Gravir pour remplir la raison

    0
    2333

    Thomas Salvador, par Marie Anne Guérin [2006]

    S’il n’y avait qu’un seul mot dans ce gouffre
    Qu’un seul geste à gravir pour remplir la raison
    (1)

    PRIMEUR DU SON C’est le noir. Sans ouverture. Un noir terne, renfermé, qui absorbe le regard – posé à l’écran. Je sais bien que rien n’y voir dans le noir ça ne dure pas. Néanmoins cet aperçu reçu comme la vision du fond d’un puits qui aurait éteint et bu les reflets de ses eaux perdues, sépare le cœur de sa respiration, happe le souffle. Rien ne bouge dans ce repli aveugle de l’image qui, le temps d’un générique, pierres blanches des mots qui vous hissent sur le chemin, précède l’éclat diurne de la lumière du premier plan et la visibilité nerveuse des premiers pas du Jeune Homme dans le champ.

    Quelques secondes avant de s’installer dans l’image du jour, dans la rue, où la caméra prend le Jeune Homme en filature, la bande sonore timbrée d’Une rue dans sa longueur, premier film de Thomas Salvador, creuse le chemin et ouvre un soupirail. Conglomérat compact de bruits du dehors, ici un recoin de la ville écarté de la circulation, le son a le grouillement d’une source résurgente qui, je m’en souviens comme si c’était hier, m’avait propulsée d’un coup hors de ce noir du fond du puits, amorçant une passe guidée de l’autre côté de cette porte close, de ce mur de regards aveugles.

    Je me souviens aussi m’être dit que c’était juste, qu’en effet, le bruit vibrait à part soi, et qu’à travers le son résonnait une présence et frappait un rythme auditif, tous deux exogènes, brutaux – et sans regard. Je ne pouvais pas savoir à l’époque, c’était au festival de Belfort, au temps de Janine Bazin, que dans tous les films de Thomas S., hormis le dernier en date, De sortie, cette fonction de la bande son comme rumeur du dehors allait poursuivre son service. Depuis ce bourdonnement extérieur, confus et originaire, ses films amorcent un détour et nous indiquent le sentier à suivre – qui mène à l’impasse lumineuse du cadre selon un bref trajet – pour nous extraire de cette rumeur, et nous en départager, chacun mis isolément à distance de façon à rejoindre, dans la salle, la petite société de ses spectateurs. Pendant ce temps, le Jeune Homme, dos à la caméra, comme Marnie (dont l’apparition, fétiche inoubliable, au début du film d’Alfred Hitchcock, vide littéralement le champ du quai de la gare qu’elle arpente), s’initie à affronter les murs de ce cadre déserté.

    Les extérieurs effectivement cadrés en plans liminaires de ses trois films suivants sont des champs vides qui résonnent d’une intensité sonore grouillant dans le champ : une pente, un arbre des Buttes Chaumont au premier plan de Là ce jour, au sein du paysage, plan-lisière et pré-générique de Petits pas, et sous le ciel blanc urbain aperçu depuis la verrière de la gare de Lyon avant le départ Dans la voie.

    Chez Salvador, les sons même off sont rameutés comme une musique compressée à l’intérieur du cadre, en son sein. Il est, de surcroît, très ardu de se construire une idée du hors-champ de son cinéma – même celui du tournage apparaît comme un leurre, et les noms crédités au générique comme les traces écrites d’invocations, de cautions ou d’appels à témoins. Malgré ces traces, l’impression demeure, forte, que le réalisateur officie seul abandonnant et fétichisant hors champ un seul espace : la salle obscure d’un cinéma avec ses quelques spectateurs. Cette rumeur du dehors surgit dans l’image comme inséparable du regard. Elle y gît, elle y gronde, ne provient pas d’ailleurs, car ailleurs, c’est la chute, un gouffre obscur qui résiste au cadre.

    Dans De sortie, le Jeune Homme, « de sortie », finit par revenir très vite chez lui, le temps d’être passé du jour à la nuit, accompagné de lambeaux persistants arrachés à cette rumeur du dehors, bruits dans l’escalier, murmures de conversation. D’où peut-il bien venir ? Il a quitté les murs de son appartement où, semble-t-il, il se préparait à recevoir quelqu’un. Comme je sais que ce Jeune Homme ne traîne pas, ne consomme pas et qu’il est forcément allé quelque part où nous pourrions le retrouver sans pour autant l’y avoir suivi, et comme j’ai appris aussi que le refuge hors champ c’est la salle de cinéma, je me dis qu’il en revient, de là où se trouvent la mixité des autres, dans le noir. La dernière image de De sortie, son dernier plan à ce jour, montre comment le Jeune Homme s’expulse du cadre, basculant à la renverse dans le noir.

    LA RUE L’occasion publique de rencontre qu’est un festival m’avait d’emblée donné à voir, de mes yeux vu, que le jeune réalisateur primé pour Une rue dans sa longueur, était également l’interprète de ce personnage ébauché, attachant et agaçant, à la photogénie inquiétante, que l’on suit dans sa tournée, en quête de métamorphose, tout au long d’une rue vidée de ses habitants. Il avance à la façon d’un personnage de Kafka, moins innocent, par étapes, par épreuves et sans se retourner. Il ne rôde pas mais rend une visite instructive à trois hommes successifs : le père (le sien tant qu’à faire, son premier contrechamp), le botaniste (Jean-Christophe Bouvet en mentor qui pousse à la déviance) et un maître d’œuvre en bleus de travail (Jacques Boudet) dans son atelier. Atelier où en quelques plans clairs, sonores et sans dialogue, tout est dit du choix engagé par ce Jeune Homme éperdu, qui hors champ s’est changé et a revêtu les mêmes bleus que son maître.

    Le film s’achève par une composition frontale : le Jeune Homme bleu et sombre, plein de contention, à droite de son maître bleu qui le forme à de nouveaux gestes. Dès cet instant, Thomas S. en garçon conquérant, armé jusqu’aux dents d’une acuité de regard, de sa vitesse à intégrer cette coordination de gestes, et à se les approprier en les mimant, apparaît une seconde fois doué d’une aptitude d’une autre nature, autoritaire et cinématographique, à partager en le divisant le champ et le rythme respiratoire vital de la caméra, dans un cadre où il s’est logé, simultanément à cette passation de la gestuelle de son maître du moment.

    Et c’est à ce moment-là que la figure emblématique du Jeune Homme a, pour moi, pris cadre, comme on le dit d’un corps : cadré aux genoux, visage de trois quarts, il regarde hors champ comme s’il épiait, avec ce regard troublant et émouvant, posé, presque frimeur, insistant, coupable et inquiet, comme s’il mettait l’accent sur sa présence à lui.

    Ce qu’il voit ne nous regarde pas mais lui permet de prendre forme sous nos yeux.

    Le choix du garçon, je l’ai vu comme une décision d’entrer en cinéma. Être un apprenti, un dos courbé sur l’établi, maniant des outils, en vérifiant par de fréquents regards obliques lancés vers son maître mutique (nombre de maîtres sont morts), que sa gestuelle et son rythme ne s’égarent pas. Être dans un rythme imposé pour s’y engager davantage et en propre, et, dans la reproduction de gestes mécaniques, improviser des dissonances, une autre rythmique adaptée à la souplesse de la figure du Jeune Homme, que le cinéma puisse certes l’éduquer, la former, mais aussi l’élever comme on hisse sa propre statue.
    Il ne s’agit pas d’un choix de personne, ni de personnage, ni du désir d’un interlocuteur. Mais plutôt d’une décision de représentation, d’un rythme de battement de films qui sont des corps, plutôt du choix d’une forme entêtée par l’exposition de soi. Choisir un modèle en pleine gestuelle, au travail, et lui proposer, pour un instant, un double mimétique et habile.
    Sept minutes après s’être ouvert sur la rue, le film s’achève dans la pénombre d’une manufacture sur la résolution – du cinéaste ou de l’acteur ? Bonnes ou mauvaises, on ne lui distinguera pas leurs intentions – d’évacuer définitivement le champ contrechamp.

    En effet, après, dans LE PARC, la FORÊT et LA MONTAGNE, le Jeune Homme est un modèle face à ses modèles et à l’entièreté de son désir : s’enraciner, être un arbre, un enfant, un alpiniste, grimper au sommet d’une Aiguille du Massif du Mont Blanc encordé à son idole (le guide de haute montagne Patrick Bérhault, un autre maître disparu) pour escalader ledit Gendarme du Père éternel. C’est à n’y pas croire ce que le cinéma lui permet d’approcher, et de nouer, des origines jusqu’aux hauteurs du ciel, de l’exercice au ras des pâquerettes à la performance.

    Dans les clairières de Petits pas, la troupe, le souffle, les pas des petits garçons représentent, encore et toujours, le grouillement du hors-champ, résurgence de la rapidité et de la jeunesse de l’enfant, encore une fois rapatriée et figurée en pleine traversée du cadre dès le premier plan. Le Jeune Homme, assis à terre, a la présence insolite d’un monstre, comme Gulliver parmi les Lilliputiens.

    Dans la voie,
    Portrait d’un guide au travail, la danse dans le champ est incarnée (il n’y a plus de murs) par Bérhault, et le son est rapporté au cœur du cadre, par la présence manifeste, encore insolite, et seulement sonore de Thomas Salvador. Dans ces deux films l’espace est dévolu à la fusion.

    Le Jeune Homme d’Une rue dans sa longueur et de Là ce jour était apparu comme l’idée d’un personnage à part soi, ou disons soi-compris, en l’occurrence pris dans un rythme de survie, telle une silhouette de dessin animé, inaccessible, sans peau, drapée dans une figure agitée, échappée, le temps furtif du film, au seul hors-champ envisageable, celui d’un suspens léthargique (du spectateur) tel que Pierre Reverdy le formule « l’angle le plus dur du sommeil des statues » (Ma chambre noire).

    Dans ce cas, l’Autre ne peut pas être un contrechamp. Il est fatalement un reflet, agrandi ou perdu, de soi.

    MIROIR Thomas Salvador n’invente rien ; si ce n’est le rythme envahissant de la découverte publique de son désir. Sa détrempe et la nature de sa présence cadrée, unique, peu diserte et à propos de laquelle, tant elle est singulière, quelque chose sécrété hors champ, comme encore une rumeur, se déclenche et murmure dans les salles. De loin en loin, tout un petit peuple, agrandi par la propagation de cette rumeur imaginaire, tenu à l’écart du cadre, confiné hors champ, est, maintenant on le sait, un peuple de spectateurs.

    J’aurais pu commencer par De sortie dont le titre aurait pu être explicitement celui d’Une rue dans sa longueur. Cependant, depuis, au fil des films, des pas, des évitements, des sauts et des basculements, le Jeune Homme s’est frayé un trajet, et, merveille, l’ironie s’est immiscée, sainement, dans le corps clos (comme on le dit d’un lit) de son film le plus récent. De sortie est, jusqu’ici, son seul film d’intérieurs, les murs y sont des miroirs et la caméra ne passe pas la porte de l’appartement du Jeune Homme. Dans ce film-corps, pas un souffle venu du dehors. Si ce n’est le retour évoqué plus haut, du Jeune Homme, devenu cinéphile depuis Une rue dans sa longueur. Cette silhouette de Jeune Homme « coctalien », passé à travers l’écran, est une personnification agitée (impossible de parler d’incarnation ni de personnage). Il survit par le mouvement, poussées vers l’extérieur, par compulsions acrobatiques, par crises butées De sortie de soi, comme pour atteindre la surface de ses contours, ou l’animation de son propre dessin.

    C’est une vraie aventure, celle de Thomas Salvador. Qui a pris son point de départ, là, dans ce périlleux partage du cadre, désiré physiquement, presque organiquement, par le Jeune Homme et par son double spéculaire. Et qui prendra son envol grâce à d’autres présences, dont je sens de plus en plus le désir qu’elles surgissent : le jeune Homme alors deviendra un personnage, pas en ascension mais dans la durée.

    Thomas l’Obscur, fils de Maurice Blanchot et de Thomas Hardy, s’est jusqu’ici gangué d’une protection solide comme la glace du miroir, contre les yeux et les poumons des autres dans le champ, comme si leurs regards étaient torves, ou rivés par des paroles et des promesses illusoires. Son Jeune Homme est d’une modernité archaïque (comme le jazz), à la fois issu de l’ancienneté de la figure et d’une époque contemporaine, celle de son enfance de garçon. On parlait alors de danse moderne, de nouvelle figuration, de « support-surface », Jacques Rivette tournait sans qu’on voit ses films et humait l’époque comme personne.

    Faire ses films a permis à l’obscur Jeune Homme de se rapprocher de sa vie comme d’un écran, de la « procession de rêves » dont parle la Gertrud de Dreyer, de la promiscuité des films des autres et de leurs gestes, tout en gardant encore jusqu’à son premier long métrage (à venir), « enfermée au dedans [de lui] » le mystère d’« une existence à laquelle [il] ne pouvait s’unir (2) ».

    En attendant, cet acteur, burlesque et ténébreux, mélange « son corps avec le vide pur, les cuisses et le ventre unis à une sorte de néant sans sexe et sans organe (3) ».
    Quant à ses films, les regarder réveille.

    18 décembre 2006.

    –––––––––––––––

    1. Pierre Reverdy, Ferraille, Plein verre, Le chant des morts, Bois vert suivi de Pierres blanches, Feux sous l’hiver, Paris, Poésie/Gallimard, 1981.
    2. Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, son premier roman, édité par la NRF, Gallimard, Paris, 1941.
    3. Idem.
    SHARE

    LEAVE A REPLY