(Automne 2017)
Au téléphone
Christian Merlhiot : Au téléphone, le second film qui compose Fantasmes et Fantômes, est construit sur un dispositif scénique proche du théâtre. Pourtant, peu à peu, le récit sort de la représentation frontale et s’installe dans une dramaturgie complexe qui alterne plusieurs lieux dans un montage à distance. La scène finale du film, quant à elle, semble construite en référence à un grand classique du cinéma américain. Comment s’est imposée cette évolution du style, de l’écriture et du rythme au cours de ce travail ?
Noël Herpe : Conçue en deux actes, la pièce d’André de Lorde (elle-même inspirée d’une nouvelle de Charles Foleÿ) faisait déjà succéder l’espace du téléphone (un salon en ville) à l’espace de l’angoisse (une maison à la campagne). Et quand le cinématographe s’en empara, en 1909, c’était pour permettre à Griffith de peaufiner son système du montage alterné : dans The Lonely Villa, libre adaptation d’Au téléphone, il donnait à voir simultanément les femmes barricadées contre les bandits et le mari appelant la police à la rescousse. C’est cette grammaire qui a prévalu dans le cinéma classique. Chaque fois qu’on portait une pièce à l’écran, il fallait contourner le huis clos théâtral en dépliant les espaces de jeu. Jusque dans la version télévisée d’Au téléphone, qui date de la fin des années cinquante, on propose une sorte d’écran dédoublé entre la femme affolée et son époux au bout du fil.
En bon disciple d’André Bazin, j’ai préféré pour ma part enfermer le théâtre dans le théâtre. C’est justement ce qui m’a fasciné dans le texte de De Lorde : les personnages (au deuxième comme au premier acte) y sont prisonniers d’une scène, ou d’un lieu de bienséance, à l’intérieur de quoi ils ne peuvent rien faire. Ils sont condamnés à écouter une menace qui rôde dans les coulisses, comme s’ils supportaient l’antique malédiction du théâtre, et sa mise à mort par le cinéma. Il y a quelque chose de terriblement érotique là-dedans. Par exemple, lorsque le voyou (tout droit sorti d’un vers d’Apollinaire) pénètre à l’intérieur de la scène, pour dérober le revolver caché dans le tiroir du secrétaire. J’ai mis en place un lent travelling, qui accompagne cette effraction amoureuse dans le décor bourgeois. Je n’ai donc nullement cherché à “aérer” la pièce, comme l’on disait naguère ; mais au contraire à l’étouffer (avec un sadisme que je revendique), sous les coups d’un cinéma qui s’affirme à partir d’elle.
De même, j’aurais pu donner à la peur une assise plus concrète, plus spectaculaire, en faisant entendre de vrais pas sur le gravier, ou la vraie voix de l’épouse hurlant au téléphone. J’ai choisi plutôt d’assumer l’arbitraire de cette situation (ce n’est peut-être, après tout, qu’un rêve d’enfant), pour mettre en avant certains effets de style (de loupe, de cache, de décrochage…), qui renvoient à la naissance de l’imaginaire cinématographique.
C.M: Bien que la conversation téléphonique appartienne à la pièce originale d’André de Lorde et Charles Foleÿ, la transposition cinématographique que vous réalisez fait en effet du téléphone un objet particulier de la tension dramatique. Le spectateur est laissé à distance d’une action que le personnage principal entend à travers le combiné et dont il ne partage la gravité qu’à travers les signes d’affolement et les cris. Comment cette double mise à distance de l’action a-t-elle été réfléchie, élaborée et mise en œuvre ?
N.H : Je dirais que cela s’est imposé naturellement, dès l’étape du découpage, en développant les enjeux théoriques qui m’intéressaient dans cette pièce. Un autre aspect m’intéressait, et j’espère qu’il est présent à l’écran : c’est l’inquiétante étrangeté du téléphone en tant qu’objet, en tant que chose posée là et qui transmet des ondes qu’on ne contrôle pas. Comme si tous les sortilèges de la peur s’étaient réfugiés dans la matière. C’est un thème caractéristique de la fin du XIXeme siècle et des débuts du cinéma : celui d’une technique censée permettre à l’homme de triompher des contingences, et qui pourtant fait resurgir on ne sait quel fantôme (coupable) des frayeurs médiévales.
Un auteur comme De Lorde s’inscrit à merveille dans cet entre-deux. Il se sert des innovations (téléphoniques ici, psychiatriques ailleurs), pour éclairer les zones d’ombre de ce qu’on appelait alors le subconscient. En même temps, il tient à distance les images qu’il convoque, pour faire durer le plaisir et le danger du dévoilement. Avec mes modestes moyens, je me suis efforcé de retrouver cette modernité qui s’avance en tremblant.
C.M : Après le premier court métrage, ce film dont vous occupez à nouveau le rôle principal semble esquisser un portrait railleur et mordant du cinéma de genre. Comment s’est imposée votre présence dans les films et quels étaient les moyens d’en maitriser l’engagement et la justesse en occupant la double fonction d’acteur et réalisateur ?
N.H : Je ne suis pas tout à fait sûr que ce soit railleur et mordant. Il me semble être dans le pastiche, plus que dans la parodie. Dans la réappropriation (fétichiste, maniériste, primitiviste ?) de conventions auxquelles j’aimerais croire encore, même si je les sais obsolètes. Je me tiens dans cet équilibre instable, et pas toujours confortable, entre la distance et la croyance.
Il n’est pas toujours confortable, non plus, de jouer le rôle principal des films qu’on réalise. Mais je suppose que cela répond à une nécessité qui est la mienne : me projeter dans des histoires (ainsi que je le faisais, enfant, en lisant des pièces à voix haute), quitte à demander à mes partenaires de servir mon fantasme. Ceci dit, en dirigeant les interprètes d’Au téléphone, dont l’une est ma mère, j’ai eu pour la première fois le bonheur de n’être que derrière la caméra.
Mentons Bleus !
Christian Merlhiot : Peu de films aujourd’hui témoignent d’une construction résolument artificielle des personnages, de l’action et du décor. Un certain réalisme cinématographique a lissé presque tous les effets de genre sous un vernis qui semble devenu naturel. L’abstraction narrative, là où elle perdure, se donne le plus souvent des motifs psychologiques.
Les trois films que vous avez réalisés et réunis sous le titre Fantasmes et Fantômes semblent à l’opposé de ces tendances dominantes. De quelle vision et de quel projet de cinéma procèdent-ils ?
Noël Herpe : Je ne me retrouve guère, en effet, dans le persistant académisme cinématographique qu’a engendré à mes yeux la Nouvelle Vague (qui l’eût cru ? Si ce n’est elle, c’est son fantôme qui n’en finit pas de se faire passer pour un jeune homme). Dans ce mélange de réalisme, de psychologisme et de sociologisme qu’on appelle le cinéma d’Auteur, et qui se borne le plus souvent à ressasser des poncifs hérités des années soixante… Il me paraît plus intéressant de convoquer des traditions oubliées, des figures de style laissées en déshérence, des genres tombés en désuétude. De se promener parmi les ruines, pour y guetter une (re)naissance du cinéma.
J’assume d’ailleurs tout à fait l’aspect pervers d’une telle démarche. Pervers, il faut l’être par exemple pour chercher dans un texte de Georges Courteline, où monologue un beau parleur de la Belle Epoque, le point de départ d’un film. Et même d’une série de pièces filmées, dont j’ai conçu celle-ci comme le prologue. J’y ai vu d’emblée une promesse d’imaginaire, un microcosme de ces jeux enfantins où l’on fait semblant d’être un autre, tout en sachant que c’est faux et en voulant croire que c’est vrai. Un état d’innocence de la fiction, qui est menacée de toutes parts par les ombres du ressentiment et de la mauvaise conscience – mais qui se donne à voir, toute nue, sur une scène vide. Il ne s’agit pas de nostalgie. J’essaie plutôt de faire ré-advenir (d’une manière forcément artificielle) mon désir de raconter des histoires.
C. M. : Ce premier film, Mentons bleus !, est peut-être le plus composite des trois puisque l’image repose sur un procédé de collage entre une composition photographique des alentours de 1900 et l’action des personnages reconstituée en studio. Quelle perspective ce collage cinématographique vise-t-il à déployer ?
N. H. : Pour chacun des films qui composent cette trilogie, le choix du décor a été déterminant car c’est de lui que pouvaient naître des univers différents. Celui des Mentons bleus ! m’a été suggéré par un jeune peintre, Cyril Duret, qui était en train de découvrir les dramatiques de Jean-Christophe Averty et qui m’a aidé à inscrire les personnages dans une image (en fabriquant un dégradé de noirs et de gris en harmonie avec les teintes de la carte postale).
La carte postale en question, que j’ai trouvée presque aussitôt sur internet, date en fait vraisemblablement des années trente. Peu importe : elle nous permettait de représenter le passé comme une idée, comme un théâtre d’ombres prêtes à se ranimer et à s’évanouir séance tenante (en respectant le dispositif frontal qui était celui de Georges Méliès). Par ce détour, nous évitions la convention qui aurait consisté à reconstituer ce petit café comme il était soi-disant en 1900. J’aime que mes comédiens soient mis sur le même plan que les silhouettes improbables qui sont couchées sur la photo. Cela m’évoque un musée Grévin, où seule la parole (la mienne, puisqu’il y a une dimension sourdement autobiographique dans tout cela) serait capable de produire une incarnation.
C. M. : Dans ce film justement, comme le développeront à sa suite les deux autres, la présence du texte est capitale. Comment s’opère la traduction du texte de théâtre vers le cinéma ? Quelles en sont les règles ?
N. H. : Je préférerais parler de deux principes, que j’ai mis en pratique dès Mentons bleus ! (je tiens à ce point d’exclamation, qui ajoute au titre d’origine un petit clin d’œil lacanien) : couper et découper. Couper, pour élaguer ce qui, dans les dialogues de Courteline, renvoie trop volontiers aux clichés ou aux facilités d’un certain théâtre de Boulevard ; pour tendre à l’expression pure d’un caractère ou d’une situation – et qui, à ce titre, peut toujours toucher les spectateurs impatients ou blasés que nous sommes devenus.
Découper, parce qu’il est difficile de faire autrement lorsqu’on tourne en huis clos, dans un décor aussi contraignant qu’un studio à fond vert (ou, par la suite, des intérieurs tirés au cordeau). Mais avant tout, pour créer une écriture qui se superpose au texte, qui épouse ses mouvements et sa musicalité et en même temps se faufile entre ses lignes, en laissant le film respirer.
Dans cet esprit, je tenais particulièrement aux secondes suspendues qui suivent la réplique: Nous ne revivrons jamais ces années-là. Quoi de plus vain que le travelling arrière qui nous éloigne alors de Rapétaux ? Il décline pourtant, je l’espère, une mélancolie tchekhovienne que la pièce ne fait qu’effleurer. De même, j’ai un peu modifié la fin, où se mêlaient les voix des trois hommes en un charivari burlesque, pour les faire disparaître tour à tour, et faire soudain exister, à l’arrière-plan, ce jardin public où s’amusent des enfants. Une fois que les messieurs à faux col sont retournés à leur poussière, il reste une présence. Une fois que le théâtre est mort, il y a encore le cinéma.