Récit d’une discontinuité
Vincent Dieutre, par Jean-Charles Masséra [1998]
Des plans de réalité non réconciliés
(indifférence et Histoire)
À l’image, des tirs de missiles dans le ciel de Bagdad… Nous sommes en 1991, l’opération Tempête du désert vient de commencer… Puis un homme… ou peut-être un père, dans une rue de Rome, un homme assis par terre qui tend désespérément la main aux passants pour obtenir quelques lires. Dans ses bras, un adolescent – son fils ? – qui n’est pas maître de son corps. Il a la bouche ouverte, sa tête ne cesse de retomber sur l’épaule de l’homme, ses yeux sont perdus dans un ailleurs auquel nous ne pouvons avoir accès : un adolescent qui n’a pas ou n’a plus sa raison. La caméra est au ras du sol. Plan fixe. Indifférents, nonchalants ou affairés, les passants traversent le champ… Des passants dont on ne voit que les jambes… Des passants qui ont certainement la tête ailleurs – hors champ. La position basse de la caméra et le plan fixe comme redoublement du point de vue du laissé pour compte… Une caméra qui refuse de suivre les mouvements de la communauté (le travelling), une caméra qui prend le parti d’un point de vue frontal sans commentaire. Un point de vue qui dure et qui s’imprime à la surface de notre conscience spectatrice. Une demande (la mendicité) que notre conscience passante ne supporte plus et que notre conscience téléspectatrice relativise dans le nombre toujours croissant d’informations concernant la pauvreté. Un point de vue que l’on ne connaît pas. Dans la conscience occidentale, le regard porté sur la pauvreté est un regard qui se penche sur le pauvre (la condescendance). Quand il ne se détourne pas, le regard du passant ou du caméraman est toujours penché sur (la plongée)… Déplacer notre regard. Passer du coup d’œil jeté en passant (le regard vers le bas) au regard frontal (la caméra posée à ras du sol). Un point de vue frontal qui place notre œil au même niveau que l’homme et son fils, à ras du sol, sur le trottoir. Soit la mise en scène de deux plans de réalité (celui du laissé pour compte et celui du passant) qui ne se croisent que sur le mode de la condescendance, de la compassion ou de la pitié (l’aumône). Nous sommes dans les dernières minutes du film… En voix off : « Denis chante toujours de sa belle voix chaude… et j’ai envie de le prendre dans mes bras, là, au milieu des touristes et des traînards qui encombrent les escaliers, tellement il incarne ce qu’aurait pu être ma vie. […] La ville se précise… Églises et palais semblent maintenant à notre hauteur, le vacarme de Rome éclate de partout et déjà l’incroyable violence du monde d’en bas commence de réveiller ma lucidité, un instant désarmée par la magnificence du crépuscule et la certitude fugace d’être là. Le paysage, Rome, l’art et l’histoire se dissolvent peu à peu dans le détail des souvenirs hideux disposés sur les marches pour les touristes et dans les ignobles petits trafics de la Place d’Espagne. Alors, je repense aux années perdues ici, à ceux qui les ont croisées, à ceux qui sont morts et à ceux qui vont mourir. Je regarde autour de nous et me demande si ce que je vois valait tant d’efforts et de souffrances pour refaire surface et vivre encore. Denis, lui, semble ne pas voir tout cela, fort de son innocence, de sa grande culture et de sa légèreté. L’insouciance de son chant seule me retient de céder à la lassitude. Il me protège de son bras et de ses beaux yeux gris. »… Violon… « Nous continuons à marcher côte à côte. Je le sais maintenant : nous n’avons jamais rien fait de mal. Immanquablement, il va falloir que les choses changent. » La voix se tait. La main de l’homme est encore tendue… L’attente de quelques lires dure (le temps de l’indifférence)… Il serre son enfant dans ses bras, puis décide de partir. Restent un pan du mur décrépi et les pas nonchalants de quelques passants, mais l’image des deux malheureux a déjà impressionné notre regard. Le Concerto da chiesa n° 4 en ré majeur d’Archangelo Corelli peut désormais accompagner ce que nous ressentons jusqu’au générique de fin… Nous emporterons cette ultime image et ces derniers mots : “Je le sais maintenant : nous n’avons jamais rien fait de mal”.
La voix off vient de nous retracer pendant soixante-huit minutes la trajectoire d’un homme enchaînant les expériences amoureuses et les fixe. Une trajectoire où le besoin d’amour et le besoin de poudre organisent peu à peu la totalité de son emploi du temps (« Mes apparitions au travail tiennent du symbolique. J’y touche mon chèque et basta »). Soixante-huit minutes de monologue renvoyant à un imaginaire structuré par ces deux registres d’expérience. Soixante-huit minutes de monologue qui commence avec un sexagénaire en uniforme, « assez rond, plutôt petit » pénétré maladroitement sans salive ni crème à proximité d’une voie ferrée, pour se poursuivre dans les boîtes de nuit ou dans les appartements au « confort glacé » et au « fonctionnalisme anguleux » typiques « de ce bon goût international gay qui fait des ravages de Rome à New York » et se terminer dans une promenade près de la Place d’Espagne avec Denis, que « j’ai envie de prendre dans mes bras, là, au milieu des touristes et des traînards qui encombrent les escaliers, tellement il incarne ce qu’aurait pu être ma vie ». Un monologue qui ne trouve dans l’image aucune traduction, aucun écho. À propos de ce parti pris, Vincent Dieutre : « On parle souvent de fond sonore. J’ai voulu faire un fond visuel. » Un fond visuel dans lequel se succèdent des images de Rome, entrecoupées d’images prélevées dans le paysage audiovisuel (actualité, publicité, fiction) ou dans les jeux vidéos. Un fond visuel qui n’entretient aucun lien spécifique avec le monologue. Un fond visuel qui est là, comme un paysage familier, un paysage géographique (Rome) et audiovisuel (la télévision) dans lequel on vit sans que notre existence fasse corps avec lui. Soit une succession de plans de réalités qui défilent lentement devant notre conscience spectatrice ou passante – le temps de se laisser impressionner par un pan de mur, quelques gouttes de pluie, un carrefour désert, etc. – sans jamais entrer en interaction avec l’expérience que nous rapporte le narrateur. Quand ce dernier évoque une situation, le lieu que nous avons à l’image n’est jamais celui dans lequel se déroule – ou plutôt, s’est déroulé – cette même situation. L’absence d’images spécifiquement liées au récit signifie-t-elle que la trajectoire que nous rapporte le narrateur n’a pas de représentation ? Faut-il lire dans ce parti pris esthétique un redoublement de l’invisibilité relative d’un mode de vie non hétérosexuel dans l’espace public ? Si la prise d’héroïne est condamnée par la loi, cette même prise doit-elle être également privée de représentation ? La voix off qui tente de rendre compte de l’expérience « des ornières de la poudre » agit-elle comme un substitut de cette absence de représentation ? Un substitut qui serait le rapport (le récit qui rend compte de) de ce que l’on n’a pas pu voir ? À défaut de rémunérer ce déficit de représentation, Rome désolée paraît privilégier la formulation de l’expérience par la parole. Une formulation qui agirait comme une tentative de mise en récit d’une existence qui ne parvient pas à faire récit (« […] l’héroïne qui me donne pour l’instant, au-delà du plaisir, au-delà de la beauté de Rome, le seul sens que mon existence ait jamais su prendre »). En l’occurrence, le fond visuel agit comme le cadre de cette parole. L’enchaînement des longs plans fixes (le fond visuel) comme mise en forme de l’incapacité à articuler sa propre subjectivité avec le monde (Rome) tel qu’il nous est donné (désolée). Soit la mise en forme d’un rapport de discontinuité entre le monde et soi. Le non-enchaînement (l’absence de liens) des images – des images qui ne renvoient à aucun autre regard qu’à un regard passif sur l’environnement – comme signe de cette incapacité à faire récit, ou plutôt comme signe d’une existence qui ne se vit plus comme un enchaînement d’événements mais comme un manque d’intensités.
En parallèle de ce récit d’aventures et de shoots (l’histoire de soi), des images de télévision filmées à même l’écran… Des spots publicitaires et des bribes de fiction qui agissent comme des projections collectives ou des extraits de journaux télévisés qui sont supposés rendre compte de l’actualité (l’histoire collective). Des images diffusées (l’offre des produits et le traitement des faits) dont on a coupé le son, comme si les rumeurs du monde n’étaient plus enregistrées par nos consciences téléspectatrices. Un monde ouaté dont les produits (la toute nouvelle préparation pour spaghettis Ragu) et la fureur (des bombardements sur des cibles stratégiques en Irak lors de la guerre du Golfe) parviennent à la surface de notre conscience (en inserts) sans bruit. La coupure du son comme mise en forme d’un état de distraction… Distraction d’une conscience qui s’absente du monde. Si les images publicitaires renvoient à un usage de produits (l’offre) qui ne correspondent pas à ma demande (l’état de manque), alors ces images ne me parlent plus (l’absence de son). Si l’annonce de la mort d’un compagnon occasionnel frappé par le sida ne me touche plus (« j’ai un moment cherché dans mon cœur la trace d’une émotion, d’un quelconque chagrin, mais je n’ai rien trouvé ») alors, les raids sur Bagdad que semblent commenter quelques responsables politiques devant les micros de la Rai ne peuvent plus me concerner. Les produits et l’état du monde peuvent alors défiler dans le cirage. La faible définition des images filmées à même l’écran comme mise en forme du cirage. L’absence de liens spécifiques entre le fond visuel et le monologue comme révélateur d’une coupure – celle qui se joue entre le sujet et l’Histoire dans laquelle il ne parvient plus à s’inscrire. L’absence de son comme mise en forme de la discontinuité consumée entre ce qui est perçu comme un environnement dans lequel on ne trouve pas sa place et une conscience de soi qui s’énonce dans un mode de repli. Le monologue comme mise en forme d’un recentrement sur soi (le soliloque) au détriment de toute relation à l’autre (le dialogue). Récit d’une conscience décollée de tout ce qui excède mon emploi du temps…
Si loin (le fixe et l’Histoire)
Plan fixe. Dans la nuit romaine, les néons bleus d’une enseigne d’hôtel. En voix off, à propos de sa vie : « Une grande partie m’en échappe, vécue dans cet interstice entre la vie et la mort où je passe le plus obscur de mon temps. Trop d’écarts, de corps à peine connus qu’oubliés, d’ébauches de décisions avortées, patinant dans les ornières de la poudre pas chère […]. Une infinité de minutes perdues à attendre fébrilement dans les cafés du Trastevere. Si je n’en regrette pas une, elles sont pourtant là qui s’accumulent derrière moi pour me rappeler que tout cela aura une fin, la mienne. L’aboutissement logique de ces désirs sans objets, sans larmes, excepté les pleurs théâtraux d’un drogué indifférent. Trop de morts derrière moi qui s’amoncellent, sans qu’aucun ne m’ait réellement manqué, comme me manque chaque soir, vers cinq heures, l’héroïne qui me donne pour l’instant, au-delà du plaisir, au-delà de la beauté de Rome, le seul sens que mon existence ait jamais su prendre. » Au milieu du récit, après avoir précisé que Johnny devait l’attendre « avec, en poche, tout ce qu’il me faut pour être heureux », la voix du narrateur se tait. S’ensuit un long silence sur un fond visuel nocturne… Le long silence comme évocation d’un moment où le sujet perd toute distance avec son expérience pour se laisser totalement absorber par son intensité. Une perte de distance (la médiation de la voix off) qui condamne toute possibilité de représentation. Une conscience qui s’absorbe dans le fixe, s’abstrait du monde. Cut. Apparaît un présentateur de journal télévisé… La voix off d’un envoyé spécial de la Rai se substitue un instant à celle du narrateur pour commenter les craintes d’une attaque à l’arme chimique en Israël. La rumeur du monde – ses images et leurs commentaires – défilent alors en continu, comme les images de la chaîne américaine CNN… Le temps du fixe comme temps de l’oubli de l’Histoire (la mise à l’écart de la communauté). Zapping. Images publicitaires d’un couple heureux, sillonnant en vélo une petite route de campagne, saluant une connaissance au moment où celle-ci les double en voiture… coupant à travers champ, histoire d’arriver avant tout le monde pour déguster la toute nouvelle préparation à la viande Star : la sauce Ragu… Le temps d’antenne se substitue au temps de l’Histoire… Un temps d’antenne où les produits côtoient les actualités dans un flux ininterrompu d’images désormais indifférentes. Cut. Devant une vitrine de magasin d’électroménager, des passants s’arrêtent devant un mur de téléviseurs (la multidiffusion du monde)… Un mur d’images contradictoires du monde, une multitude d’écrans entre le monde et nos consciences qui y prêtent une attention passante quelques secondes, puis repartent. Cadrage sur une humanité tout aussi indifférente à l’Histoire que le petit cercle du narrateur qui se sait condamné à court terme. Fin du fixe. Retour de la voix off du narrateur… Une voix off toujours aussi centrée sur son emploi du temps et toujours aussi indifférente aux images de Rome (les plans fixes) et aux images du monde que nous offrent les médias (le flux continu).
Plan rapproché sur la vitre arrière d’une caravane : « Senza casa. » Revendication pour le droit au logement ou insulte plaquée sur un abri de fortune indésirable ? Abri pour des personnes sans abris ou caravane de passes ? Dans un autre plan, une autre caravane avec une autre inscription, une autre revendication : « Je suis un être humain. Pas une bête. » Des images qui resteront sans suite et sans commentaires. Une voix off qui ne commente que la dimension privée de son existence, une dimension dans laquelle les autres n’ont aucune place. La voix off (hors du monde) comme mise en forme d’un récit de soi coupé de toute expérience de l’Histoire collective et de l’espace public. Une voix off en dehors du monde et de l’enchaînement de ses images (la perte de sens). Une Rome et un monde hors du champ de la conscience du narrateur enfermée dans un soliloque (la solitude) et un récit de rencontres qui n’ont d’autre sens, d’autres raisons, que celui de leur succession (les aventures sans lendemain). Une voix (une conscience de soi) qui ne parvient pas à se projeter dans les images d’une Rome étrangère aux événements qui constituent l’emploi du temps de cette même conscience. Une conscience qui ne parvient plus à cultiver sa relation aux autres sur un mode autre que celui de l’indifférence (« là, à côté on tabasse Marina et j’avoue que cela ne me préoccupe pas si ce n’est dans la mesure où le shoot de la journée est lié au déroulement des opérations »). Plan fixe sur quelques seringues usagées, abandonnées dehors : « Je gagne les toilettes pour un premier fixe. […]. J’entends le téléphone sonner. Ça n’a pas arrêté depuis mon arrivée. Mais le silence qui s’ensuit, au moment même de l’extase du flash, semble signifier un événement. Tout cela est à cette seconde si loin de moi, je suis si concentré sur mon bras et mon plaisir. Quand je regagne le salon, je constate la soudaine pâleur des visages. On vient de retrouver Luigi, mort dans les toilettes d’un café du Trastevere. Je ne ressens rien. »
Pour en finir avec le montage idéologique(la vie est dans les rushes)
Lors d’une rencontre… : « Je veux qu’il jouisse doucement, qu’il prenne le temps de m’aimer un peu. […] Gianmaria a joui sans m’attendre et il est déjà debout. Moi, allongé là comme une tache sur la moquette trop épaisse, je n’ose parler. Il me dit qu’il est l’heure pour moi de partir. Je me sens abattu, vexé, floué. » À l’image, le quartier d’une ville entièrement dévastée par des bombardements. Comment appréhender un tel mixage ? Comment articuler cette image de l’humiliation et du drame collectifs avec le récit d’une humiliation privée, anecdotique et relativement peu signifiante en comparaison des sentiments qui peuvent traverser les habitants dépossédés de leurs biens et peut-être privés de leurs proches ? De quel rejet parle-t-on ? Peut-on ériger le drame éphémère et privé d’une aventure frustrante et humiliante face à la mort qui frappe une population entière ? Serions-nous arrivés à un stade de l’Histoire où le culte de soi et la culture de la seule sphère privée oblitéreraient désormais toute conscience de l’Autre ? Serions-nous arrivés à ce stade ultime de la suprême indifférence ?Si ces images n’activent guère notre conscience des différentes dimensions que peuvent recouvrir un conflit armé dans une région éloignée des lieux où nous vivons et des situations que nous connaissons, peut-être est-ce parce que ces mêmes images – leur sélection, leur traitement, leur nettoyage, leur montage et leur mixage – ne sont pas conçues dans un rapport de spécificité avec l’objet dont elles sont censées rendre compte. Au-delà du fait que les images du conflit qui opposait les alliés à l’Irak en 1991 étaient choisies par le Pentagone – des images où les corps au combat, les corps meurtris, ou tout autre image pouvant activer une quelconque réaction d’hostilité à l’opération Tempête du désert en Occident était systématiquement censurée – la conception de l’information par l’image fait généralement abstraction d’un travail de recherche quant à une mise en forme spécifique, en phase avec son objet. Quelle que soit la nature de l’information, la forme reportage est invariable dans ses composantes (du rythme d’enchaînement des images au débit d’énonciation dans le commentaire, en passant par les formules, les cadrages et les plans employés ou encore par le type de situations filmées), comme si une même forme, un même langage, pouvaient rendre compte de toutes les situations, indépendamment de leurs caractéristiques spécifiques. Dans la forme reportage, l’image est toujours pensée comme une forme destinée à donner un cadre au commentaire. Du cadre/décor devant lequel notre envoyé(e) spécial(e) nous informe des derniers événements survenus « ici » au cours des dernières heures (une rue passante, un bâtiment officiel, etc.) au cadre/ambiance où comme vous pouvez le constater sur ces images la situation reste très confuse (un plan général sur des camions transportant des civils, un plan éloigné sur un nuage de fumée se dégageant à l’horizon ou encore, dans le film qui nous occupe, des gens mettant leurs masques à gaz dans la crainte d’une attaque à l’arme chimique, etc.) en passant par le cadre serré sur un détail décontextualisé, voire abstrait de ses conditions d’apparition (un enfant regardant l’objectif de la caméra, un véhicule calciné, une personne traversant rapidement une rue avec un seau d’eau, etc.), les images diffusées par les télévisions occidentales agissent comme des images destinées à reposer l’œil pendant que notre attention est appelée à se concentrer sur le commentaire. L’indifférence des images – qu’elles soient publicitaires ou destinées à informer sur l’actualité – résulte souvent de leur soumission au texte. Quant aux rédactions des grandes chaînes de télévision, depuis la guerre du Viêt-nam, elles ont appris à se passer d’images.Dans le cas de Rome désolée, le monologue, sa forme, tente de faire corps avec son objet : « L’endroit est typique de ce bon goût international gay qui fait des ravages de Rome à New York. Même confort glacé, même fonctionnalisme anguleux. […] La solitude et l’égoïsme y plombent les objets d’une lourdeur figée. Personne ne peut vivre là complètement. Mais Gianmaria circule avec aisance dans son espace. Il est à son image : dur, élégant et pratique. » Le choix d’un registre lexical spécifique, la concision des adjectifs et des propos ou encore le débit d’énonciation semblent motivés par les situations et les personnes qu’ils décrivent. La lenteur du débit d’énonciation et l’enchaînement d’adjectifs qualificatifs précis permettent de concentrer notre attention sur chaque mot. De même que la longueur des plans fixes – qui ne répondent à aucune logique, à aucun enchaînement narratifs – permet à notre conscience spectatrice de s’attarder sur chaque image (la devanture d’un magasin, la façade d’une habitation, une ruelle, etc.). En l’occurrence, les mots et les images ont le temps d’impressionner notre conscience. Dans le débit d’énonciation médiatique (le commentaire, la promotion, le slogan, etc.), aucun temps, aucun intervalle ne sont laissés à notre conscience – contrainte d’absorber des informations, sans avoir la possibilité d’en faire résonner les éléments, sans avoir le temps de les mettre à distance (la dimension critique).
À défaut de rendre compte du monde que l’on nous diffuse (l’information), Rome désolée nous propose un modèle de transmission de l’expérience : Expérience d’un lieu ou d’une situation, en posant la caméra devant une portion de paysage et en laissant le monde tourner – le temps que l’image se construise, le temps de se laisser impressionner par l’image… Expérience d’une trajectoire individuelle souvent privée de représentation, en construisant un texte qui n’entretient aucun lien avec l’image.
The Need to Be Loved, the Shoot and Resolution 678. Tales of a fragmented Life
by Jean-Charles Masséra
Non-reconciled reality levels
(Indifference and History)
Onscreen missiles are fired in the Baghdad sky… We’re in the year 1991. The Desert Storm operation has just been launched… Then a man appears… maybe a father, on a street in Rome, a man sitting on the ground, hopelessly reaching his hand to the passersby to get a few lira. In his arms, a teenage boy – his son? – has lost control over his own body. Mouth gaping, he keeps slumping on the man’s shoulder, his eyes engrossed in another world we cannot access: a teenager having lost his mind, if he ever had one. The camera is at ground level. Still shot. Indifferent, nonchalant or busy, the passersby walk across the frame… Only their legs can be seen… Their minds are probably elsewhere – out of frame. The camera’s low position and the still shot intensify the point of view of the stranded man… A camera that refuses to blend into the community’s commotion (traveling), a camera that decides to offer a frontal viewpoint without comments. A point of view that lasts and carves itself into the surface of our spectator’s conscience. An admission that our passerby’s conscience cannot take anymore and which our televiewer’s conscience downplays by putting it into perspective with the growing amount of information about poverty. A point of view that we do not know. In the Western mindset the gaze cast at poverty is one from above, bent over the poor (condescension). When it does not turn away, the passerby or the cameraman’s gaze is always bending down (high angle shot), displacing our gaze, and then shifting from the swift glance cast in passing (downward look) to the frontal gaze (ground level camera) – a frontal point of view that puts our eye on the same level as the man and his son, at ground level, on the sidewalk. In this movie, two planes of reality are staged (the stranded man’s and the passerby’s) that only come into contact through condescension, sympathy, or pity (the alms). The end of the film is growing near… Here is what the voiceover says: “Denis is still singing in his warm and beautiful voice… he appears to me as such an embodiment of what my life could have been that I feel like holding him in my arms, here, amidst the tourists and slackers glutting the stairs […] The city grows more real… Churches and palaces seem to be at our height now, Rome’s pandemonium bursts up all over the place and the unbelievable violence of the underworld starts to awaken my weakening clear-mindedness, bewildered for a split second by the twilight’s magnificence and the fleeting certainty of actually being here. The cityscape, Rome, art, and history gradually fade away into the sight of ugly souvenirs placed on the stairs for the tourists to buy and into the vile petty trades dear to Piazza di Spagna. Then I think about the years lost here, about those who met them on their path, about those who died, about those who are about to. I take a look around us and wonder if what I see was worth all the pain and the efforts made to resurface and live on. Denis seems entirely unaware of all this, protected by his innocence, his vast knowledge, his lightheadedness. Only his carefree singing keeps me from giving in to lassitude. He protects me with his arm and his beautiful grey eyes.” Violin… “We keep walking side by side. I know it for a fact now: we have never done anything wrong. Things are going to have to change, there is no other way.” The voiceover goes quiet. The man’s hand is still reaching out… The waiting for a few liras continues, becoming endless (the time of indifference)… He holds his child tight in his arms and then decides to leave. Only a part of the decayed wall and a few pedestrians’ casual steps linger, but the image of the two stray souls remains with us. Archangelo Corelli’s Concerto da chiesa n° 4 in B major can now blend in with the feelings welling up within us until the end credits… We will carry away with us this ultimate image and those last words: “I know it now: we have never done anything wrong.”
For sixty-eight minutes, the voiceover has traced the path of a man hopping from love story to love story and from fix to fix, a path along which the need to be loved and to get a fix gradually takes hold of his entire schedule “I only show up at work symbolically, to let people see I am here. I collect my paycheck and that’s it.” The sixty-eight minute long monologue refers to a subconscious framed by these two types of experiments. It begins with a sixty year-old man in a uniform – “assez rond, plutôt petit” (“quite chubby, rather short”) – clumsily penetrated without saliva nor lubricant in the vicinity of a railway track, and moves on to nightclubs and to the “ice-cold comfort” and “sharp-edged functionalism” of “apartments typical of that international gay good taste tremendously popular from Rome to New York.” It ends up with a stroll in the area of Piazza di Spagna with Denis, who “appears to me as such an embodiment of what my life could have been that I feel like holding him in my arms, here, amidst the tourists and slackers glutting the stairs…” The image provides neither a translation nor an echo of the monologue. Vincent Dieutre explains this bias as follows: “One often speaks about background sound effect. I wanted to produce a background visual effect.” Background visual effects show shots of Rome following one another, mixed with images extracted from the audiovisual landscape (news, advertisement, fiction) or from video games. The visual background has no specific link with the monologue; it lies here, like a familiar landscape, a geographical landscape (Rome) and an audiovisual landscape (television) in which we live but with which our life does not fuse. That is to say it comprises a series of true-to-life shots slowly marching past our spectator or passerby’s conscience – just long enough for us to be exposed to or impressed by a wall fragment, a few raindrops, a deserted crossroad, and so on – without ever having the slightest interaction with the experience related to us by the narrator. When the latter speaks about a situation, the place we picture in our mind is never the one where the scene takes place – or rather took place, I should say. Does the lack of images specifically linked with the narrative mean that the life-path evoked by the narrator is devoid of representation? Should we see this aesthetic choice as a way to point out the invisibility of non-heterosexual lifestyles in the public arena? If the law prohibits heroin use, shouldn’t the very same use be disallowed representation? Does the voiceover trying to render the “powder tracks” experience act as a surrogate junkie, a surrogate who reports what we have not been able to see? Instead of this lack of representation, Rome désolée seems to favor putting experience into words that would try to make a narrative out of a life that cannot be put into a narrative “[…] Heroin, which has provided me so far – way beyond pleasure, way beyond the beauty of Rome – with the only matter that has ever made sense to my life). As it happens, the visual background effect frames his speech. The series of long still shots (the visual background) allows him to shape his inability to express his own subjective perception of the world (Rome) as it appears (desolated), thus forming a discontinued relationship between oneself and the world. The lack of a linking thread bonding the images – images that refer to no other gaze than the one looking passively at the surroundings – stands for the inability to put things into a narrative, or rather for a life that is being led not as a succession of events but a succession of numb moments.
In parallel with this narrative made of adventures and shoots (the story of oneself), we see TV images shot directly on the screen… TV commercials and fragments of fiction acting as group projections or clips of evening news supposedly relating current affairs (the collective story). These muted images (the products supply and the handling of the facts) convey the idea that our televiewer’s minds have quit storing up the rumors of the world, a subdued world within which manufactured goods (the brand new Ragu spaghetti sauce) and fury (bombings aimed at strategic targets in Iraq during the Gulf War) noiselessly reach the surface of our consciousness (through cut-ins). By muting the sound, Dieutre gives shape to a state of absent-mindedness, a conscience drifting away from the world. If the images drawn from TV commercials revolve around the use of products (supply) that do not meet my needs (withdrawal symptoms), then those images no longer mean anything to me (lack of sound). If hearing that one of my occasional partners died of AIDS does not affect me (“For a while I searched my heart for a hint of an emotion, of any kind of sorrow, but I found nothing”) then the air raids on Baghdad and the political leaders’ phony comments on it to the microphones of the Rai channel can no longer matter to me. The lack of specific links between the visual background effect and the monologue reveals a break-up – the parting of the subject and the history he does not manage to become part of. The lack of sound gives shape to the discontinuity between surroundings and a self-awareness that expresses itself through an inward-looking mien. The monologue is a way to refocus upon oneself (soliloquy) at the expense of all relationships with the other (dialogue). The story of a conscience severed from everything occurring outside of its schedule…
So far (History and the shoot)
Still shot. A hotel’s blue neon sign glows in the Roman night. The voiceover, about his life: “A great part of it – lived in that interstice between life and death where I spend my darkest hours -– slips away from me. Too many deviances, too many bodies barely known and forgotten, too many aborted decisions wallowing in cheap powder tracks […] Countless minutes wasted in feverish expectation in the Trastevere cafés. Though I don’t regret a single one of them, I can’t pretend not to see them massing up behind me, reminding me that all of this is bound to end and this will be my own end. The logical outcome of those pointless, tearless desires arousing nothing but the histrionic weeping of an indifferent drug addict. Too many dead people are piling up behind me, but I have never missed the least one of them like – everyday around five – I miss heroin, which has provided me so far – way beyond pleasure, way beyond the beauty of Rome – with the only matter that has ever made sense to my life.”)
Towards the middle of the narrative, after stating that Johnny must be waiting for him “his pockets full of everything that makes me happy,” the narrator’s voice goes quiet. There follows a long silence against night visuals… The long silence stands for the key moment when the subject no longer manages to distance himself from his experience and gets entirely absorbed into its intensity. The voiceover had a mediating presence and its disappearance reduces distance to naught, thus prohibiting any kind of representation- a conscience getting soaked into the shoot and removing itself from the world. Cut. The host of the evening news appears onscreen. In the blink of an eye, the narrator’s voiceover is replaced by that of a Rai special correspondent reporting alleged fears of a chemical weapon attack on Israel. Then the rumors of the world – its images and comments made upon them – unwind in a continuous flow, just like the images of American TV channel CNN. Zapping. Images from a TV commercial featuring a happy couple, cheerfully cycling along a country road, waving at an acquaintance overtaking them with his car… taking a shortcut through a field to arrive before everybody else and be the first to taste the new Ragu spaghetti sauce… Airtime replaces historical time… During this airtime, manufactured goods side with current affairs in a ceaseless flow of now-indifferent images. Cut. In front of a household appliances store, passersby stop in front of a wall of TV sets (the world being multi-broadcast)… A wall of contradictory images of the world, an overabundance of screens standing between the world and the consciences of passersby, who feel concerned for a few seconds and then leave. Zoom-in on a human kind as indifferent to history as the narrator’s hopeless crew who know they are doomed to an early and untimely death. End of the shoot. The narrator’s voiceover is heard again, still preoccupied with his fix-centered daily schedule and still indifferent to the images of Rome (the still shots) and the images of the world broadcast by the media (the continuous flow).
Close shot of the rear window of a trailer: “Senza casa”. Claim to housing rights or a curse stuck on an unwanted dump? Shelter for the homeless or love shacks? On another shot, another trailer bearing another written reclamation: “I am a human being. I am not a beast.” There is no comment upon, no spoken connection between these images. The voiceover simply dwells on the private dimension of his life, a dimension within which there is no room for others. The voiceover (outside the world) gives shape to a narrative about the self severed from collective history and from the public sphere. The voiceover is outside the world and its series of images (loss of meaning). Rome and the world lie outside the frame of the narrator’s conscience, which is locked up within a soliloquy (solitude) and a story woven out of meaningless encounters that only make sense through the sequence they create (one-night stands). The voice (self-awareness) cannot project itself onto the images of Rome because the city is totally alien to the events of the strict timetable running his conscience, one that has grown unable to address its relationship with others through any way but indifference “there, next to me, Marina is getting beaten up, but if not for the fact that the daily shoot depends on the way things go, I have to admit I wouldn’t care at all.”) Still shot on a few used syringes, left outside : “I go to the bathroom to get a fix […] I hear the phone ringing. It hasn’t stopped since I arrived. But the subsequent silence at the very moment when the ecstasy of the flash seizes me seems like an ill omen. At that second, all this is so remote from me, I am so focused on my arm and my own pleasure. When I come back into the living-room, I notice the sudden paleness of the faces. Luigi has just been found dead in the bathroom of a Trastevere café. I don’t feel anything.”
Down with ideological editing
(Life lies in the rushes)
During an encounter…: “I want him to take his time before coming. I want him to take the time to love me a little bit. […] Gianmaria came without waiting for me and has already stood up. Lying here like a stain on the over-thick carpet, I don’t dare to speak. He tells me it is time for me to go. I feel downcast, vexed, and ripped off.” Onscreen one sees a neighborhood totally devastated by air raids. How are we to understand such a juxtaposition? How are we to link up this image of collective humiliation and tragedy with the story of a private, anecdotal humiliation relatively insignificant compared with what the inhabitants – deprived of their possessions and maybe their dear ones – must be undergoing? What rejection are we dealing with? Is it really possible to correlate the ephemeral and intimate tragedy of a frustrating and humiliating experience to the death striking a whole population? Have we truly reached a step in history where self-adoration and the culture of the private sphere have deleted all awareness of the Other? Have we reached the ultimate step of supreme indifference?
If those images fail to make our conscience aware of the wide-ranging dimensions reached by a military conflict in an area remote from where and how we live, it may be due to the fact that these very images – how they are selected, treated, cleaned, edited, mixed – are not designed out of a specific bond with the object they are supposed to render. Beyond the fact that the images of the conflict between the allied forces and Iraq in 1991 were chosen by the Pentagon – a selection from which soldiers warring, wounded bodies, or any other image likely to induce a hostile response to the Desert Storm operation in the Western world were automatically censored – information expressed through images does not usually bother with any research as to a specific form in sync with the object. Whatever the information, the components of the report method are immutable (from the pace in which images follow one another to the voiceover’s flow of speech, the idioms used, the framing, and the type of shots). It’s as if the same form and same language could recount any kind of situation without taking specifics into account. With this report method, the image is always considered as a form designed to provide a frame for the commentary, from the frame/setting against which our correspondent informs us about the latest events that occurred “here” (a pedestrian street, an official building, etc.) to the frame/atmosphere in which – as you can see on those images – the actual situation remains vague (an establishing shot on trucks conveying civilians, a distant shot of a cloud of smoke rising up above the horizon or, in the film we’re discussing, people putting on gas masks for fear of a chemical weapon attack). Meanwhile, there are still the tight frames focused on a de-contextualized detail, sometimes even severed from the conditions in which it existed (a child staring at the camera, a burnt down vehicle, a person crossing a street at a quick pace holding a pail of water, etc.). Images broadcast on western TV channels are designed to rest our eyes while we focus on the commentary. The indifference of images – whether advertising or informational material – often furthers their submission to the text. As for the editorial departments of leading TV channels, they have learned – since the Vietnam War – to get along without images.
In Rome désolée, the monologue, its form, tries to become one with the object: “The place is typical of that international ‘gay’ good taste tremendously popular from Rome to New York. Same ‘ice-cold comfort,’ same ‘sharp-edged functionalism’ […] Loneliness and selfishness weigh on the objects with a stilted heaviness. Nobody can fully live here. Yet Gianmaria moves about his space with great casualness. It resembles him: hard, posh, and practical.”) The specific lexical fields, the laconic adjectives or the flow of speech seem to be shaped by the situations and persons they describe. There is a slow flow of speech and images (the show window of a store, the façade of a house, a lane, etc.). As it happens, words and images are granted enough time to expose themselves to our conscience. The incessant flow of speech in the media (comments, advertising, slogans, etc.), provides no time for our consciences; forced to ingest information without having the time to ponder over what has just been learned, we also have no time to distance ourselves from it (the critical dimension).
Instead of relaying the world we are shown on TV, Rome désolée offers an example of experience being passed on: experience of a place or a situation, setting the camera in front of a landscape and letting the world pass by, just long enough for the image to take shape, just long enough for the image to reveal itself to us. It is the experience of an individual life-path often deprived of a representation, experience transcribed by elaborating a text that has no bond with the image.