Projet
Le film et son double
VENTRILOQUIE. Je réunis depuis plusieurs années des documents en vue d’un film autour de la ventriloquie. Mais ce projet (est-ce dû au sujet lui-même ?) semble se dédoubler à loisir. Je collecte des photographies, des disques, de vieux livres. J’écris des articles d’histoire du cinéma ou d’esthétique qui se proposent d’analyser des films classiques en regard du phénomène ventriloque. Je donne régulièrement des conférences qui préfigurent le film lui-même par leur savant montage d’extraits. De manière plus générale, la conférence illustrée est devenue le mode d’exposition privilégié de mes films. À chaque nouvelle occasion, je réalise des séquences du film à venir comme autant d’hypothèses critiques. L’exposé de la fabrique se substitue au film. Il s’agit moins d’ailleurs d’arpenter les « sentiers de la création » que de performer le film à la façon d’un bateleur. How to Make Films with Words. Cette tâche suppose un geste de soustraction dont la différence est un film en moins théorique et paradoxal. Il est frappant d’observer combien la conférence performative renoue avec le cinéma des premiers temps, signe manifeste d’un âge post-mortem du médium. La ventriloquie emporte avec elle une dimension spectrale et fantomale. Elle opère des trous, des courts-circuits, des interruptions dans la communication. Cette manière performative de présenter les films accuse également une certaine disparition du spectateur. Les films poétiques ou de nature expérimentale rassemblent désormais un public clairsemé, proche du cénacle ou du ciné-club. En instaurant une situation de parole, en œuvrant à la décroissance, par soustraction, au moment où les festivals doivent faire face à une production massive de films différents, la séance performative fabrique un spectateur unique, singulier. Je suis devenu le bonimenteur de mes films virtuels. Suis-je également mon propre ventriloque ?
MÉTAMORPHOSE. Cette insistance sur la fabrique n’est-elle pas le symptôme d’une transformation du médium ? « Le cinéma est mort. Il ne peut plus y avoir de film. Passons, si vous voulez, au débat » selon la formule de Guy Debord. Le cinéma ne traverse-t-il pas un tournant conceptuel au cours duquel ses différents éléments — écran, lumière, cadre, montage, récit, spectateur, auteur — sont dissociés pour former de nouveaux agencements ? L’un des cinéastes contemporains qui aura sans doute incarné par excellence la nature processuelle du film, au point de réaliser une sorte de film infini, à jamais inachevé, qui se confond avec sa propre biographie, se nomme Boris Lehman. « Et bien moi, je ne peux pas me détacher de la plupart de mes films, je dois être là, les projeter moi-même, voir mon public et la salle. C’est peut-être maladif, le film est une partie de mon propre corps, il serait incomplet sans moi. La projection se vit donc comme une performance. Chaque projection est différente, parfois je bonimente, j’amène des musiciens, on finir par boire, manger et discuter, les spectateurs font partie intégrante du film. » On trouve un autre exemple de la nature performative de la séance chez le cinéaste Guy Maddin : « Depuis que je conçois mes films comme une performance face à un public, je me pense de plus en plus comme un présentateur et moins comme un réalisateur. […] Et puis le public, je l’ai constaté en tant que spectateur moi-même, est plus attentif au film quand il y a un narrateur live ou de la musique. J’aime être plus engagé : sentir la foule avec vous, ça ouvre les pores, j’aime l’idée de l’expérience collective. » Le film est désormais un objet labile, susceptible d’interprétations diverses, actualisées au fil des séances. La fabrique des films ne signifie plus une étape préalable, première, caractérisée par des gestes techniques repérables, mais un processus infini, continu, qui double le film, au sens d’un supplément, d’un doublage, d’un miroir, voire d’une trahison ou d’une relève. La fabrique est-elle le ventriloque du film ?