Le film et le tournage

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    Entretien avec Nicolas Boone, par Érik Bullot

    Erik Bullot. Tu as réalisé, il y a maintenant une quinzaine d’année, des tournages sans pellicule, de façon résolument performative. Comment vois-tu aujourd’hui ces premiers travaux ?

    Nicolas Boone. Oui, je suis passé à autre chose, mais c’est encore très présent. C’étaient des films qui n’existaient qu’à l’état de tournage. Le tournage était le film. La performance du tournage était la finalité du film. Ni enregistrement, ni montage, ni projection. Pour ces « films », j’écrivais un scénario, choisissait un décor, rassemblais des accessoires, préparais des acteurs (souvent des amis) mégaphone en mains, rassemblais une équipe technique (perchman, clapman, script, assistants…), distribuais des flyers « Recherche figurants pour tournage », et, le moment venu, orchestrais le chaos du tournage, me laissais déborder par ce qui arrivait. Le scénario était composé de bribes de dialogues ou de « performances » prises au cinéma et qui faisaient sens dans la circonstance de la présentation du film (diplôme, expositions…). Des accessoires ou les discours-déclamations permettaient aux figurants-acteurs de s’organiser, ça donnait des repères et permettait une lecture. Le décor était aussi imposé par la circonstance de l’invitation ou de l’évènement. L’économie de la prise de vue, du montage, de la projection, m’aidait à affronter le vrai moment pour moi, celui du live, celui du tournage.
    Les autres raisons pour lesquelles j’ai supprimé la caméra, c’était de ne pas « figer » les gens : tout le monde était figurant, tout le monde était acteur, il n’y avait pas de spectateurs, on était tous dans le « spectacle ». Amputer l’art total du XXe siècle de sa reproductibilité, c’était aussi se l’approprier, sans argent, spontanément.

    EB. Est-ce que cela venait pour toi d’un sentiment de défaut propre au cinéma ?

    NB. Je trouvais l’expérience du « cinéphile » trop solitaire. J’avais envie de la déplacer, de la partager, de l’expérimenter collectivement. J’avais envie de retrouver l’énergie des concerts punks ou des free party, de l’ici et maintenant, une expérience collective, être vraiment là, de détruire le « ça a été » du cinéma.

    EB. Un déplacement du cinéma vers le spectacle vivant ?

    NB. Pendant mon cursus au beaux-arts, j’ai expérimenté tout type de médium. Pour comprendre les œuvres que j’affectionnais, je les refaisais, par exemple des peintures, des sculptures, les photos, des installations, puis des vidéos, des performances. La découverte des happenings, les processions de Hermann Nitsch, d’Allan Kaprow, les repas de Daniel Spoerri et l’art participatif de Fluxus, les performances, dans toute leur excentricité, m’ont beaucoup marqué. Et du coup, j’en suis venu à associer le cinéma au happening. Dans beaucoup de films, je voyais des performances. Je me disais : « Là, les acteurs l’ont fait pour de vrai », et je ressentais l’envie de le refaire pour vivre le film, pour être dans le film, pour entrer dans le cinéma !

    EB. Pourquoi as-tu conservé, même dans les années qui ont suivi, la figure assez traditionnelle du cinéaste, avec son mégaphone, cette figure un peu sacralisée de l’auteur ? Ce que tu proposais venait déconstruire le cinéma alors que tu en revendiquais une image assez mythologique ? Pourquoi ?

    NB. Oui c’est vrai, il y avait quelque chose de l’ordre d’une croyance. La figure du cinéaste au mégaphone, visière, entouré d’un clapman, perchman… produisait de la croyance. La communauté réunie, l’espace d’un moment, se mettait à y croire, croire en un mythe.
    En distribuant un flyer, j’invitais les gens à venir figurer dans un film (j’ai appris récemment, qu’Allan Dwan faisait pareil en 1916 : il invitait par des annonces les gens à venir assister à un tournage et, à leur insu, les filmait et les transformait en figurants). J’ai toujours voulu figurer dans des films, mais je me suis aperçu que le cinéma était un milieu très fermé, voire inaccessible. Il y avait une frustration. Je voyais des tournages dans la rue, à Paris — il y en a sans arrêt : Paris est un plateau de cinéma, mais on en est exclu, écarté. En venant donc, certains figurants répondaient à une invitation, d’autres découvraient le tournage par hasard. Je voulais alors agencer un moment « magique » : un tournage ouvert au public, qui avait même besoin de sa participation.

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    E.B. Un tournage participatif ?

    NB. Exactement, un tournage pensé et réalisé pour les figurants. Les scènes s’enchaînaient à un rythme intense, on ne s’y ennuyait jamais. Les gens qui étaient sur les bords étaient invités à participer. L’apogée, c’est peut-être La Nuit blanche des morts-vivants. Le tournage durait de 19h a 7h du matin. Et le figurant était invité à activer le tournage comme mort vivant. Mes tournages étaient dans un sens écrits pour les figurants, ils étaient la condition de réussite du film, le figurant devenait performeur.

    EB. Connaissais-tu les travaux des lettristes ?

    NB. Oui et non. J’avais lu et vu quelques éléments épars : Le film est déjà commencé… J’avais surtout lu Lipstick Traces de Greil Marcus. Cette lecture m’a beaucoup marqué, surtout les ponts dessinés entre dada, le lettrisme, le situationnisme et le mouvement punk. Sur leur modèle, je voulais dessiner une situation, un film qui avait déjà commencé, libérer la vie !

    EB. Certaines pièces d’Isou ou de Lemaître reposent sur des principes proches. Par exemple l’auteur s’avance vers le public et dit : « voilà, maintenant le film commence, vous appartenez au film, et tout ce que vous allez faire dans les heures qui suivent sera le film… »

    NB. Oui, les films qui n’existent que par les livres, ou par le simple fait de vivre ! Des artistes se sont emparés du cinéma, du tournage et en ont fait un sujet d’émancipation, de libération, de rencontre avec le temps présent. Mais à l’époque, je n’étais pas conscient d’être proche ou redevable du lettrisme !

    EB. Comment documentais-tu ces choses-là ?

    NB. Très mal ! Ce qui restait était des résidus… les traces n’étaient pas importantes, ça devenait plus une histoire, une histoire qui se transforme… Un figurant a filmé de son plein gré mon diplôme avec sa caméra super 8. Le point de vue m’échappait alors complétement. Je l’ai mis sur mon site Internet avec le scénario, des polaroids, des témoignages de participants, et puis, plus tard, des journaux que je publiais spécialement pour l’occasion.

    EB. Mais la documentation, elle se produisait de façon spontanée, ce n’était pas quelque chose qui tu cherchais à canaliser…

    NB. Non, les traces m’échappaient. Pour chaque « tournage », elles étaient différentes, mais chaque fois, il restait quelque chose, même très fragile : accessoires, costumes, polaroïds, scénario, ou un récit… puis il y a eu les tournages filmés.

    EB. Mais il y a aussi différents DVD de tes performances. Quel était le dispositif ? Comment es-tu passé de l’un à l’autre ?

    NB. Oui, au début, il n’y avait pas de caméra, puis plein de caméras : une multitude de points de vue qui m’échappaient. Plus les tournages se sont succédés, plus ils gagnaient en précision. Seule la caméra « centrale », posée sur trépied, faisait l’objet d’un cadrage storyboardé, géolocalisé, et d’une temporalité : elle filmait, et répondait aux « action », on commençait aussi les plans de cette caméra par un « clap ». Un clap qui, à ce stade-là, entretenait plus la mythologie du tournage qu’il n’était un apport technique. Le clap dit : « attention, on est sur un tournage », il entretient la croyance. Chaque caméra était de type différent, du super-8, voire super-16, à différentes caméras numériques : webcam, puis téléphone portable quand celui-ci s’est répandu. Puis toutes ces images étaient réunies par un montage chaque fois spécifique finalisé sur DVD, des DVD chaque fois différents, lecture interactive puis aléatoire, DVD autodestructible ou, pour le dernier édité en date, le coffret Total BUP.

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    EB. Quel est le statut de ces films ? Mais peut-être peux-tu en décrire certains pour être plus précis…

    NB. En fait, le film n’a été écrit et pensé que pour être tourné. Le tournage est le film lui-même. Le sujet du film, c’est le tournage. Le montage sera plus une possibilité de prolonger celui-là : pour Fuite, on pouvait choisir entre 7 possibilités de montage, pour Portail, les possibilités étaient infinies puisque la lecture était aléatoire, pour La Transhumance fantastique, le montage est unique et linéaire mais fatal puisque le DVD, par un processus chimique, s’autodétruisait.

    EB. Mais ces documents ne sont pas le film ?

    NB. Ces documents ne sont pas le film, non. Mais justement, ils cherchaient à restituer le vrai moment du tournage. À des moments, j’ai cru trouver les moyens d’y arriver, en inventant un mode de lecture aléatoire, par exemple, ou en éditant un DVD à lecture unique, l’autodestruction étant le sujet du film, j’ai retrouvé le chaos, l’énergie du tournage, et la singularité du moment.

    EB. Quel terme utiliserais-tu alors pour définir le statut des images filmées par ces multiples caméras ?

    NB. Dans la musique punk, le groupe de rock enregistre son album en studio, et puis il y a les albums live enregistrés pendant les concerts, et puis les albums pirates enregistrés par des amateurs. J’aime bien considérer mes montages comme des albums live, voire pirate. Au cinéma, il n’y a pas d’album live enfin, bien sûr en excluant le cinéma de Warhol ou le cinéma expérimental ou lettriste… le making of, dans les bonus, n’est jamais l’album live. Ce sont là des documentations du tournage, on n’y retrouve pas l’énergie et le chaos du tournage.

    EB. Et l’album principal est le tournage ?

    NB. Oui, il est performé ! Il est fantasmé, désiré, vécu, mais n’existera jamais matériellement — du moins pour mes premiers « films ». Il arrivera plus tard, progressivement peut-être un peu plus avec La Transhumance fantastique, BUP et les suivants… Mais je doute, même avec mes derniers « tournages », que le film qui en découle soit complétement affirmé. On entend souvent dire « au montage, on se bat contre le tournage ». Moi, je n’ai pas cette posture, au contraire : au montage je chercher le tournage.

    EB. Comment s’est opéré le glissement depuis ces premiers travaux à tes films récents ?

    NB. J’avais l’impression que dans mes films, tout m’échappait. Pour aborder un sujet, des actions plus dessinées, ça nécessitait plus de justesse, il fallait que j’en enlève, fasse plus de choix et ne plus mettre systématiquement tout ce que m’inspirait un lieu, mais construire le scénario autour d’une ligne de force ou de fuite.

    EB. Et d’une caméra ?

    NB. Exactement. Plus mon expérience avançait, plus j’ai réduit les caméras, de 10 à 5 à 2 puis une seule. Aujourd’hui, ça serait inconcevable de mettre deux caméras. Ça me permet de cadrer.

    EB. Je relève deux points. D’une part, un glissement s’opère, une écriture s’impose peu à peu, proche de ce que l’on pourrait appeler classiquement la mise en scène. Et d’autre part, un second glissement me frappe, au début tu te réfères beaucoup aux genres : le film de zombie, le western, le gore… Et, peu à peu, tu t’inspires davantage de situations réelles, presque documentaires, avec toujours une certaine fantaisie, mais la base documentaire est beaucoup plus forte. Pourrais-tu expliciter ces glissements ?

    NB. Au début dans mes tournages, je voulais épuiser le cinéma. Donc toucher un peu à tous les genres, le western, le gore, le policier noir… Un cinéma que je ne connaissais pas vraiment. Je cherchais dans les films des scènes à rejouer, à réactiver. Faire un potlatch avec pleins de fragments, de morceaux de cinéma, pour en finir avec le cinéma, essayer de le détruire, en faisant un film total, et puis passer à autre chose.
    Pour La Nuit blanche des morts-vivants et La Transhumance fantastique, mon usage du genre était plus pour répondre à des contextes, comme dans la tradition du cinéma de genre. Les morts-vivants puis le cannibalisme, face à la sécurité qui contaminait tout le pays, puis le consumérisme ambiant qui transformait les néo-ruraux en cannibales.

    Maintenant, oui, un glissement s’est effectué. Je continue à développer des scénarios inscrits dans un décor. Par exemple le quartier Hillbrow, à Johannesburg, est le décor d’un de mes derniers films. L’identité forte du quartier faisait déjà fiction, il a donc suffi que j’y injecte très peu d’éléments pour ça fasse fiction. Il y a plein de petites scènes, de fragments, d’histoires.
    Par exemple : un « modèle », après être descendu dans un parking au volant de sa voiture, escalade un rocher dans une cour, cherche un sac en plastique dans lequel se trouve un objet inconnu, puis disparait par des escaliers. C’est une scène qu’on a l’impression d’avoir déjà vue au cinéma, qui permet de voir les bas-fonds du quartier. La mise en scène est plus précise mais beaucoup plus fondue dans le réel. Dans ce film, pour toutes les scènes, j’ai donné aux différents « modèles » un parcours, des accessoires, et quelques directives mais, somme toute, assez vagues. C’est une fiction injectée dans le réel.

    EB. Désormais tes films répondent à une écriture, une mise en scène. Que reste-t-il, pour toi, de ces performances que tu as faites, qui tendent à déconstruire le cinéma par la substitution du tournage au film ?

    NB. Avec le plan séquence, j’ai retrouvé le performatif du début. La spontanéité du Film pour une fois, le temps réel du tournage, tous les « accidents » provenant de l’extérieur, du « monde », c’est-à-dire les réflexes du modèle, les passants qui se retrouvent devant la caméra, les signes provenant du décor, enfin tout un décor qui vient dans le champ même du film, des « éclats de réel ». Pour chaque plan, je motive toute l’équipe pour que la première prise soit la bonne. Que l’on soit vraiment là, concentré. Bien sûr on refait une autre prise, ou même jusqu’à quatre prises : tellement de paramètres, de chance entrent en compte, surtout quand on tourne dans les rues de Johannesburg. Ces rues sont d’une telle densité… Pour chaque tournage, avec l’exigence de chaque plan, j’avais vraiment l’impression que c’était une rencontre exceptionnelle, une relation très forte avec les gens d’un village, d’un quartier. Le monde réel rattrape le tournage. Il y a performance pour les gens du tournage, pour les gens de la rue, impliqués malgré eux, même si parfois le dispositif du tournage leur échappe. Je donne un parcours et des accessoires aux acteurs, et on tourne !

    EB. Il y avait aussi une dimension festive très forte dans tes premières performances. Est-ce que c’est toujours important pour toi ?

    NB. Oui, mes premiers tournages performatifs, puis ceux tournés « à la campagne », de Lost Movie (2003) à BUP (2008) étaient des tournages de « fin de semaine » : un car amenait les figurants sur le lieu. Il y avait souvent de la musique et du vin offert aux figurants pour que ce soit une fête, qu’il y ait du plaisir, qu’on y danse entre les scènes. Dans les années 90, j’avais participé à quelques « free party ». Certes, ce n’était pas exemplaire, mais ça ouvrait des champs de possibles à une fête utopique qui se construisait très spontanément, en une nuit.
    Sur les tournages plus récents, le plaisir demeure : les actions demandées aux acteurs sont légères, et on ne les refait pas indéfiniment comme pour certaines fictions. Le plan séquence est comme un jeu, tout doit être coordonné pour que ça fonctionne, et lorsqu’on arrive sur le tournage, il y a un sentiment de satisfaction, une satisfaction collective, et même beaucoup de plaisir. Il y a une sorte de communion, d’écoute qui rend le plan possible. Avec le plan séquence, le tournage reste essentiel. Souvent, les gens me demandent : « comment avez-vous fait ça ? ». Ils parlent alors plus du tournage que du film, ou il y a confusion. Faire le récit du tournage, c’est parler du film.

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    EB. Avais-tu un désir de cinéma au départ, ou est-il venu progressivement ?

    NB. Non ce n’était pas prémédité. C’était plutôt, vivons le rêve cinéma en le réactivant, ou : le cinéma est mort, alors faisons-en une dernière fois pour rire. Mais je ne voyais pas de futur au cinéma, sinon sa destruction. Tu faisais remarquer plus haut que je m’inspirais d’un cinéma plutôt classique, ancré dans un temps, un cinéma reconnaissable, connu, reconnu, un cinéma adulé… Oui, je voulais trouver le présent, être là, arriver à conserver le présent. Pour cela, j’ai cherché les performances dans le cinéma, là où je me disais : ils l’ont vraiment fait là, il s’est passé quelque chose ! Et la « fête » était sur mes tournages un moyen de la faire pour de vrai !
    Quand je regardais un Cassavetes, je me demandais : « mangent-ils vraiment ? y a-t-il du vin à table, Gena Rowlands est-elle ivre ? » Dans d’autres cas, la question ne se posait pas : oui, l’acteur se renverse vraiment une bouteille de vin sur les cheveux, ou, dans French Connection, la poursuite de voiture/métro est dans une vraie rue avec de vrais gens, ou dans Play Misty For Me, Clint Eastwood fait un reportage dans un vrai festival de jazz à Monterey… Tati joue vraiment au ping-pong dans les Vacances de M. Hulot… Donc oui, chercher le présent, la vérité de l’instant mais dans et avec le cinéma, l’art de l’enregistrement, justement, du « ça a été », paradoxalement : celui qui n’est pas au présent, précisément. Donc peu à peu, progressivement, tournage après tournage, le tournage, son esprit, sont passés dans le film. Le figurant spectateur est devenu figurant acteur tout en vivant un moment pour de vrai, un vrai moment. Et chaque « film » corrige celui d’avant, réécrit mon idée de performance-film, ou film-performance.

    EB. Est-ce que tu te retrouves sous cette dénomination de film performatif ?

    NB. Tournage performatif me semble néanmoins redondant : un tournage est déjà performatif. « Film performatif », c’est poétique… On ne dit pas « on va faire un film », on fait un film « maintenant ». Le film se performe. Mon cinéma est très spontané, voire immédiat et empirique. Il n’y a pas ces moments d’attente avant de tourner : trouver de l’argent, beaucoup d’écriture…

    EB. Mais par exemple, pour ton dernier film, il y a une part d’écriture préalable.

    NB. Je suis allé une première fois à Johannesburg en 2012, pour faire un workshop dans un township. Ça a donné lieu à un film en un plan séquence Kliptown Spring.
    Pendent ce premier voyage, j’ai découvert le quartier d’Hillbrow. Un quartier très vétuste : la modernité s’y était effondrée, elle y avait laissé des ruines dans lesquelles une vie et une énergie se sont développées de façon anarchique. La densité du décor m’a attiré. Je me suis dit qu’il suffirait de faire très peu pour réaliser un film. J’y suis retourné un an après, j’ai beaucoup marché dans le quartier avec des jeunes d’un « club photo » (Eyes Was Shut), écouté beaucoup de témoignages, pris des photos, et mon scénario s’est dessiné. Tout le film est apparu en marchant. J’ai associé les histoires que l’on m’avait racontées avec dix parcours. Pour chaque scène, j’ai fait un dessin et écrit un petit paragraphe.
    Je ne pense pas à mes films devant une table. Le parcours était assez précis, l’action des personnages autour d’accessoires aussi, mais ce parcours laissait en fin de compte beaucoup de liberté d’interprétation. De retour en France, j’ai dessiné le plus synthétiquement possible ces parcours. Je les ai mis côte à côte, ça dessinait une sorte de phrase. Avec ces parcours transversaux, je cherchais des points de vues sur le quartier et le cœur même de la ville.
    [http://nicolasboone.net/10-traces-pour-hillbrow/]

    EB. Est-ce que le choix de la performance comme film continue à t’inspirer ? Le geste radical de l’évènement sans film, sans filmage ?

    NB. Pour La Nuit blanche des morts-vivants, avec du recul, par exemple, je regrette d’avoir filmé ! Ça a pris de l’énergie pendant le tournage que j’aurais pu mettre ailleurs, et toutes ces images en fin de compte sont inutiles ! Dans ce contexte, la performance suffisait, et il aurait était plus juste de s’en contenter.
    En 2011, j’ai été invité à faire une exposition à Vancouver, dans un espace qui s’appelle Vivo. J’y ai montré plusieurs de mes films, et depuis la galerie, le soir du vernissage, le public avait accès à un balcon d’où il pouvait observer un étrange chantier : beaucoup d’ouvriers en tenue de travail s’agitaient inutilement autour de plusieurs engins et outils. Tout était mit en scène, tout était faux. Les gens étaient surpris, se rendant compte en un coup d’œil que ce n’était qu’un décor, ils observaient l’activation du chantier, le jeu, l’activité fausse, avec plaisir et intérêt. Un peu comme on regarde un tournage.
    [http://nicolasboone.net/nothing-happening/]

    EB. Quand tu travailles sur un projet de film, quel est le premier déclic ? L’invitation, la rencontre, le lieu, la situation, le dispositif technique ?

    NB. Chaque tournage est singulier. L’idée du chantier à Vancouver est apparue en me promenant la nuit dans les rues de cette ville, où les chantiers ressemblent vraiment à des tournages. Pour La Transhumance fantastique, j’avais l’idée de faire un « film travelling » en filmant depuis les rails du chemin de fer avant même d’aller en Dordogne : c’était l’idée initiale du film. Puis en arpentant la voie de nombreuses fois, j’ai imaginé le film. Pour Hillbrow aussi, c’est la marche qui est le processus d’écriture. C’est en expérimentant mon corps dans l’espace que les films se construisent, que les visions me viennent, se tissent à mes préoccupations. Par exemple : en marchant dans Hillbrow, j’ai senti que ce quartier était l’échec de BUP, une ruine moderne.

    EB. Personnellement j’ai senti une sorte de bifurcation dans ta démarche à partir de La Transhumance fantastique. La mise en scène commence à s’affirmer. On choisit un cadre, on choisit un point de vue alors qu’avant la structure était plus erratique. Le principe de la voie ferrée m’est apparu comme le signe d’un choix.

    NB. Oui, le chemin de fer construit l’espace du film, unifie le film : même si le film se développe aussi perpendiculairement, il revient toujours sur les rails, ils lui donnent un cadre.

    EB. Comment évoquerais-tu à cet égard l’expérience de 200 % ? Est-ce un pas de côté ?

    NB. En effet il n’est pas dans la suite des précédents films. Tous les travaux de repérage et d’enquête ont été effectués comme pour les autres films : on a arpenté les quartiers, repéré des décors, des lieux de tournages. Rencontré et écouté beaucoup de témoignages, d’institutionnels, d’associatifs, d’habitants, puis le film s’est écrit. L’organisation était périlleuse. Il fallait tourner un maximum, faire un film choral en peu de temps, c’était comme un jeu à construire, organiser le chaos du tournage. Le côté collaboratif, faire un film à deux, permet de se reposer aussi sur l’autre, sur son savoir-faire. Par exemple, Olivier Bosson sait diriger des acteurs et écrire des dialogues, moi j’ai plus le sens de l’espace, l’organisation d’un tournage participatif. Une communauté s’est organisée autour du film. À l’image de mes films d’avant, on a tenté d’épuiser toutes les possibilités cinématographique d’un lieu.

    EB. 200% suppose une écriture, c’est très scénarisé.

    NB. Oui, pour travailler à deux, nous avions besoin d’un modèle : nous sommes partis sur la structure d’un film, Le Fantôme de la liberté de Buñuel. Un film qui renvoie chaque scène à une autre scène… marabout-bout de ficelle… Un scénario qui nous permettait de remplir le film avec toutes les idées qui surgissaient pendant les repérages : les lieux, les personnages, les dialogues, les performances… La fête de la voiture, par exemple, comme les auto-tamponneuses pour de vrai, échelle 1.

    EB. Comment montres-tu tes films, principalement ? Quels sont les lieux de diffusion ?

    NB. Aujourd’hui, je montre mes films surtout dans le circuit des festivals et dans des lieux dédiés à l’art contemporain. Souvent, je pense aussi mes films comme des installations. Par exemple, en février 2015, à Vortex, un artist space à Dijon, j’ai montré deux chapitres des Dépossédés, Pattern (une chaîne organique dans une cave dansante) face à La Fin de la mort, le monologue d’un prédicateur. Les deux films sonores étaient en boucle et se faisaient face de manière aléatoire ; le spectateur était pris entre les deux.

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    EB. Es-tu satisfait ou insatisfait des conditions de circulation des films ?

    NB. Il y a dix ans, je montrais très peu mes films, c’était plus dur. Beaucoup d’entre eux n’ont pas été montrés. La Transhumance fantastique a été très peu montré, c’était frustrant. Mais en même temps, il y avait énormément de gens à la campagne qui se sont mobilisées pour le tournage, qui y ont participé. Beaucoup de maires de communes se sont impliqués. C’était assez fantastique. Et la plus belle des projections fut l’avant-première. Dans une salle communale, il y avait un beau banquet et au moins deux cents personnes sont venues. C’était la plus belle projection — et peut-être la seule. J’ai compris plus tard qu’il fallait s’en satisfaire. Que c’était à la fois le vernissage et la fin de l’aventure de ce film.

    EB. Tu décris une sorte de boucle entre le tournage, le film et la projection. La projection, par son caractère unique, et le fait de se retrouver au lieu même du tournage, peut être assimilée à un performatif.

    NB. Tout à fait. On revient à l’idée du Film pour une fois. Pour La Nuit blanche des morts-vivants, il y a eu plusieurs projections toutes aussi décevantes les unes que les autres, sauf une, celle qui a eu lieu place Sainte-Marthe (le lieu du tournage), quelques mois après Nuit blanche. Beaucoup de public du quartier ou de figurants sont venus, et avaient la clé pour rentrer dans le film : le tournage. Dans la plupart de mes films, d’ailleurs, il y a toujours plus de personnes au tournage qu’aux projections, l’événement majeur est le tournage. La dimension performative, plus vivante, donne une clé pour entrer plus avant dans l’univers du film et y prendre plus de plaisir.

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