Par Yannick Haenel
C’est à la galerie « La Vitrine », à Paris, un soir de janvier 2006. On est plongé dans le noir. Un film tourne en boucle ; il est projeté sur toute la surface du mur. La salle est envahie par les images. Elles semblent venir habiter l’espace où les spectateurs circulent. Certains regardent le film debout ; d’autres s’assoient par terre. C’est un film de Cédrick Eymenier : Chicago Loop. Il fait partie de la série Platform — le 9ème de la série. Je laisse le film m’envelopper doucement. Des enfants jouent dans le noir, ils viennent mélanger leurs silhouettes à la projection. Je me suis allongé, la nuque appuyée contre le mur. Je regarde une deuxième fois le film. On entre dans Chicago Loop par le ciel, et déjà des lignes ouvrent à d’autres lignes : tracé des routes, bandes blanches, rails, un maillage renforcé encore par les axes de circulation, les ponts, les façades vitrées des immeubles, avec leurs étagements de lignes en hublots, et la pointe des antennes paraboliques. Le souffle de la rumeur urbaine se mêle aux nappes de cristaux sonores de Fennesz. Ces cristaux la débordent. Les lignes glacées du mobilier urbain deviennent chaudes : le regard de Cédrick Eymenier y mêle une arrivée de fleurs jaunes et rouges ; un feuillage cézannien embrase tranquillement une esplanade de métal. Et surtout, on entre dans la ville. Il y a un plan qui revient tout au long du film, un plan gris-brun en mouvement. On est dans le métro aérien, en tête de wagon. Cédrick Eymenier filme à travers la vitre, comme si son œil perçait la ville et s’introduisait dans ses lignes. Ce plan du métro aérien qui avance doucement entre les grands immeubles de verre crée de l’air dans le quadrillage. Traverser le corps de la ville, c’est peut-être le projet de #09 Chicago. Cédrick Eymenier ne dit rien. Et son « ne pas dire » n’est pas non plus une posture de langage. Pas de mises en rapport pittoresques, pas d’accentuation narrative, ni de micro-scènes qui « en diraient long ». On est dans le laisser-être. Ce qui parle, c’est le béton, le métal, les rails. Ce qui parle, ce sont les reflets, les angles, les passages. L’œil met en mouvement les couleurs et les matières.
Il ne s’agit pas pour Cédrick Eymenier de redessiner une topographie des lieux urbains, ni même de documenter une architecture parallèle. Murs, façades, angles d’immeubles, bretelles d’autoroute et parkings forment un tracé urbain. Mais Platform travaille par prélèvements : toutes ces lignes sont recueillies comme des matériaux — de pures formes qui se déploient entre elles à travers une boucle musicale. Ainsi Cédrick Eymenier mobilise-t-il des éléments par la musique qui les soulève. L’œil choisit, l’oreille distribue. Ça procède par collages. Chaque élément est entraîné dans un jeu de propulsion séquentielle qui dessine autre chose qu’une topographie de fragments urbains. La forme qui se déploie au montage ne se réduit pas à un quelconque portrait de la ville : c’est un précipité d’intensités. On est alors constamment au bord de l’abstraction. Ou plutôt, comme si les images tournaient sur elles-mêmes en toupie, on évolue dans une temporalité vibrée. Il y a un grand calme dans l’ivresse. C’est par l’ivresse qu’on atteint le point de véritable sobriété. Regarder les films de la série Platform, c’est faire l’expérience d’un débordement. Ainsi dans #01 Euralille, où la montée en puissance des textures sonores de Giuseppe Ielasi exacerbe jusqu’à la saturation la platitude vide des esplanades, des parkings, des rangées de voitures ; elle pousse ce réel jusqu’à l’impossible, comme si l’architecture des abords de la gare allait exploser. L’accident n’est pas loin, il rôde, comme le signale furtivement le passage d’une camionnette rouge des secours. Et dans chaque film de la série Platform, vrillant sa surface, on pressent, au cœur des boucles, une possibilité de déchaînement. Comme si la fixité du métal des villes et le mouvement perpétuel des voitures et des trains qui les traversent formaient, de manière invisible, l’accès progressif à la monstruosité. Même s’il n’y a pas de secret dans les images de Cédrick Eymenier, si elles se résorbent toutes entières dans l’excès de leur propre étalement, le monstre est là. Il n’est pas caché, ni même en retrait — il s’est incorporé à chaque détail, diffracté jusqu’à l’inapparence. Dans chaque plan où le trop-plein des mouvements se dissout et neutralise le fonctionnement des va-et-vient, la possibilité de la ville comme monstre semble pointer.
Que se passe-t-il dans Platform ? Un territoire se découvre qui est détaché des polarités, des codes, de la reconnaissance des villes. À force de filmer ce qui est, on passe au-delà des repères. Pas besoin de grandes démonstrations esthétisantes. Ça vient tout seul. Il suffit d’ouvrir l’œil, de se faire un œil qui ouvre, une oreille qui entend ; et de créer les conditions de sobriété où la perception est amenée à elle-même. Alors l’itinéraire formé par la dizaine de films de Cédrick Eymenier ne tend plus que vers lui-même ; il ne cherche ni à indiquer ni à orienter. Il ne cherche pas un lieu où aboutir, mais semble étirer le tramage du temps lui-même. Dans #10 Miami, les signes distinctifs de la géographie sont minimes : deux palmiers au bord d’une friche fixent, avec un peu d’ironie, la teneur de l’ancrage. Mais tout de suite, ce qui se montre, entraînée par la texture épaisse des rouleaux sonores de Stephan Mathieu, c’est l’absence des corps. L’espace est entièrement tramé de lignes. Chaque parcelle d’image est barrée à l’horizontale. Ce sont des ponts, des grues de chantier, des bretelles de circulation, des rampes de feux de signalisation. Ils coupent les volumes de respiration. La voiture d’où les images sont prises semble traverser un espace hoquetant, morcelé dans sa syncope. Ce qu’on appelait un « paysage » se résorbe dans Platform à une confrontation de matières : le métal des voitures et celui des façades. Voitures et façades cohabitent comme des formes pures. Ces formes brillent. Elles échangent des reflets. Allument leur présence dans l’instantanéité du passage. L’espace « humain » n’existe plus. Dans Platform #10 Miami, il n’y a personne dans les rues, on ne voit que des voitures aux vitres teintées, pas de corps. Les trottoirs semblent ne plus exister. La bordure entre la route et les immeubles s’est effacée au profit de la seule conjonction des reflets du métal.
Au fond, une œuvre d’art ne fait que ça : libérer des conjonctions. Les villes de Platform sont des stocks de temps ; les rapports de masse entre matière et vide installent du temps futur concentré. Il s’agit, pour un artiste, de faire voir ce stock — de l’ouvrir. C’est-à-dire de l’inventer. Le monde qui a lieu dans Platform est composé de vides et de pleins, ou plutôt d’accélérations et de freinages (on le perçoit aussi dans Night Drive, un film de Cédrick Eymenier qui n’appartient pas au dispositif de Platform). Ce jeu dans le montage permet de laisser passer ce qui a lieu dans la vision elle-même : c’est-à-dire la formation d’une intensité. Comme un écrivain condense mille fragments de temps pour faire une phrase, les agencements de Platform condensent des milliers d’instants pour faire un flux. L’espèce de glissando serein qui s’active d’un film à l’autre ouvre ainsi un registre de variations : tonalité de malaise pour #08 Frankfurt, tonalité dispersive pour #10 Miami, angoisse de l’engrenage pour #03 La Défense (Paris), bonheur fixe pour #09 Chicago. Mais à chaque fois, c’est le temps lui-même qui a lieu. Et le coeur de Platform — sa révélation calme — c’est que le temps a lieu sans les hommes.
Quelque chose, dans ces films, semble méditer. Quelque chose semble se méditer sans personne. Sans aucune intervention. Les moments d’apesanteur de Platform #09 Chicago ouvrent ainsi un espace où la lumière et le temps coïncident à travers des formes. Cette méditation n’a pas d’objet. Une méditation n’a jamais d’autre objet qu’elle-même. Chez Cédrick Eymenier, ce sont les voitures — redevenues volumes, surfaces, matières —, qui pensent. J’affirme qu’ici on voit les voitures penser. C’est elles qui captent la lumière des villes, ce sont des provisions de reflets qu’elles redistribuent par leur circulation dans l’espace. Dans la série Platform, les voitures sont des porteuses de temps. (Pas étonnant que par ailleurs, le travail photographique de Cédrick Eymenier multiplie les images de voitures).
L’espèce de fluidité nappée qui constitue la substance musicale de ces films conduit à une extase suspensive. Le cœur du temps est un repos — un repos qui condense l’étendue de tous les mouvements. D’où la sérénité qui parcourt ces images, comme si leur vitesse se déduisait des différences de repos qui la composent. Dans les boucles de Platform, dans la jouissance de ses croisements, dans le mouvement de ses carrefours, s’ouvre une sensation de repos. Il s’agit moins de géométrie urbaine, que d’une expérience de vision du temps. VOIR LE TEMPS : on dirait une formulation théologique. Voir ce qui arrive dans le temps. Ce qui vous arrive quand vous êtes dans le temps. Peut-être, dans ce qu’on nomme la « vie quotidienne », est-on presque toujours en dehors de l’existence ; peut-être passe-t-on notre temps, précisément, à ne pas être dans le temps. Être dans le temps, c’est peut-être ce qui advient dans Platform. La puissance, disait Kerouac, c’est de se tenir au coin d’une rue et de ne rien faire. Être là, c’est la puissance même des intensités. Il y a un certain laisser-être dans les films de Cédrick Eymenier, qui les rapproche discrètement du zen, où l’éclair, à force d’être au bord d’advenir, advient comme bord — c’est-à-dire comme devenir-imperceptible de toute chose. Le repos cristallise tous les mouvements ; ils se recueillent en lui, l’éclosion est toujours imminente et elle a lieu à chaque instant. Ainsi du temps.
C’est pourquoi l’hypnose, si présente dans l’art contemporain, avec son esthétique de fascination somnambule, n’est pas l’horizon de Platform. Au contraire, son horizon est le réveil. Aucun flou, aucun trouble. Netteté absolue des lignes. Les volumes sont de la lumière ; et les lumières sont des volumes. L’espace est dégagé. Les signes sont ouverts. À chaque instant, le temps se réveille.