par Philippe Azoury [2004]
Au fond, Danielle Arbid n’a pas de chance ; cinéaste-fille et libanaise, elle peut dire qu’elle les accumule. Il y aura toujours quelqu’un dans la salle pour lui réserver une place, fut-elle dorée, dans des petites cases assignées d’avance : cinéma de femme, cinéma arabe, cinéma des femmes arabes. La liste des déclinaisons est déjà fatigante à ne s’en tenir qu’à ces deux premiers termes. Pensez à ce qui l’attendrait si on venait y adjoindre un second wagon de mots usés : « guerre civile », « famille », « adolescence », « documentaire », « fiction », « autoportrait ».
Danielle Arbid n’a pas de chance, donc, puisque ses films, si on veut bien les regarder pour ce qu’ils sont, ont tous pour point de départ la haine des étiquettes. On peut les voir comme des installations impromptues au cœur d’un sujet, en vue de l’épuiser. Ils sillonnent le cinéma comme on slalome à l’intérieur d’une ville : quartiers pauvres, quartiers chics, quartiers réservés, quartiers solennellement nostalgiques, quartiers en démolition, quartiers à reconstruire, vieux quartiers de soi-même. Et puis, surtout, pas de quartiers du tout.
Pas de quartier envers soi, ni envers les siens, contre ce qui nous menace, ni ce qui nous limite. Pas de quartier contre l’ennemi, même quand l’ennemi est en nous. Ça ne fait plus de doute, aujourd’hui, après huit films : quiconque voudrait s’éviter des ennuis commencera par oublier de demander à Danielle Arbid et à son cinéma de choisir un camp. Son camp est toujours à réinventer, ou plus exactement à décevoir. Interdit de camper, sur ses positions, sur ses acquis.
Elle a tourné des courts-métrages (Raddem, Étrangère), des documentaires-essais en vidéo (Seule avec la guerre, Aux frontières), un long-métrage de fiction en 35 millimètres (Dans les champs de bataille), une installation (Conversations de salon), des images en Super 8 (qui traversent Nous et Seule avec la guerre). Les fictions vont diriger ses essais, les images intimes vont plus tard nourrir les fictions. Le documentaire est, lui, déjoué par la mise en scène, soit par une affirmation de subjectivité. Il y a de la mise en scène partout, embusquée. C’est du cinéma piégé sans doute, où elle fait ce qu’elle veut avec la trame. Pas de maille à l’envers, puisque refus d’admettre qu’aucune maille ait jamais été à l’endroit.
Précisons que Danielle Arbid n’a (toujours) pas trente-cinq ans, fait des films depuis 1998 en autodidacte (elle a été journaliste, avant), écrit toutes les après-midis, je crois, ce qu’on imagine être un projet en réaction à un précédent. C’est une hygiène de vie, une affaire qui marche : Danielle Arbid est une des rares machines que je connaisse qui se porte comme un charme.
Au fond, la fille a beaucoup de chance ; elle a toutes les raisons du monde de s’énerver, de s’ériger en engin de guerre, même fragile, parfois. Elle est cinéaste, femme et libanaise. Elle peut dire qu’elle les accumule. Parfois, je crois même qu’elle les attend, tapie dans l’ombre, les étiquettes, toutes les étiquettes, passées, présentes, à-venir, remâchées, réchauffées. Elles lui permettront de trouver la force de faire un nouveau film, comme on lance une nouvelle bataille. Uniquement par plaisir de décevoir la moindre prévision. Par seule volonté de déplacer la question – quelle qu’elle soit. Par refus des idées admises. C’est un bras de force, ses films, et comme toutes les terreurs, il y réside une immense part de séduction. Ce sont des films de petites filles. Ce sont souvent les pires. Je serais vous, je m’en méfierais.
Le Liban non plus n’a pas de chance. C’était un pays sans histoire que certains comparaient jusqu’aux années soixante-dix à la Côte d’Azur et même à la Suisse. Puis en 1975, le Liban, qui n’en était pas moins un des pays les plus compliqués qui soit d’un point de vue confessionnel, a cessé de faire semblant. Il en a résulté une guerre civile de plus de quinze ans. Elle a ravagé la ville, chacun de ses quartiers, sans exception. Elle a laminé pour longtemps la psyché de ses habitants. Ces Libanais, qui ont quand même le talent de continuer à faire semblant de rien, qui refusent souvent d’entendre que ce sont eux les auteurs de cette guerre (même si au passage, d’autres – c’était la guerre froide, autant qu’un des épisodes du long conflit israélo-palestinien – ont confondu le Liban avec un camp d’exercice pour les guerres futures). Le Liban n’a pas de chance, puisqu’aucun Libanais ne voudra admettre qu’il a fait la guerre, avec ses mains, avec sa kalachnikov, avec sa fratrie, avec son clan, avec son silence, avec son aveuglement. C’était un pays sans histoire, ensuite un pays qui a fait l’actualité, tous les jours, avec un acharnement qui frôla la folie pure. Puis // cut // c’est devenu, par lassitude d’une guerre dont tous avaient fini par oublier le prétexte, un pays en paix. Et comme l’oubli engendre l’oubli, qui est sa meilleure compagne, le Liban a compris la paix sous la forme d’une piqûre d’amnésie. Vivre en paix c’est oublier la guerre, oublier qu’il y a eu les kalachnikovs. On dit dormir en paix.
Le cinéma, même en chambre, même en DV ou en Super-8, c’est quand même une façon violente de faire du bruit, de réveiller les morts, et avec eux les vivants. Les trois films de Danielle Arbid présentés lors de la soirée plp, en tirs groupés, sont tous tournés au Liban. Le Liban a de la chance, si on peut dire.
Seule avec la guerre est un documentaire destiné à la télévision (Arte, en l’occurrence). Conversations de salon 1-2-3 est une installation (pour trois écrans – même si on peut la regarder comme un film). Et Nous, un film pour soi, pour faire le point (ce court-métrage est encore inachevé au moment où s’écrivent ces lignes). Lors de cette soirée pointligneplan, ce sont trois films pris dans le même mouvement : le passage d’un plan large au gros plan puis un long zoom vers l’intérieur, beaucoup plus silencieux qu’il n’y paraît.
Seule avec la guerre, c’est le plan large donc, le plan d’ensemble, une coupe sur un pays en paix sauf avec lui-même. Un type vous vend du patrimoine belliqueux à deux cents dollars la journée, (ce qui en dit long sur le prix du souvenir jamais aussi monnayable que s’il autorise l’oubli). Des enfants des camps de Sabra et Chatila trouvent des poupées en terre, à moins que ça ne soit des corps (le distinguo est parfois impossible). Un groupe de mecs à qui l’on demande l’adresse d’un lieu emblématique de la guerre (Beyrouth est une ville sans adresse postale fixe) répondent instinctivement « je n’étais pas là » comme si c’était là la question. Des miliciens des deux bords encombrent tout le monde tant ils sont restés accros à une vie suicidaire mais palpitante. Une cinéaste cherche un mémorial introuvable (et pour cause), remue des photos de famille, se perd dans des labyrinthes. C’est un film sur la paix mais tourné en état de guerre contre l’amnésie, contre les discours récités. Un film que les sourds percevront au passé et les clairvoyants entendront au présent. Le film d’une fille qui n’a pas peur de se perdre, c’est-à-dire de poser des questions sans réponse, épaulée par une camerawoman française qui ne connaît pas l’arabe (ce qui spatialement s’en ressent fortement) et devient dans un pays miné, un fluide formidable puisqu’elle photographie à l’aveugle. Vous pouvez toujours appeler ça du docu-télé.
Conversations de salon 1-2-3 est une installation souvent drôle, ce qui l’autorise à nous glacer le sang à plusieurs reprises. Le salon de la mère de la cinéaste est tenu dans un siège de la parole, subdivisé en trois sujets de bataille : le pays / les maris / la famille. On y entend une occupation de l’image par la voix, par des chevauchements sourds dont l’intensité des échanges explique, en filigrane, pourquoi une guerre civile peut durer si longtemps – quand elle ne décrit pas en douceur en quoi toutes les familles sont schizophrènes. Notons qu’il s’agit de conversations toutes naturelles, banales, quotidiennes, entre amies, pas entre ennemies. « Buvons du café pour calmer nos nerfs », dit en conclusion l’une de ces dames. Soigner le mal par le mal, l’excès par l’excès ; bienvenue dans le salon du Liban, comme dans celui de n’importe quel gynécée méditerranéen, arabe, en guerre contre tout. Répétant la même disposition (en canapé), mais avec des invitées chaque fois différentes, et d’ailleurs castées, Conversations de salon, filmé sur deux années, est ouvertement un travail de dispositif. Apparemment, c’est un film en tout point différent de Seule avec la guerre, sauf si on se met à penser à Seule avec la guerre comme à un film dont le Liban (et ses plans) serait non pas le sujet mais le dispositif, cernant la parole de toutes parts, ligaturant la liberté d’agir, de manœuvrer à l’intérieur de soi-même. Conversations de salon est un film qui laisse faire le dispositif, s’amuse à contempler avec quelle énergie un groupe d’humains peut se mouler dedans. Quand, au contraire, Seule avec la guerre est un film qui travaille à miner de l’intérieur le dispositif-Liban pour le faire imploser.
Nous / Nihna est encore à part. On y retrouve des images de Seule avec la guerre que Danielle Arbid avait tournées aux côtés de son père, dans leur appartement des hauteurs de Rabieh et où ils discutent revolver et armement. Elles sont là mais au passé, désormais. Le film a perdu entre temps sa voix, il est devenu mutique parce que frappé par quelque chose qui dépasse les mots et l’entendement. L’homme malade est filmé de dos, une main le coiffe longuement, avec précaution, pour ne pas le brusquer. Puis des bras le tiennent pour le raser et lui couper les cheveux. Ce n’est pas un rituel d’embaumement. Ça ne l’est pas encore. C’est, comme dans les deux films précédents, une interrogation intime en forme de stupéfaction sur toutes les sortes d’habitudes impossibles que l’on peut entretenir avec un événement lui-même bouleversant. C’est un tête-à-tête solitaire avec la menace et la vie – elle n’a pour l’heure pas filmé autre chose.
Il n’y a pas de complaisance, ni un quelconque spectacle de la douleur ; l’homme de dos, figure picturale oubliée par le cinéma, est ici l’homme devant son passé, dans la caméra d’une fille à qui il manque déjà. Sur la plage de Beyrouth, parmi les vagues, un autre père joue avec son petit garçon. Les filles libanaises sont des soldats sensibles. Les filles libanaises sont des cinéastes.
Rayez la mention inutile.
Allant vite, on pourrait croire que ces trois films se demandent à voix haute et à la première personne, ce que c’est qu’être libanais. La question Arbid est sans doute moins exclusive, pétrie d’autres doutes. Et si ses films se demandaient plutôt si ça a un sens, de se dire libanais ou autre chose ? Ce que ça veut dire un père, une famille, un clan, une appartenance, un quotidien ? C’est quoi une amnésie collective ? C’est quoi un sourd, un aveugle, un soldat ? Toutes les guerres civiles ne sont-elles pas, pour commencer, intimes ? Est-on le pire franc-tireur de soi-même ?
À croire que chaque question, chez Danielle Arbid, n’a qu’une envie : s’éloigner du Liban. Pour commencer par se connaître elle-même. Qui, par ailleurs, est libanaise. On n’en sort pas. Et tant mieux : ça fait des films. Des films avec des titres tranchants. Seule avec la guerre, par exemple. Vu d’ici, on y entend avant tout le mot « guerre ». Là où Danielle Arbid a bâti l’espace du film sur le mot « seule ». Sinon, elle l’aurait appelée « la seule guerre » ou « la guerre seule », qui auraient pu être des titres adéquats, mais en partie uniquement. “Seule et en guerre”, aurait pu faire l’affaire. Mais là encore, il faut faire avec les deux termes, et leurs liaisons. Avec, toujours, envers et contre tout. Ses films sont faits avec des « avec », auxquels elle continue obstinément de croire. Le cinéma, il faut avoir la santé, la foi.
Pour Conversations de salon aussi, il vaut mieux privilégier le premier terme. Faire abstraction du salon (qui est celui de sa mère) pour s’attacher à ce que le film met à nu comme simulacre de conversation (au sens d’échange). À la place, une bataille verbale continue, juxtaposition excentrique, monologues délirants.
Et puis il y a Nous, quand il ne s’agit que de lui, le père, ce père entre-temps décédé. Dans Nous, il y a aussi elle, toute seule, maintenant. Elle qui a poussé dans un pays qui a vécu entre 1975 et 1990, chaque journée comme une fiction. Elle, qui ne sait toujours pas choisir entre l’essai, le portrait, le documentaire ou la fiction folle. Et qui, dès lors, se tient fièrement à leurs frontières.