La Fragile Armada

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    par Diane Henneton [2004]

    Nuit étoilée du Chiapas, la lune commande aux élans de la nature ; dans la tige des végétaux : montée de sève. De San Cristobal de Las Casas, à l’extrême Sud du Mexique, les Indiens du Chiapas se redressent pour une longue marche de 3000 kilomètres à destination de Mexico pour réclamer l’application des accords de San Andrés (1996) sur les droits et la culture des peuples indiens. Comme leurs ancêtres d’avant la conquête, les zapatistes marchent au rythme des phases de la lune : partis le 25 février 2001 avec la nouvelle lune, ils arriveront dans la capitale pour la pleine lune le 11 mars. Tout le long du trajet, sa face changeante éclaire comme une veilleuse les corps endormis des Indiens dans un immense dortoir à ciel ouvert.

    Cette fragile armada, pour reprendre le titre du film, a déposé les armes, elle est composée de paysans, de femmes, d’enfants et de vieillards qui avancent pacifiquement vers Mexico avec la volonté de sortir de la lutte armée pour entrer dans le champ de la lutte politique, c’est-à-dire de la parole, d’où les nombreux meetings qui jalonnent les étapes de cette marche. L’esprit de Gandhi hante ses rangs. Pourtant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes que le film donne à voir : pas de banderole à son effigie tandis que le portrait de Che Guevara côtoie volontiers celui du sous-commandant Marcos. Cette marche s’est fixé pour objectif d’obtenir :

    – Le retrait des troupes de 7 bases militaires sur les 259 que compte le Chiapas.
    – La libération de 100 prisonniers zapatistes.
    – Le vote de la loi sur l’autonomie indienne définie par les accords de San Andrés, signés par l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) et le gouvernement en 1996, et qui n’a jamais été mise aux voix.

    C’est sur ce dernier point essentiellement que le président Vicente Fox oppose une fin de non-recevoir aux zapatistes. L’enjeu est de taille : car avec l’autonomie, le Chiapas obtiendrait un droit à l’autogestion de son territoire et de ses ressources. Or, le plan Puebla-Panama passe par cet état, ce qui est ressenti par la communauté indienne comme une grave menace pour sa survie. Pour les zapatistes, le plan Puebla-Panama est un projet d’inspiration néolibérale qui cherche à légitimer par avance un pillage des ressources locales et l’exploitation d’une main-d’œuvre bon marché. Pour le président Fox, il s’agit d’en finir avec la transmission de la pauvreté d’une génération à l’autre en transformant la région en un pôle de développement mondial capable de concurrencer les marchés asiatiques.

    La grande justesse d’un film comme la Fragile Armada est de capter, au-delà des questions évoquées plus haut, les revendications profondes des Indiens du Chiapas : la volonté d’être regardés comme des citoyens à part entière du Mexique tout en conservant leur langue, leur culture, et leur mode de vie rural. Parmi les banderoles qui apparaissent à l’écran, nombre ont pour slogan ” La marche de la dignité “. Les Indiens du Chiapas qui devaient il y a encore quelques décennies céder le trottoir aux ” Blancs ” comme le rappelle dans son commentaire en voix off Joani Hocquenghem, se libèrent d’un héritage désormais trop lourd : celui du mépris.

    Avec la revendication identitaire surgit la question de l’intolérable pauvreté des Indiens du Chiapas (dont le revenu moyen est de 1 dollar par jour). D’une voix rompue, très émue, Fidélia, l’une des commandantes zapatistes à l’allure solide des paysannes dures à la tâche, clame : ” Nous, les pauvres, sommes les déchets. Ils ne tiennent pas compte de nous parce que nous sommes pauvres. Nous les dégoûtons. Ça fait plus de 500 ans que nos papas sont morts avec cette grande douleur d’être pauvres “. Sur ces dernières paroles : plan fixe sur le visage grave d’une vieille indienne à la peau tannée comme du cuir.

    L’un des dangers qui guette toute entreprise de ce genre est de tomber dans une évocation ” touristique ” du Mexique. Jacques Kebadian a évité ” l’effet carte postale ” tout en montrant la beauté de ces corps d’Indiens dont la peau ocre semble entretenir un dialogue ancestral avec les couleurs de l’arc-en-ciel. Dans l’un de ses discours, le sous-commandant Marcos rappelle une légende selon laquelle les ancêtres des paysans du Chiapas étaient des oiseaux multicolores. De ces fables du passé, ils ont gardé le goût des ornements bigarrés qu’ils déploient dans leur marche pour la reconnaissance de leur culture. Au pied d’une estrade, avant l’arrivée des commandants et des commandantes, les femmes s’affairent à nettoyer ; des balais de toutes les couleurs s’agitent entre des jupes bigarrées qui se déplient comme des éventails géants. D’autres plans s’arrêtent sur des chapeaux à rubans multicolores qui se balancent au rythme de la marche. Des femmes, effarouchées par la caméra, se couvrent le visage d’une couverture bleue ou verte.

    Documentaire en forme de Road movie, la Fragile Armada enregistre les ondes nerveuses qui parcourent cette longue colonne vertébrale d’autocars et de bétaillères qui traverse 12 états du pays pour rejoindre Mexico. Au passage, des dizaines de visages et de mains se tendent des bas-côtés de la route pour saluer les occupants du car. D’étape en étape, le convoi grossit : aux Indiens se mêlent des métis et même des Blancs ; aux costumes traditionnels, des jeans et des t-shirts ; aux majestueuses chevelures des paysannes indiennes, les tignasses colorées ou décolorées des étudiants citadins. La bande-son devient de plus en plus présente, le montage s’accélère : on approche du but, fièvre, cris, visages intenses.

    Des fenêtres de son autocar, Jacques Kebadian filme le soleil oblique d’hiver, le paysage qui défile, long travelling sur la terre du Mexique avec ses moments de grâce comme ce magnifique plan enregistré dans le tournant d’une route où l’on voit une femme au châle jaune poussin figée dans l’attente immémoriale des indiennes qui scrutent l’horizon. Il y a dans ce plan la simplicité et l’évidence d’un geste de cinéaste. A l’arrêt, ce sont les paysages qui se reflètent dans les vitres du car comme à Morelos où la caméra enregistre l’image d’une place entourée d’arcades qui se superpose aux visages des voyageurs. Dans les fenêtres du bus, la ville devient aérienne, prête à s’envoler, peut-être pour accompagner le convoi.
    La Fragile Armada est le contraire d’un reportage de journalisme, c’est un film qui prend son temps et qui évite l’écueil du sensationnel. Jacques Kebadian le dit, il n’est pas parti avec l’idée de traiter un sujet, mais avec le désir d’être le témoin privilégié d’un événement historique. Pour cela, il voulait vivre cette marche de l’intérieur : avec ses complices, l’écrivain Joani Hocquenghem et Camille Ponsin équipé d’une seconde caméra, ils ont pris place dans un autocar. Pas celui des commandants et commandantes, mais celui où ils ont rencontré Angel, un instituteur qui est devenu un personnage à part entière de ce documentaire. D’autres figures sont récurrentes dans la Fragile Armada : Karem, la fille de l’instituteur, Sergio, le menuisier et chanteur mixtèque, Miguel, le lycéen qui découvre l’engagement politique en suivant cette caravane, Quelite, l’étudiant qui vend une revue appelée La Guillotina, et le vieil indien Kikapoo qui semble tout droit sorti d’un western. Toutes apportent au film une dimension qui l’extraie de la simple chronique des événements pour en faire le récit d’un fragment d’Histoire vu à travers le prisme d’histoires individuelles ou de simples présences.

    Ce film est aux antipodes du journalisme encore par la distance qu’il s’impose face à la figure charismatique du sous-commandant Marcos qui n’est pas le centre de gravité du film, mais qui n’est pas ignoré non plus. Sa présence, presque iconique, capte les regards de l’auditoire : debout sur l’estrade, harnaché d’écouteurs et d’un micro-radio, il écoute aussi les autres, jambes écartées comme un soldat au repos, chemise brune ou kaki des surplus militaires, pataugas, casquette et passe-montagne d’où dépasse une pipe, son signe distinctif. Des extraits de la plupart de ses discours figurent dans le film, ce qui permet d’en analyser la rhétorique et les références (notamment l’Histoire du Mexique et les légendes indiennes). Une des réussites de ce documentaire est de montrer, plus que la figure de Marcos, la place qu’elle occupe dans les esprits et les imaginations : dans le car où ont pris place les deux réalisateurs, des bruits courent, les esprits s’échauffent, on échafaude des hypothèses : ” Nul ne sait au juste quel est son nom de baptême, mais il se fait appeler Marcos “, ” On dit qu’il est blanc et ne boit jamais. On dit qu’il a fait des études, qu’il a donné des conférences de marketing “, ” Est-il vraiment Mexicain ? D’où lui vient son titre de sous-commandant ? ” ” L’avez-vous vu sans son passe-montagne ? “, etc. Son sens indéniable de la mise en scène n’échappe pas non plus à Jacques Kebadian et Joani Hocquenghem : le rituel des entrées et sorties est soigneusement réglé : lors des meetings, Marcos est le dernier à apparaître et le dernier à se retirer. Mais la Fragile Armada refuse d’accorder l’exclusive au sous-commandant, non par antipathie ou méfiance, mais par désir de rendre compte d’un mouvement qui est la conjonction d’une infinité de volontés individuelles.

    Ce que le film donne à voir encore, c’est la présence massive des femmes et leur détermination. ” Seuls, ils n’y arriveront pas, et seules, nous n’y arriverons pas non plus “, ” Plus jamais un Mexique sans les femmes ” s’exclame l’une des commandantes. Dans les rangs du public, des hommes manifestent leur approbation à haute voix. Dans les moments de lutte, il arrive souvent que les femmes changent leur rôle et leur image dans la société et d’abord, elles s’emparent de la parole publique. Il y a dans cette conquête du langage et de la parole publique par les paysans du Chiapas, (qui, rappelons-le, ont pour la plupart quitté l’école avant l’âge de 10 ans), quelque chose d’aussi émouvant et maladroit que les premiers pas d’un tout jeune enfant.

    Qu’est-il advenu de cette armada ? A-t-elle subi le sort de l’Invincible ? Certains le pensent car après la marche des zapatistes, les Indiens du Chiapas n’ont pas obtenu l’autonomie. Pourtant, il reste que 7 bases de l’armée ont été retirées et que 90 prisonniers ont été libérés. Mais surtout, les indiens rebelles ont remporté une victoire, dont témoigne aussi ce film, celle de l’image. Ils ont conquis un droit à la visibilité, non seulement à l’échelle du Mexique, mais à l’échelle internationale. Le 11 mars 2001, pour la première fois, la question du Chiapas fait la Une de l’actualité aux heures de grande écoute : sur le poste de télévision d’Angel, l’instituteur du car, apparaît une vue aérienne de l’immense place centrale de Mexico où le grand rassemblement zapatiste a lieu. Immédiatement après suit une déclaration perfide du président Vicente Fox ” Au Mexique et au Chiapas, une ère nouvelle se lèvera “, ” Quel menteur ” s’exclame Angel. De l’autre côté du petit écran, Jacques Kebadian est là qui filme le reportage télévisé. Montrer l’aboutissement de ce long périple de cette manière-là, ça a infiniment plus de force et de sens que les vues d’hélicoptère retransmises par les chaînes de télévision. Jacques Kebadian a fait ce film avec très peu de moyens, on voit ici comment il a fait de nécessité vertu.

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