Aux aguets

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    par Fabien Danesi [2011]

    « Capacité à s’en tenir opiniâtrement à une activité, au mépris des revers, des souffrances ou de l’épuisement, non pas avec l’intensité de la brute mais par suite d’une détermination intime. »
    Définition du cran donnée par Erving Goffman.

    The Body Snatchers

    Djab du gauche, uppercut, direct du droit. Enchaînement : djab, uppercut, crochet. Dans la salle du gym recouverte de miroirs, ils sont plusieurs à s’entraîner en shadow sur les tapis. Parmi ces boxeurs, aussi bien amateurs que professionnels, Gaël Peltier se conditionne avec attention. Ses mouvements sont précis. Rapides aussi. Dans leur succession, les exercices sont réalisés de manière soutenue et répétitive, de façon à mettre son corps à l’épreuve, de façon à ce que son physique assimile les combinaisons de coups comme autant de réflexes. Le sociologue Loïc Wacquant explique que « le boxeur est un engrenage vivant du corps et de l’esprit qui fait fi de la frontière entre raison et passion, qui fait éclater l’opposition entre l’action et la représentation, et ce faisant, offre un dépassement en acte de l’antinomie entre l’individuel et le collectif (1). » À observer la discipline qui s’exerce au sein du gym, on comprend que la gestuelle est ici de l’ordre du labeur. Gaël travaille. Seul. Mais également en sparring dans le cadre de rounds de trois minutes durant lesquels l’organisme, soumis aux frappes adverses, doit affirmer sa vélocité et sa résistance. « On a souvent comparé les boxeurs à des artistes mais une analogie plus juste pointerait plutôt le regard vers le monde de l’usine ou l’atelier de l’artisan. Car le Noble Art ressemble en tous points à un métier manuel [craft] qualifié bien que répétitif (2). » Une telle remarque témoigne du refus de toute héroïsation de la figure du boxeur. Le gym est une usine, où la cloche rythme les mouvements de l’ouvrier sportif (qui est sa propre chaine de montage) en retentissant toutes les trois minutes. Sauf que Gaël Peltier est bel et bien un artiste.
    De prime abord, cette immersion dans le champ de la boxe anglaise pourrait s’inscrire dans les enjeux dessinés par le critique d’art Hal Foster il y a quelques années, à propos de l’intérêt de la création contemporaine pour l’anthropologie, comme science de l’altérité et compromis critique. Néanmoins, il faut préciser que l’approche de Gaël Peltier ne consiste pas simplement à « relativiser et réactiver le sujet (3) » . Dans son cas, le réinvestissement du sujet va de pair avec sa transformation. Le sujet a une plasticité, au sens où il est polymorphe et peut donc connaître de nombreuses formes qui permettent à chaque fois d’interroger une réalité sociale et ses représentations. Ainsi du monde de la boxe dans lequel Gaël Peltier s’est introduit avec discrétion. Très loin des scandales spectaculaires, utilisés par Arthur Cravan dans la perspective de se forger une réputation, avant de disparaître aux alentours de Salina Cruz (4). La stratégie de Gaël Peltier est justement celle de l’effacement. Et il est à noter que pour l’heure, son inscription dans l’univers pugiliste n’a donné lieu à aucune installation ou performance. Car la création se joue avant tout dans la prise de possession de ce corps qui est à la fois le sien et un autre. Gaël se place dans la peau d’un boxeur, comme l’avait fait l’écrivain et journaliste John Howard Griffin pour son livre Black like me, où il avait endossé en 1959 pendant six semaines le rôle d’un afro-américain (5). La réussite de ce projet d’enquête nécessitait bien sûr que le personnage ne se donnât pas pour une invention. Mais qu’il se conformât à la réalité qu’il représentait. Il en est de même pour Gaël dont le travail est d’autant plus réussi qu’il n’est pas repéré. Même s’il n’avance pas pour autant grimé.
    De ce point de vue, Gaël Peltier reprend les codes de l’Actors Studio qu’il ancre dans un contexte non cinématographique. Il devient boxeur et présente un engagement complet, en se nourrissant paradoxalement de la distance que sa pratique artistique implique. Son intervention est littérale sans perdre sa charge allégorique : elle prend place dans un environnement matériel qu’il s’agit d’expérimenter de la manière la plus tangible qui soit. Mais elle n’est pas non plus étrangère aux multiples représentations que ce sport a par exemple produites. C’est à la jonction de ces deux dimensions supposées antinomiques que l’œuvre de Gaël se développe, son art rejoignant sa vie, dans la lignée des avant-gardes historiques – l’utopie en moins. Sa technique ne se lit donc pas seulement dans les objets exposés, mais dans la façon dont il incorpore les références et se déplace à l’intérieur de ce monde de signes, le plus souvent sous le sceau du secret.
    À ce titre, écrire sur Gaël Peltier n’est pas un exercice aisé. Le critique d’art ne peut que participer à la divulgation de sa tactique, et par là même, réduire quelque peu la portée de ce qui se verrait volontiers comme une ombre sans contour déterminé. L’artiste détourne des œuvres, non de manière directe, mais sur un mode clandestin, c’est-à-dire sur un mode infra conceptuel qui n’induit pas toujours la visibilité. À l’image de Invasion of the Body Snatchers, film réalisé par Don Siegel en 1956 dans lequel des extra-terrestres infiltrent la Terre en dupliquant l’enveloppe charnelle des habitants de la petite ville de Santa Mira. Cette série B est l’une des matrices de l’approche de Gaël Peltier en raison de son postulat narratif : l’existence d’un simulacre se substituant en chair et en os à l’individu reproduit. Cette proposition d’une copie qui s’incarne au point que les différences avec l’original s’estompent, est au c?ur de son art de la perturbation.

    Une esthétique virale

    « At first glance, everything looked the same » explique le docteur Miles Bennel au début de son étrange récit. La même chose pourrait être dite au sujet d’une photographie de Gaël Peltier, Sans titre, qui montre dans une chambre un homme, en veste de l’armée américaine et dont les cheveux rasés dessinent une crête. Au premier abord, le spectateur serait en droit d’identifier le personnage de Travis Bickle, héros sombre des nuits new yorkaises dans Taxi Driver (1976). Si la mise en scène favorise cette confusion, le format vertical du cliché contredit cette assimilation à un photogramme du film de Martin Scorsese. Il s’agit en fait d’une image créée de toutes pièces par l’artiste, une image qui n’est pas ce que son apparence laisse supposer. Gaël Peltier s’infiltre dans une représentation sur-référencée, non pour la déconstruire, mais pour mieux s’éclipser. Il devient invisible dans l’image en prenant lui-même la place d’un personnage de fiction auquel il emprunte son allure avec une force troublante.
    Ce travail de camouflage traduit le désir de manipuler les signes et de distiller le doute face aux évidences trompeuses. C’était déjà le cas dans À travers (2002), une action pour laquelle Gaël Peltier avait réalisé en une heure de temps trois métamorphoses physiques, en s’appuyant sur de légers changements de son expression. Réalisée à l’abri des regards, la performance est par contre documentée par trois clichés dont la pauvreté dit à elle seule le refus du fétichisme de l’image, sans pour autant que les détails soient sacrifiés. Au contraire : ce sont eux qui rendent efficace la ruse adoptée. Car dans cette capacité à modifier son aspect, Gaël Peltier ne questionne pas son identité. Il ne rejoint pas les créations de Cindy Sherman où la question du genre recoupe celle du moi et de la personnalité. Le style de l’artiste américaine est d’ailleurs là pour l’authentifier, quand Gaël Peltier écarte le régime des similitudes pour lui privilégier la logique de la dissémination. L’ambition est de tracer de fausses pistes, telles celles de L’Invention (2004), qui correspond à cinq photogrammes d’un film tourné mais dont les bandes ont disparu, soi-disant sans intention. Ces images anodines ne révèlent rien, bien qu’elles se donnent à présent pour les indices d’une pièce manquante. Il en va ainsi d’une œuvre/puzzle qui ne parviendrait jamais à être restituée entièrement. Comme les traces d’un crime dont les reconstitutions scientifiques seraient autant de scénarii impossibles à vérifier.
    Pareille approche virale passe par le régime de la fiction. Et à cet égard, la démarche de Gaël Peltier ne saurait reprendre les conséquences théoriques que Jean Baudrillard développa dans les années 1980 à travers la notion de simulation (6). Le réel ne s’éclipse pas sous l’effet d’une inflation exponentielle des représentations, comme l’énonçait le sociologue, qui tirait sa conclusion jusqu’au-boutiste – sur le mode du défi – de la thèse fondatrice énoncée par Guy Debord dans La Société du spectacle en 1967 : « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation (7) . » Chez Gaël Peltier, l’image virtuelle et la pratique concrète ne sont pas antagonistes mais se retrouvent à partir de la figure de l’agôn. Autrement dit, le réel kaléidoscopique demeure le point de résistance à partir duquel ses œuvres doivent se mesurer, pour ne pas juste être des fantasmagories – d’autant plus vite acceptées que leur part esthétique les neutraliserait. Lorsque l’habitacle d’une voiture est pris pour motif en 2003, il semble évident que sa banalité vient interroger les raisons qui ont présidé à son choix, obligeant le regard à devenir attentif au cuir du levier de vitesse, comme au tissu marron du siège qui en déterminent la densité temporelle. L’intérieur de la BMW 528 injection se charge d’une valeur historique qui suscite une curiosité virant à la suspicion, à travers le cadrage serré refermant le champ de la photographie. Que signifie ce fragment d’une réalité qui échappe à la compréhension ? Le titre de l’œuvre, Mesure Conservatoire, ajoute au caractère intriguant de l’affaire en renvoyant à la disposition juridique selon laquelle une personne créancière peut demander de placer sous main de justice les biens de son débiteur, dans l’attente d’une décision définitive. L’image prend de la sorte les senteurs de l’argent et de l’attente, prompts à l’inscrire dans le registre du film noir que ses qualités visuelles lui confèrent déjà.
    Le manque (d’informations) permet d’établir un lien direct entre voir et savoir, là où la simulation de Baudrillard enregistrait l’abstraction de signes déconnectés de toute expérience vécue. Les dispositifs de Gaël Peltier ne se limitent donc pas au médium photographique. La pratique du ready-made est employée elle aussi comme l’exposition d’indices authentiques d’un réel qui n’en demeure pas moins un mensonge dans sa façon de fuir toute tentative de totalisation. Les deux versions de 2008 et 2010 de We are the People sont emblématiques : accrochées au mur sur un cintre, les vestes à carreau des années 1960 évoquent de façon explicite un pan de l’histoire américaine dans la mesure où chacune porte un badge de soutien à Nixon. Le premier, « president Nixon now more than ever » appartient à la campagne présidentielle de 1972, tandis que le second, « Nixon il capo », fut utilisée pour celle de 1968. Dans les deux cas, les objets vestimentaires confrontent le spectateur à des évènements politiques qui convoquent à leur tour une multiplicité d’images. Avec une grande économie de moyens, ces ready-mades parviennent ainsi à rendre compte d’un n?ud quasi mythologique, où se donnent pêle-mêle les assassinats des Kennedy, la Guerre froide et celle du Vietnam. Ils tracent une onde paranoïaque qui court de façon imperceptible le long de la trajectoire de Gaël Peltier et avec laquelle l’artiste travaille, non sans ironie. Contrairement à Présence Panchounette qui décida dans les années 1970/1980 de jouer les corps étrangers au sein du champ de l’art contemporain, en affichant son (mauvais) goût pour la culture populaire – et ce au premier degré -, Gaël Peltier ne se « tape pas l’incruste » de manière tapageuse. Il cherche plutôt à créer une méfiance et distille de façon savante une impression de danger, bien que cette dernière ne puisse être clairement établie.

    Paranoïa Land

    La suspicion que sollicitent certaines de ses pièces se retrouve dans American Artistic Inc. Commencée en 2007, ce travail in progress consiste à télécharger toutes les photographies d’objets qu’un habitant de l’État du New Jersey met en vente sur le site internet ebay. Cette impressionnante collection comporte plus de quatorze milles vues qui répondent pour chaque article au même protocole, soit trois à cinq clichés de l’objet, posé sur un bureau ou à terre, sur la moquette. Montres, clubs de golf, briquets, pièces de monnaie, magazines, s’inscrivent dans cette série produite par un amateur dans un but fonctionnel et dont la réappropriation n’est pas uniquement due à ce systématisme qui rejoindrait certaines des logiques propres à la création contemporaine, comme la dépersonnalisation. Car Gaël Peltier est tout aussi sensible aux défauts de certaines photographies, à commencer par la présence du vendeur, visible sous la forme d’une main, d’un pied ou de son ombre projetée. Ces infimes détails participent à la détermination d’un autoportrait involontaire, ou donnent tout du moins des renseignements sur cet inconnu de Cross River, pour qui chercherait à mieux le cerner. Ainsi l’artiste s’introduit-il sans effraction chez cet homme et scrute le moindre élément visuel disponible. À l’heure des sociétés de l’information, sa démarche emprunte les voies du soupçon et fait de cette archive américaine du XXe siècle un document orwellien.
    Enquête et surveillance sont également au c?ur de sa performance intitulée Die-Casting. Réalisée dans le cadre de la Biennale d’Istanbul en 2009, cette conférence revisite un pan de l’histoire du cinéma américain en le liant aux assassinats de John Fitzgerald Kennedy et Lee Harvey Oswald. Gaël Peltier met en place sa géographie des images, à partir d’une vue aérienne – issue de Google Maps – de la Dealey Plazza à Dallas. C’est en effet dans un périmètre restreint que les deux meurtres ont eu lieu en 1963. Et ce théâtre des opérations est passé au crible par l’artiste avec une précision qui l’amène à utiliser un exemplaire de la Bell & Howell Model 414 PD dont se servit Abraham Zapruder le 22 novembre. Durant les 26 secondes que dure le célèbre plan ayant enregistré l’explosion de la tête du président américain sous l’impact de la balle, le public peut entendre cette fois le bruit caractéristique de la caméra tournant à vide. Cette dimension sonore est une façon de rendre compte du choc que constituèrent ces images et que le cinéma hollywoodien n’eut de cesse de conjurer par la suite. Dans Sisters (1973) de Brian de Palma par exemple, la césure de l’écran en deux plans témoigne de ce trauma à travers l’intégration du champ/contrechamp, là où le film de Zapruder se fonde sur un manque. Un précurseur existait déjà avec la scène du fleuriste de Vertigo (1958) où Scotty observe depuis la réserve Madeleine qui apparaît dans le plan grâce au miroir de la porte.
    De la sorte, l’artiste radiographie le retentissement que cet événement politique a eu au c?ur du régime cinématographique, comme dans le film de Romero Zombie (1978) où l’éclatement des crânes des morts-vivants répond aux images de l’autopsie de Kennedy. L’interprétation de Gaël s’appuie sur le parallèle entre tir et prise de vue, établi depuis le fusil chronophotographique de Étienne-Jules Marey. Et dans cette perspective, les projecteurs du logo de la 20th Century Fox ne sont pas sans évoquer des batteries de DCA… Par conséquent, on comprend mieux la stratégie de l’effacement énoncée précédemment : mieux vaut ne pas être dans la ligne de mire. Et rejoindre les minorités « nuisibles » qui sont à la marge du champ cinématographique (8) .
    Il faut ajouter que cette analyse rigoureuse est perturbée par les modalités d’énonciation, en raison notamment de la gestuelle empruntée de l’artiste. Car son rôle de conférencier est loin d’être neutre. Entré sur scène sous les applaudissements enregistrés, le personnage se nomme Rupert Pupkin, incarné à l’écran par Robert de Niro dans The King of Comedy (1983). Ce personnage dit à lui seul la mécanique du dérèglement que Gaël développe dans sa performance et qui s’exprime de façon ostensible lorsqu’il écrase de multiples gobelets sur sa tête, une fois sa moustache et sa perruque enlevées. Initialement, il s’agissait d’expliquer la trajectoire de la balle. Mais sa reprise montre une pantomime frénétique qui vient disqualifier le sérieux supposé de la démonstration. Plus aucune efficacité n’est induite, à l’image des cinq minutes d’attente sous la sonnerie de téléphone stridente tirée du Cercle rouge (1970). Son approche théorique ne l’amène donc pas à se dessaisir de son parti pris loufoque, comme le suggère sa transformation du portrait de Lee Harvey Oswald avec une palette graphique de façon à ce que ce dernier ressemble inopinément à Groucho Marx. Sur un mode absurde, ce rapprochement tendrait à prouver que le présumé tueur du président américain était bel et bien marxiste… Mais surtout, ce travail de falsification – réalisé en direct – est une manière de miner l’exercice d’investigation.
    Pareil humour à froid est emblématique de la performance à double détente que Gaël Peltier a concoctée, où la réflexion s’accompagne toujours d’une forme de déstabilisation du discours. Ce revirement désopilant correspond à une entreprise de sape qui est étrangère cependant à toute perte de sens. La bêtise n’est pas un déni de la portée de ce qui est dit : c’est au contraire une tentative de redoubler la virulence du propos. Dans Die-Casting, la ligne de partage entre lucidité et délire est recoupée dans sa longueur. Ce caractère tranchant dit une forme de conscience qui ne s’appuie plus sur les schémas classiques de la raison et de la vérité. Mais sur celles du jeu et de l’apparence. Sans perdre de vue pour autant la nécessité du discernement. L’attitude de Gaël Peltier pourrait alors être rapprochée de celle du trickster définie par Mehdi Belahj Kacem : « (…) c’est une figure ironique, c’est le semblant du semblant » note ce dernier. Et d’ajouter : « C’était une critique de la critique de la représentation de Debord ou de Baudrillard. Il ne suffit pas de dire : tout n’est que simulacre, il n’y a pas de vérité, tout est faux. Parce que la seule issue, c’est le cynisme. Par contre, tu peux t’en sortir en dédoublant : en faisant semblant de faire semblant (9). » Ce dédoublement est au cœur de la démarche de Gaël Peltier qui endosse des costumes et interprète des personnages de fiction, comme ce Rupert Pupkin. Dans une scène de The King of Comedy, le héros apparaît justement face à la photographie en noir et blanc d’une audience en train de réaliser son spectacle de stand up. Rires et applaudissements fusent telles des hallucinations, en contradiction totale avec le premier plan de In Girum imus nocte et consumimur igni (1978) où Guy Debord fustige le public de cinéma, devant une image pareillement figée. Du point de vue de Gaël Peltier, le choix entre l’illusion et la vérité n’est pas pertinent dans la mesure où l’on sait que les dés sont pipés depuis longtemps. Mais aucun fatalisme n’est à entendre là : « Je peux dire tout ce que je veux car j’ai raison », souligne-t-il avec décontraction.

    Éloge corrosif de la débilité

    Le contexte dans lequel a eu lieu cette affirmation doit toutefois être précisé. Cette liberté de ton s’est affirmée à New York, à l’occasion de sa résidence à ISCP en 2010. Son projet était de prendre une trentaine de kilos pour les besoins d’une photographie, bien que cette finalité ait été dès le début soumise à déviation dans une stratégie du désœuvrement. Le lâchage a été ici fonction du gavage : l’affranchissement à l’égard d’une certaine forme de politesse professionnelle s’est fait au fur et à mesure de la prise de poids. Sous l’influence des shoots d’insuline, Gaël s’est délesté de cette amabilité de circonstances qui nivelle parfois cruellement les enjeux du champ de l’art contemporain. Il est devenu plus mordant et a commencé à « faire péter le bouton » à travers son expansion physique. Il n’y avait plus de conciliation possible, dès lors qu’il se retrouvait dans ce processus d’assimilation organique où son moi prenait littéralement de plus en plus de place, quand la concurrence entre artistes est une réalité quotidienne incorporée par les acteurs du milieu, jusqu’à la courtoisie du non-dit. Gaël Peltier explique que l’idiotie de l’ingestion demandait une solide croyance en soi, étant donné la difficulté de sa démarche. Aussi, « je peux dire tout ce que je veux parce que j’ai raison » résonne comme la première leçon de cette discipline extrême à laquelle il a soumis son corps – mais à l’envers. Pendant six mois, il s’est adonné à une aliénation graisseuse qui lui a permis de pousser à bout son esthétique du doute et de l’expérimenter dans un registre empruntant avant tout au burlesque.
    Tout au long de son grossissement, Gaël Peltier a réalisé des vidéoblogs sur un rythme presque quotidien dont une partie constitue La Conjuration. Il s’agit là de courtes scènes enregistrées quasi exclusivement dans son atelier avec sa caméra d’ordinateur portable. Dépourvu de qualité plastique, ce matériau faible vient appuyer le propos brutal de l’artiste qui se présente en buste, dans des accoutrements variés. Le montage linéaire permet au spectateur d’apprécier la façon dont les traits de l’artiste s’épaississent, tandis que les sketchs prennent de plus en plus une tournure au vitriol.
    Dès le début de sa conjuration, Gaël Peltier investit un personnage d’idiot hésitant, prêt à se consacrer à l’art, prêt surtout à revêtir une quelconque idée qu’il peine toutefois à énoncer. Ce début – qui n’en finit pas – montre le laborieux processus de réflexion auquel ce crétin se soumet dans l’espoir d’aboutir à une création, pourquoi pas cinématographique. On peut rappeler ce que Jean-Yves Jouannais expliquait, sur les traces de Clément Rosset, au sujet de l’idiotie, dans son sens étymologique, comme expression de la singularité. « On comprend en quoi l’idiotie, selon cette première acception, concerne la modernité en art, cette tradition de la rupture au sein de laquelle la stratégie du nouveau s’avère nécessaire et suffisante. Il faut y paraître singulier, y imposer une signature qui ne puisse entrainer ni contestation, ni confusion (10). » Dans le cas présent, l’idiot égrène ses ambitions, de la musique hip-hop au commissariat d’exposition, en passant par la danse contemporaine. On comprend que ce qui se joue est surtout de l’ordre de la réussite sociale, si bien que l’idée de constituer un réseau prend le pas sur celle de l’œuvre elle-même…
    Car la critique acerbe qui court tout au long des vidéoblogs est avant tout celle de la place de l’art au sein de la société, à l’image de cette scène où le sofa sized apparaît finalement comme la taille idéale pour réaliser une toile. Le noble désintéressement est bien une vieillerie à jeter. Et Gaël Peltier de s’engouffrer dans la brèche ouverte par la professionnalisation de l’art pour jeter un pavé dans la mare de ce qui se voudrait encore raffiné et sophistiqué. Il y a chez lui une lourdeur qui refuse le politiquement correct, mais également une insolence qui a trait à l’enfance. D’autant plus que son œuvre n’est pas dépourvue de poésie ; certes, une poésie de l’abruti sans qualité, tel ce moment où un simple effet numérique (dit de « tunnel lumineux ») lui permet de refaire le fameux visage de la Lune dans le film de Georges Méliès de 1902. Il en est de même pour ce sketch au temps suspendu, où un américain, casquette vissée sur la tête, le regard bigle, mange une glace tout en écoutant Dreamwalk de Lee Ritenour. L’humour peut faire mal. Et d’évidence, il n’est pas employé dans cette œuvre comme un instrument sympathique ou démagogique. Au contraire, sa moquerie présente une charge de l’ordre de la transgression.
    De la sorte, son attaque à l’encontre de Florian et Michael Quistrebert procure déjà un premier plaisir qui est de ne pas le voir réduire sa “méchanceté” à une critique abstraite. Gaël Peltier se moque nommément de ces deux peintres contemporains, au vu de leur exposition new yorkaise dont l’élégance est synonyme d’une préciosité vaine et surcodée. Le jugement est asséné dans sa dimension arbitraire, autolégitimante, ce qui l’amène à disqualifier la production des deux frères, sans plus de considération. Faut-il préciser que cette sentence ne relève pas du jugement de goût ? Ce verdict n’a rien d’une évaluation. Il est hors de question pour Gaël de faire part de critères esthétiques qui permettraient de justifier une telle allégation. Ce serait souscrire de manière raisonnable à l’idée d’engager un débat sur les qualités plastiques de leurs toiles. L’ambition de l’artiste est autre : juger avec férocité tout en discréditant le sérieux de la valeur. Cet exercice d’équilibriste tient au fait que l’enjeu de la création artistique est ailleurs que dans le recyclage raffiné du vocabulaire pictural de la modernité. Il réside plutôt dans cette attitude teigneuse, dada, provocatrice, stupide, arrogante et somme toute joyeuse, qui consiste à délaisser la tolérance décontractée, ce conformisme facile dans lequel une grande partie de la création contemporaine tait son adhésion pragmatique à la marche du monde, à défaut de révolte.
    La charge de ses attaques est donc liée à l’élimination de tout moralisme naïf au profit d’une ironie corrosive qui déstabilise. Comme lorsque son personnage réactive l’idée du geste surréaliste de descendre dans la rue et de tirer sur un chien ou son maître. C’est bien sûr les limites du supportable que Gaël Peltier atteint avec cette proposition énoncée sur un mode dilettante, une cuillère en main pour attraper de la crème, tout aussi glacée que le sourire aux lèvres – dans une fausse ingénuité. La résurgence de cette remarque n’a rien perdu de sa violence. Et il serait très aisé de crier au loup face à ce qui se comprend au premier degré comme une « apologie du meurtre(11) » pour reprendre l’expression employée par Jean Clair dans sa diatribe contre André Breton et ses compagnons de route. Pourtant, il reste que le principe de “revolveriser” la foule est une manière de débusquer le nihilisme contemporain et de rappeler le pouvoir de tout individu, dans sa capacité à affirmer son libre arbitre – et ce malgré les conditionnements multiples. Il y a là sûrement un danger. Surtout lorsque la raison est éclipsée. Mais c’est au risque de cette indécidabilité que se soupèse la liberté dans son exigence d’affirmation de soi. D’aucuns pourront y voir un fascisme larvé. Mais ce seront vraisemblablement les mêmes qui se satisferont des conditions actuelles faites à la vie. Et considéreront que cette plaisanterie rebelle est un romantisme de trop.

    Avis aux gens bien

    Dans leur crudité, les dernières minutes des vidéoblogs de Gaël Peltier ont quelque chose d’effrayant. L’artiste y parle en son nom, ce qui vient perturber les marges de la fiction. En s’adressant au monde de l’art parisien, il tend un savon, dans un geste trivial d’une indéniable brutalité, en opposition aux doux euphémismes adoptés depuis quelques décennies postmodernes comme une tradition. Sous la lumière pâle d’un spot jaunâtre, sa tenue débraillée, ses cheveux gras et épais, témoignent que l’artiste ne se veut pas le VRP de son œuvre. Si l’art est un commerce – au même titre justement que le savon et les assurances, comme le notait déjà Duchamp (12)-, Gaël Peltier appartient à ce genre de tempérament qui ne se frotte pas les mains devant une telle nécessité. Et plutôt que d’écarter le sujet, il le prend à bras-le-corps. De ce point de vue, il a toute légitimité pour considérer que le monde de l’art contemporain “a les mains sales”. L’expression argotique permet d’évoquer des affaires louches, ce qui, dans le contexte décrit, renvoie aux rapports de force, le plus souvent occultés pour mieux les perpétuer. La généralisation est toujours abusive et simplificatrice. Mais il n’y a pas à s’excuser : on pourrait expliquer que la situation est plus complexe, et tenter de perdre cette agressivité dans les circonvolutions de la pensée. Il reste que le punch de Gaël Peltier relève d’une praxis post-punk qui s’ennuie des discours oiseux célébrant l’hypothétique progrès que la culture apporterait.
    Finalement, une œuvre de Gaël Peltier catalyse à elle seule cette énergie défensive qui parcourt toute sa pratique. C’est un saut, réalisé le 18 mars 2001 à 15h, dans la communauté urbaine de Bordeaux. L’action furtive a été enregistrée : un plan d’une minute en contre-plongée montre l’artiste se jeter depuis une plate-forme sur le sol, avant de disparaître du champ aussi vite qu’il y était entré. Sa silhouette, fugace et silencieuse, se dévoile dans un contre-jour qui préserve l’anonymat. Cette seule image documente en creux ses nombreuses interventions dans des espaces publics et privés, réalisés souvent dans l’illégalité. À travers l’art du déplacement, Gaël Peltier a en effet prolongé la dérive situationniste sous une forme à la fois sportive et risquée, aux antipodes de la version spectaculaire qu’en donna la même année Luc Besson avec sa production intitulée Yamakasi. Dans l’ombre de ce film à gros budget, la performance de l’artiste est vouée à n’être rien de plus qu’un geste éphémère sans efficacité. Et pourtant, à travers ce saut, se joue la plus belle des postérités de l’histoire secrète du XXe siècle (13). De même que dans cette performance du 17 mars 2010, intitulée The Big Time, où à la suite du comique Andy Kaufman, Gaël Peltier malaxe et engloutit une glace en cinq minutes, sous les rires préenregistrés. De prime abord, l’écart pourrait sembler maximal entre les deux postures. Mais du bond clandestin au show calibré, on trouve le même désir d’inconfort, autrement dit le même désir de rester aux aguets.

    NOTES

    (1) Loïc Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnologiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2000, p. 20.

    (2) Ibid., p. 67.

    (3) Hal Foster, Le Retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde, Bruxelles, La lettre volée, 2005, p. 229.

    (4) Je renvoie ici à l’ouvrage de Maria Lluïsa Borras, Arthur Cravan. Une stratégie du scandale suivi de Maintenant 1912/1915 Collection complète n° 1 à 5 en fac similé, Paris, Éditions Jean-Michel Place, 1996.

    (5) John Howard Griffin, Dans la peau d’un noir, Paris, Gallimard, 1962.

    (6) Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981.

    (7) Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1992 (Buchet-Chastel, 1967), p. 15.

    (8) Jean-Baptiste Thoret, Why not ? Sur le cinéma américain, Perthuis, Rouge Profond, 2003.

    (9) Mehdi Belhaj Kacem, Philippe Nassif, Pop philosophie, Paris, Perrin, 2008 (Denoël, 2005), p. 398.

    (10) Jean-Yves Jouannais, L’Idiotie. Art, vie, politique – Méthode, Paris, Beaux-Arts SAS, 2003, p. 13.

    (11) Du surréalisme considéré dans ses rapports au totalitarisme et aux tables tournantes, Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 21.

    (12) John Canaday. New York Times, 26 mars 1961. Cité par Naomi Sawelson-Gorse, « Sur le Gril. Mike Wallace interviewe Marcel Duchamp. » Etant donné. Marcel Duchamp, n° 1, Paris/Bordeaux, Association pour l’étude de Marcel Duchamp/Editions Liard, 1999, p.112.

    (13) Greil Marcus, Lipstick Traces. Une histoire secrète du vingtième siècle, Paris, Gallimard, 2000 (Allia, 1998).

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