plus besoin d’être arrêtée tel un ressort avant son jaillissement, ou la vie quotidienne suspendue aux fins d’un récit surréaliste. Les fictions latentes qu’induisent l’aléatoire apparent des vues et les enchaînements et intervalles discrets entre mouvements et monuments, ont affaires à la seule littéralité de ces passants traversant des perspectives abstraites : le dernier des hommes n’est pas une légende, mais le seul statut symbolique du figurant ordinaire et anonyme des inter-zones de la ville hyper-moderne, sans histoire ni destination visible. Des solitudes passant une certaine unité de temps dans des solitudes, au sens étymologique de lieux non ou peu habités.

    Ce registre fantastique discret et ambivalent, bien qu’émanant de vues littéralement documentaires, n’est pas simplement le produit d’une absence de commentaires et d’explications. Vue après vue, à travers le maillage des signes et des architectures décrites, il est celui, d’un rapport de plasticien au temps, identifiant la durée au cadre, la succession des instants au mouvement apparent des lignes, l’événement soudain à la pointe figurale, l’énigme des choses aux collapses du montage. En bref, d’une position particulière du regard, se maintenant dans le no man’s land entre subjectivité et objectivité.

    Les vues composant Platform ne sont en effet pas plus des impressions subjectivisées que des enregistrements objectivisés. Le titre de l’ensemble et les diverses acceptions de « plate-forme », « avancée», « niveau » ou « programme commun »,   pourrait indiquer la nature de ces plans. En termes de position spatiale, Cédrick Eymenier semble souvent situé sur des pseudo plate-formes : dalles, terrasses, sorties de tunnels, bas-côtés, ponts, voire ascenseurs panoramiques à Chicago. Même les plans de rue à hauteur d’homme semblent pris depuis une certain retrait, affirmant le cadre comme position nécessaire, structure recueillant les choses dans sa « plate-forme ».

    C’est moins un motif précis qui dicte ses choix qu’une certaine géométrie du lieu découpé, une vibration de la surface ainsi exprimée. On reconnaît là l’art du photographe qu’est aussi Cédrick Eymenier, dont le travail s’inscrit notamment dans la tradition américaine, Philip-Lorca diCorcia ou Eggleston : une abstraction des surfaces sensibles du monde, qui, tout en affirmant le cadre et les lignes, recueille la lumière du monde, ses reflets et éclats. Mais ses plans ne sont en rien des photographies prolongées, et pas seulement parce que certains sont en mouvement. Si l’on peut retrouver des motifs similaires, et la même attention cristalline et poétique à une couleur vive, à un reflet sur une vitre, à une silhouette humaine ou un élément végétal, l’intensité des plans de Platform résulte avant tout de leurs durées somnambuliques et des respirations du montage, de la traversée calme et sidérante des apparences qu’entreprennent durées et respirations.

    Ainsi, de mémoire et parmi tant d’autres exemple possibles. Aux rouges et fumées de Chicago répondent en contrepoint la temporalité dynamique des travellings pris depuis le métro aérien ; aux panoramiques légers sur les façades londoniennes, le mouvement des ascenseurs extérieurs ; à la sortie congestionnée d’un tunnel de la Défense, un écran géant comme abandonné au milieu d’une place, retransmettant, seul mouvement à l’image, une partie de tennis ; à un parking de Miami sur fond de building où trône un arbre imposant, un avion zébrant le ciel poursuivi par un zoom ; aux vues surplombant un échangeur autoroutier, le profil d’un taxi jaune au chauffeur désœuvré venant occuper le plan, ou encore le détail d’un homme refaisant son lacet (Chicago, à nouveau, qui apparaît comme la ville de toutes les échelles) ;  au vert d’une cabine téléphonique, le rouge d’une boîte à journaux à Rotterdam, ville des couleurs crues. Raccords ponctuels ou à distance, que l’on est jamais certain de n’avoir pas halluciné, tant la description pure produit une vision hypnotique.

    Platform saisit par ces multiples résonances muettes entre ce qui se meut (les voitures, souvent), ce qui vibre (les arbres), ce qui point (les reflets lumineux), ce qui colorise (les objets) et ce qui demeure (les bâtiments), résonances qu’exprime un montage sans « effet », c’est dire aux potentialités maximales. Résonances muettes, car les films de la série Platform sont par essence muets. La belle intuition du vidéaste, lui-même musicien (la bande-son de #08 Frankfurt est une composition de son groupe, Cats Hats Gowns), est d’avoir confié leur bande sonore à la fine fleur de la scène expérimentale (entre autres, Sogar, Sébastien Roux, Taylor Deupree), dont les compositions intègrent et entrelacent les sons ambiants de la ville, semblant les transfigurer, soit en s’y superposant soit en s’y substituant, en cristaux métalliques, en modulations basses et continues, en vibrations angoissantes, qui rencontrent et rehaussent l’arrière-monde fantastique latent. Musiques envoutantes, entêtantes, mais qui n’accaparent pas les images, ne redoublent pas les descriptions pures de leur propre temporalité. Des intensités sonores qui désignent l’intériorité mutique et l’étrangeté flottante de la mégapole, des reflets, des carrosseries et des fleurs de béton devenus notes, des flocons de sons devenus liant, raccordant les vues et finalisant les ensembles. La musique comme vecteur, ligne générale du temps, parole muette de la ville, circulation du tout, réservoir de récits fantastiques. Rarement dans une création contemporaine trop souvent marquée par des synergies superfétatoires, annulant l’un par l’autre images et musiques mal associés, a-t-on vu une adhésion si nécessaire et fine,  une hétéronomie des moyens et des fins : il semble que de ces bandes, nulles autres images ne pourraient naître en imagination que celles de Platform.

    Il serait erroné, enfin, de penser que Platform ressort d’une démarche conceptuelle, prédéfinie. La logique de la série s’est constituée en acte, par la découverte de chaque espace urbain, et l’on peut constater une progression, tant dans les motifs que dans les figures visuelles qui transcendent leur être-là.

    D’abord le « proche », Lille, Londres et les gammes sur ce Paris périphérique étranger à son cœur historique et toujours plombé d’un ciel gris éteignant toute la mythologie du flâneur, gammes s’achevant, comme un désir d’ailleurs, à l’aéroport de Roissy. Puis le « départ », avec ce premier trajet en ouverture de Platform #08,  l’entrée dans Francfort par de longs plans autoroutiers nocturnes. Ces vortex visuels marquent, à l’image de ceux d’Alphaville ou de Solaris, l’entrée dans un temps plus ample, une ambiance d’anticipation dont ne se départira plus la série. Enfin le « lointain ». Si chaque ville recèle un drame géométrique et une vibration climatique propres, les opus 09, 10 et 12, respectivement Chicago, Miami et Tokyo, ont valeur d’apothéoses. L’observateur lointain (européen) découvre des espaces urbains certes semblables par leurs infrastructures, mais comme chargés d’hétérotopies, aux visages de temples à ciel ouvert, de vitrines, jeux vidéo ou parcs d’attraction, de canyons, déserts ou jardins. Ce qu’expriment aussi bien l’ouverture de #09 Chicago et ses deux monumentaux travelling verticaux et aériens, suivant sa rivière et ses lignes de chemin de fer jusqu’au ciel enfumé, que l’alternance vertigineuse à Miami des plans de voitures vues et de vues de voitures (prises depuis le véhicule).

    Et enfin, à Tokyo, la longue séquence décrivant les méandres infinis de la ville nippone, la caméra comme fixée à la proue du sinueux métro aérien, d’une station à une autre, une onde musicale tenue sans fin épousant les courbes décrites. Immémorial tour de manège dont l’effet de sidération renoue avec ce genre d’attraction filmique très en vogue à la naissance du cinéma, ces premiers travellings par caméras embarquées dans un train et traversant des paysages saisissants de ravins et tunnels. Au bout de l’hallucinant et fantomatique trajet, c’est comme si la fuite du temps s’était-elle même suspendue avec l’arrêt du métro, que nul ne conduit ni n’attend plus. Après cette vue immense (il y a en fait plusieurs plans, mais ne formant qu’une même coulée), qui pourrait marquer le terme utopique ou anéanti de Platform, la ville étendue entre chien et loup apparaîtra comme une succession de natures mortes apaisées, « zen », s’achevant dans une zone indistincte entre nature et cité, deux jardiniers préparant future une  pelouse en balayant la terre. Suggestion possible, un zoom dénotatif sur leur geste nous y enjoignant, d’un cycle saisonnier qui renvoie la mégapole à son statut de décor fantastique et sans doute transitoire.

    Traversant nos lieux abstraits, décrivant leurs révolutions perpétuelles sourdement rongées par l’entropie, s’installant dans le temps pure des cités de verre au cœur introuvable, Platform dévoile le secret logé à la surface même de leurs miroitements labyrinthiques toujours plus complexes et solitaires, faisant de la mégapole le lieu même de la dépossession et du songe : quelque chose comme la terrible beauté de l’impermanent.

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