par Érik Bullot [1998]
Rejeté par ses camarades qui le maltraitent, un enfant, Noé, lâche à ses pieds le navire de bois qu’il tenait entre ses mains, se retourne et s’enfuit. Décision impromptue, fulgurante, qui résonne comme un coup d’archet. Fuyant d’abord à petits pas, Noé ne s’arrêtera plus de courir, grandissant parfois d’un plan à l’autre (le raccord devient le socle magique du passage du temps), traversant trois âges successifs, de l’enfance à l’âge d’homme en passant par l’adolescence. Commencé sur un ton décalé, un peu faux, dû au timbre voilé de la voix des enfants, à la raideur des poses, le film nous déroute peu à peu, subrepticement, en suspendant le récit qui s’amorce par une suite de travellings sinueux, itératifs, obstinés. Les mouvements de caméra accompagnant la course du personnage ne cessent en effet de se multiplier, d’amplifier leur trajectoire horizontale, précédant ou dépassant Noé, s’écartant à leur tour de l’action par leur orbe excentrique, se perdant, délaissant leur motif, queues de comète perplexes. Première dérive, d’une grande audace, laissant supposer que le film ne retrouvera plus sa cellule mère, pur prétexte à un voyage dans le temps. Notre sentiment de surprise est renforcé par la singularité du filmage qui privilégie les filés, les granulations, les effets de matière, le scintillement coloré d’un feu d’artifice reflété dans des vitrines, redoublant cette première entorse narrative. Traversée des âges qui fait se succéder des zones commerciales désertes avec leurs grandes surfaces fermées le soir, des paysages volcaniques aux courbes lasses, d’âpres causses caillouteux ponctués de points d’eau où Noé se désaltère avant de reprendre sa course. Mouvement à rebrousse-poil d’un film qui semble défaire l’impulsion qui l’entraîne, traçant, au double sens de trajectoire physique et d’allégorie, une véritable parabole. Tel est le début, éminemment paradoxal, d’un film de Christian Merlhiot, intitulé précisément la Fuite.
Si j’ai retenu cet exemple, c’est qu’il me semble exposer de manière éloquente une tension propre aux films de Merlhiot entre un désir de fuite irrépressible et son devenir géométrique. « Du sentiment à la ligne », pour reprendre la belle expression de Germaine Dulac (1). À l’exaspération première qui force au départ, qui oblige à fuir, à quitter toutes affaires cessantes le lieu de résidence — mouvement caractéristique du personnage et du film lui-même —, succède peu à peu un état de plénitude contrarié, inquiet et serein à la fois, qui se développe à l’intérieur d’une forme géométrique : cercle, ellipse, parabole. Ce foyer d’emportement soudain se retrouve chez nombre de personnages qui inspirèrent ses films et projets : outre Noé, citons l’astronaute Armstrong, François d’Assise, les marins de la côte portugaise, le personnage d’Henri le Navigateur. Si la ligne de fuite qu’ils adoptent peut provoquer leur propre dissolution dans la lumière — ce qu’induisent les fondus au blanc qui ponctuent François d’Assise, les couchers de soleil aveuglants de Sauvez nos âmes ou les travellings vertigineux de la Fuite — ou leur assomption possible dans un état de grâce, elle favorise toujours néanmoins l’émergence d’une forme abstraite qui naît au contact de cette impulsion. L’architecture du film se construit alors sous nos yeux, de proche en proche, comme une partition. Le sentiment ouvre le passage au géométrique.
Ligne, point, cercle. Une ligne dessine un cercle dont le point de départ et d’arrivée se révèle mortel. Cette figure se retrouve dans la construction par tableaux (stases ou stations) de François d’Assise, la parabole de la Fuite, le ressac rythmique des plans de Sauvez nos âmes, le flux temporel à l’intérieur de ses journaux filmés (Journal d’un amateur, Journal de l’Atlantique), le dispositif de filmage des Semeurs de peste ou de Bérénice. Le film dévoile son épure, ramené au procès de sa construction. Ses films en effet ne supposent pas de scénario, au sens classique ; nulle montée dramatique ne vient organiser leur cours ; ils sont l’extension horizontale d’un thème ou d’un dispositif. En exposant l’échine du film, sa colonne grêle, en dénudant les fils, Merlhiot opère une soustraction. Il ôte du film tout relief possible au profit d’une ligne de fuite asymptotique. Il filme littéralement le procès d’une fugue. D’où son goût pour le dispositif (en lieu et place de scénario) dont le film n’est que la reprise obstinée, confronté à son propre point de fuite.
Ce sentiment s’accompagne, notons-le, d’une grande réserve, d’une pudeur confuse qui peut aller jusqu’au cryptage. Dans son très beau Journal de l’Atlantique, le motif secret du film est occulté à la manière d’une image dans le tapis. La fuite, cette fois-ci, est celle du cinéaste qui suit la ligne de l’Atlantique, de la Belgique à l’Espagne, en filmant pas à pas l’architecture des bunkers de la seconde guerre mondiale. Les plans sont montés dans la caméra, par courtes rafales, alternant plages désertes et dômes de béton. Ces images sont confrontées à des portraits filmés d’habitants de l’arrière-pays côtier (plans fixes, frontaux, regards droits vers la caméra) et à de longs travellings dans un quartier reconstruit du Havre. La respiration un peu haletante d’un marcheur nous accompagne pour ce voyage. Dispositif simple qui consiste à suivre une ligne, ponctuée de stations et de regards. Mais que nous raconte exactement ce film ? Prédomine en premier lieu la forte impression d’opacité des images, prises dans le gel de leur noir et blanc, au cœur de villes désertes et de ruines d’architecture défensive, face au regard scrutateur, immobile, des modèles. Affleure, serpentine, entre des blocs d’énigme, une ligne de nervure brisée. La dédicace est la clé secrète du fil. Le film est dédié à sa mère, décédée peu avant le tournage. Seule cette mention discrète laisse deviner le travail de deuil qu’endigue peu ou prou la ligne de fuite mélancolique tracée par ce voyage.
Basé sur des récits de naufrages du XVIe siècle au Portugal, Sauvez nos âmes évoquait déjà le travail du deuil. Le film juxtapose, selon un principe combinatoire de reprises, des paysages marins, des images de forteresses de la côte portugaise et des portraits hiératiques de femmes de marins. À mesure que l’on s’approche de la ligne d’horizon, l’on est subitement ramené en arrière, tiré vers le rivage. Flux et reflux d’une quête de l’horizon sans cesse ajournée. Mouvement de diastole et de systole dont la conjugaison étoile le film. Tel est le mécanisme, proche de celui de la marée, qui gouverne Sauvez nos âmes, distribuant les plans sur une échelle de distances croissantes et décroissantes en suivant les maillons d’une chaîne d’arpenteur, du plus proche au plus lointain. Ce sentiment de battement visuel est accentué par un montage par intervalles où l’impression d’éloignement naît de l’écartement entre les images, selon le principe du « montage à contrepoint », énoncé par le cinéaste arménien Artavazd Pelechian, qui consiste moins à rapprocher les plans ou les photogrammes pour provoquer le choc ou la surprise qu’à distendre les plans pour créer une distance entre les images. Sauvez nos âmes est construit selon cette règle. C’est de l’étirement entre les éléments, de leur distance réciproque que peut sourdre le sentiment. Un point de fuite se crée à l’intérieur du film lui-même, creusant un mouvement giratoire entre les plans à la manière de l’œil d’un cyclone, brisant toute ligne de fuite en une cadence comparable à celle d’un rouleau. Or le point de fuite barré que scrute la caméra à l’horizon, c’est bien le lieu irreprésentable d’une mort accomplie (le tombeau sous la mer), celle de ces marins disparus au loin dont les voix seules, chuchotées et tuilées les unes sur les autres, nous disent la circonstance et l’ombre tragiques.
Ces trois films (La Fuite, Journal de l’Atlantique, Sauvez nos âmes) témoignent à des degrés divers de la tentation d’un « cinéma intégral », pour reprendre à nouveau l’expression de Germaine Dulac. Cinéma épris de lignes et de volumes, hanté par le paradigme musical, soucieux d’harmonies et de dissonances, sans personnage et sans intrigue. « À l’issue de ces prises de vue, j’obtiens un ensemble de séquences, des îlots, comme des accords de musique ou les unités autonomes d’un langage encore inarticulé (2). » En brouillant l’identité de ses personnages, en renonçant au caractère conventionnel de l’intrigue jusqu’à frôler l’allégorie ou la parabole, Christian Merlhiot participe d’une même recherche plastique dont le journal filmé (la découverte des films de Jonas Mekas fut décisive à cet égard) sera le contrepoint. Journal d’un amateur, réalisé au cours d’une seule année, est un film silencieux, d’une durée d’une heure, accumulant 75 séquences (les plans sont montés dans la caméra à l’intérieur de chacune des séquences). Il faudrait décrire l’ensemble de la thématique qui traverse ce film – le cycle des saisons, les fleurs, la vie de famille, les voyages –, pointer chacune des images singulières qui affleurent au sein du flux continu du journal : le violoniste à Lisbonne, les visites au cimetière, les portraits filmés d’amis, les fresques, le duel à la caméra, les fleurs de tournesol, un verre de lait qui se brise, une grande roue, le tournage d’un film au milieu des abeilles, le final dans la neige. L’inscription « Lavorando mi riposo » aperçue au fronton d’un portail nous renseigne bien sur la nature de ce journal filmé conçu comme une pause méditative à l’intérieur d’un projet plus ample. Ce film est un couloir obscur, un passage, à l’image du tunnel parcouru à maintes reprises au cours du film accusant le caractère initiatique de la traversée.
L’expérience du journal filmé précipita la radicalisation des termes de son projet. La Fuite n’est plus l’impulsion d’une fugue géométrique dont le film suit la volute. C’est un procès, au sens propre. Les semeurs de peste s’inspire d’un procès milanais du début du XVIIe siècle. Deux citoyens sont accusés de répandre une substance sur les murs d’une ruelle pour propager la peste. Rien ne viendra jamais accréditer le bien-fondé de ces accusations. C’est le procès lui-même dont la question constitue le moteur invisible qui saura peu à peu refermer l’étau des soupçons en provoquant l’aveu des deux accusés. Il confirme par la force ce qui n’était qu’affabulation malveillante. Merlhiot filme la machinerie du procès en optant pour un dispositif de lecture : des modèles viennent prendre place dans une vaste salle, s’assoient derrière une table et lisent le texte de leurs répliques, posé devant eux. Succession des actes du procès sans échappée possible, le film entrave par son dispositif toute montée dramatique, véritable procès du procès. L’émotion reste comprimée, maintenue sous pression, nous donnant le sentiment de descendre en profondeur sous une cloche de plongeur. Film d’une beauté grave et sèche qui n’est pas sans évoquer le radicalisme de certains films de Manoel de Oliveira (je pense au Jour du désespoir), par sa diction sans accent, la rigueur de son dispositif tenu tout du long. L’ombre mortelle qui planait dans ses films précédents se trouve ici exposée crûment à travers la figuration de la question. Seul le débit des deux accusés soumis à la torture, soudain plus haletant, saccadé, intermittent, nous laisse deviner l’insoutenable. Les semeurs de peste, en dépouillant le procès de tout leurre psychologique, présente une ligne de crête sans point de fuite. Christian Merlhiot confirme ici la nature géométrique de son défi.
Cette prééminence du dispositif réglé dont le film est l’enregistrement se retrouve dans son film Autour de Bérénice. Dans une bibliothèque ancienne transformée en chambre d’écoute, différents modèles entrent, traversent la salle et s’approchent d’un écran d’ordinateur. Ils activent un programme et écoutent alors les tirades de la pièce de Racine soumises à un traitement synthétique. C’est une voix de synthèse, captive, qui égrène la mélodie des alexandrins. À travers cette manipulation, proche d’une déformation, et qui suppose, pour être programmée, une première transcription phonétique des répliques, le texte s’offre dans son étrangeté même. Une sorte de langue glacée dont le crible technique nous donne à entendre l’implacable distance. La question décisive de la diction se voit congédiée au profit d’une règle d’élocution qui éclipse toute intention musicale ou psychologique. La règle se substitue à l’objectivité. Les modèles observent l’écran, immobiles à leur poste, cernés par de lents travellings circulaires ; leur écoute se donne à voir par d’imperceptibles mouvements et tressaillements. Quel est le point de fuite désormais, sinon le texte de Racine lui-même qui semble se dérober à travers le crible de la voix de synthèse ? Le cinéaste a d’ailleurs opéré une soutraction sur la pièce de Racine : il n’a retenu que les confidences et les monologues aux dépens des scènes dramatiques. La mise en scène est un crible, elle donne à voir l’écoute en déformant la parole, elle produit l’image inversée de son point de fuite à l’instar des longs travellings rectilignes parcourant les couloirs vides de la bibliothèque, antichambre de l’écoute radiophonique racinienne.
On retrouve un même jeu d’inversion dans le très beau Voyage au Japon. Des étudiants japonais lisent la transcription phonétique en français de textes d’auteurs occidentaux consacrés au Japon (Pierre Loti, Diderot, Voltaire notamment), textes qu’ils déchiffrent malaisément, balbutiants, rétifs à l’élocution dans une langue qu’ils ne connaissent pas, lisant sans comprendre. Le texte subit une curieuse déformation. À la première distance entre le Japon, point de fuite exotique, et le texte occidental répond le crible phonétique, rendant la langue à son sujet même, déformée. Le jeu entre le dispositif littéral et le point de fuite exotique produit le vacillement de l’élocution, le tremblement progressif de l’accent, accusé par le filmage s’approchant des modèles à chaque plan selon les degrés d’une règle d’arpentage. Étrange façon de donner à entendre la langue : image inversée de la déformation, effacement de l’accent propre, mise à plat de la lettre dont on trouvait déjà la trace dans le dispositif de lecture des Semeurs de peste ou la synthèse vocale de Bérénice. L’émotion naît de la retenue de toute expression. L’influence des accents japonais, si forte qu’elle finit par obscurcir la langue française devenue difficilement compréhensible, parfois inaudible, exotique à son tour, cryptique, n’est pas sans évoquer les différents accents disséminés dans Othon de Straub-Huillet. Voyage au Japon met en abyme le paradoxe du comédien : le modèle est un miroir qui déforme une première image déformée. Le cinéma de Christian Merlhiot applique au problème de la diction une sorte de principe optique qui tente d’exorciser la place de l’acteur en doublant son foyer.
Que devient Noé, fuyant toujours, éperdu, au cœur des villes et des paysages ? Comment se clôt sa fuite indomptée ? Au moment de franchir un pont, au milieu de sa course, Noé s’écroule et meurt subitement, terrassé de fatigue. Commence alors un second périple, aussi énigmatique que le premier, proche du voyage des morts égyptiens, renouvelant notre ravissement. Déposé au fond d’une embarcation, Noé, sous ses trois âges différents, descend les canaux et les rivières d’une France mystérieuse, orientale et secrète, inversant le trajet de sa cavale, remontant le cours du temps. « Le cinéma nous a permis écrit Merlhiot, de revenir de chez les morts (3). » Il semble logique alors que le cinéma de Christian Merlhiot se soit emparé récemment de la figure sans reflet du vampire dans son film Voyage au pays des vampires. Journal de voyage en Transylvanie sur les traces de Dracula, filmant le séjour organisé d’un groupe de touristes américains, ce film renoue avec l’expérience du journal filmé et prolonge le motif de l’épidémie des Semeurs de peste en réussissant le pari de la contamination. Chaque image semble le filigrane lumineux d’une apparition spectrale possible. Maisons dans la lumière du soir, place centrale aux visiteurs nocturnes, bords de route herbeux, passage d’une charrette à contre-jour, tunnels ombreux de végétation sont autant d’images vidées de leur sang propre pour une transfusion momentanée, fantomatique. En filmant les lieux et les sanctuaires touristiques du vampirisme, il effectue un voyage post-mortem au pays des spectres. Mais le voyage n’est plus exactement de la même nature que celui de La fuite : nous ne sommes plus dans la parabole ou l’imagerie allégorique, c’est la voie documentaire qui guide le film désormais. Sans doute ce dernier film, par son usage de la vidéo numérique, amorce-t-il un nouveau cycle dans l’œuvre du cinéaste. Le film relève moins d’un calcul métrique, progressif, proche de l’arpentage que de l’exposition d’un milieu continu. Voyage au pays des vampires, en proposant des blocs d’expérience, offre un milieu d’apparition fantômal.
Lignes de fuite, dispositif de nature géométrique, voyage au pays des morts. Est-ce en ces termes qu’il convient de décrire l’œuvre singulière de Christian Merlhiot ? Les films obéissent en effet à une même impulsion rebelle que celle qui caractérise Noé. Ce sentiment traduit la situation d’un cinéaste qui ne se reconnaît pas totalement dans la tradition cinéphilique classique et confronte volontiers le cinéma aux arts plastiques, à l’expérimental ou au documentaire. D’où ce retour aux avant-gardes que j’évoquais à travers la référence à Dulac : l’avant-garde des années 20 – notamment celle de l’École française avec laquelle les films de Merlhiot ont longtemps entretenu de subtiles relations –, mais également l’avant-garde qu’aura constituée le cinéma des années 65-75, à travers les films de Straub-Huillet, Warhol ou Paradjanov. Remarquons en dernier lieu le recours au dispositif, le retrait de la subjectivité, une certaine exténuation de la durée qui rapprochent aussi ce travail de l’art contemporain, à l’instar d’autres cinéastes aujourd’hui (je pense par exemple à Jean-Claude Rousseau, qui construit lui aussi son œuvre solitaire dans une grande économie de moyens, entre mise en scène et dispositif). Les films de Merlhiot se situent dans une lignée critique, inquiète et discrète, en marge du cinéma français, pour reprendre le titre de Brunius, dont la tradition paradoxale consiste à inventer des lignes de fuite.
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1. « Du sentiment à la ligne » est le titre d’un article de Germaine Dulac, daté de 1927. Repris in Écrits sur le cinéma, Paris Expérimental, 1994, p. 87-89.
2. « Présentation du Journal de l’Atlantique », Christian Merlhiot, in Catalogue « Bandits-Mages », Bourges, mai 1995, p. 51.
3. « Les semeurs de peste », Christian Merlhiot, in Les Cahiers de la Villa Médicis, Rome, n° 1, Nouvelle série, 1995, p. 191.